Détruire la peinture par l'écriture
2ème partie

MOOC "L'art moderne et contemporain
en 5 gestes"

Le Centre Pompidou et l'Université du Québec à Montréal (UQÀM) ont proposé le même atelier d'écriture à deux groupes d'amateurs d'art contemporain : les premiers participent au MOOC "L'art moderne et contemporain en 5 gestes". Les seconds sont étudiants à l'UQÀM.
Voici une sélection de leurs textes.

Consigne de l'atelier, telle que présentée dans le MOOC.

De nombreux artistes modernes et contemporains se sont employés à détruire des idées, une conception de l'art, des représentations, des matériaux et supports… dans leurs œuvres.

Comment recevez-vous ces œuvres « destructrices » ? Que pouvez-vous en dire ? Provoquent-elles chez vous l’envie de détruire aussi ?

Parlons-en, dans cet atelier d’écriture !

Voici les deux œuvres qui serviront de point de départ à votre travail d’écriture :

Examinez soigneusement ces œuvres et choisissez-en une. Vous allez la commenter, l'interpréter ou même la mettre en scène dans votre texte.

Choisissez maintenant l'une des propositions d’écriture suivante :

Fiction - Imaginez une histoire dans laquelle l’œuvre est physiquement détruite.

Fiction - Ecrivez (à la première personne) ce que pourrait penser et ressentir un personnage devant cette œuvre, alors qu’il vient lui-même de subir un événement grave et se sent « détruit ».

Commentaire- Décrivez ce que l’artiste a, selon vous, souhaité détruire en réalisant cette œuvre.

Exercice formel - Commentez l’œuvre choisie en « détruisant » la structure ou la forme de la langue (mots manquants, effacements, juxtapositions inattendues, etc.).

Enfin, mettez-vous à l’ouvrage… N’hésitez pas à réaliser plusieurs essais d’écriture avant de poster un texte dont vous serez satisfait(e) et souhaitez partager.

Dans la mesure du possible, votre texte comptera de… 1 à 250 mots. Evitez les textes fleuves qui seraient difficiles à lire et exploiter dans leur intégralité.

Deux solutions pour poster votre texte :

Directement dans le corps du message, si son aspect formel n’a pas d’importance particulière ;En pièce jointe à votre message, si vous avez travaillé la forme (proposition 4, insertion d’images dans le texte…).

N’oubliez pas de préciser la proposition d’écriture que vous avez retenue.

Et bien sûr, lisez et commentez les textes produits par les autres participants, avant ou après avoir écrit votre propre texte.

Dans cette seconde partie, les textes écrits à partir de l’œuvre de Francis Picabia,
Danse de Saint-Guy (Tabac Rat).

Plus rien. Le vide là où ma main rencontrait quelque chose, plus rien pour la retenir, elle peut passer au travers. La toile était là, évoquant le bonheur d'une belle journée d'été au temps de sa gaité et de sa jeunesse, elle aimait tant le soleil. Aujourd’hui elle est toujours là mais le tableau ne la représente plus, et s’il était miroir elle ne reconnaitrait plus sa propre image. Une absence de sujet, et pourtant, si je regarde longtemps, je vois une enveloppe renversée, comme un message à déchiffrer, et aussi un morceau d’échelle, m’invitant à m’élever pour comprendre, à m’élever encore et encore, seule, sans elle, puisque je ne suis plus une enfant.

(Catherine)

Francis Picabia, 1919,  Danse de Saint-Guy, 104.4 x 84 cm,  Centre Georges Pompidou,  Musée National d'Art Moderne. Reproduced in The Little Review, Picabia number, Autumn 1922
La légende raconte que Saint Guy fut martyrisé, dès 12 ans, parce qu'il refusait d'adorer les idoles. 
Danse - Quelques citations. 
Danser, est-ce remplir un vide, est-ce taire un cri ?   Rilke. Danser, c'est s'interroger, aller au plus profond de soi.    Marie-Claude Pietragalla. 
La danse n'a plus rien à raconter : elle à beaucoup à dire.    Maurice Béjart. 
Ceux qui ont dansé ont été pensés pour être tout à fait aliénés par ceux qui ne pourraient pas entendre la musique.   John Milton 
Il n'est pas rare en effet que celui qui danse Saint Guy passe pour un cinglé !
(Michèle)
Pèlerinage des épiletique de Moelenbeek, Bruegel Le Jeune, 1592

A Salzbourg, la ville de Paracelsus, Picabia danse.
Il danse. Danse. Danse. Alors Saint Guy détruit.
De l'idole ne reste que le cadre, le titre et le nom de l'artiste.
Et l'artiste danse. Et le public danse avec lui.
Et le vide devient idole.

(Catherine)

J'ouvre les yeux, devant moi exposé je vois ce tableau si familier, le cadre tel un squelette laisse apparaître ses os et ses trames…la lumière s’oppose aux files qui lui donnent de l’épaisseur…je ne vois pas ce qu’il y a derrière mais je sais que le monde s’ouvre au-delà…ma pensée devient le corps qui erre dans les limbes …mes yeux  dans ce mouvement reviennent dans ma chair…je sens mon corps bouger…j’avance vers l’œuvre…mais elle ne bouge pas…pourtant elle est si près de moi, si familière…si  proxime… Je sens une force toucher mon bras…une voix douce, de loin, s’approche et m’attire…Réveillez-vous…ouvrez les yeux…. Tout c’est bien passé… Le tableau s’en va …les traits de lumière découpent les objets de cette chambre de réveil…Le cadre est plein…le monde se vide…
(Jean-Luc)

Je suis vide. Je ne ressens rien ou trop de sentiments qui deviennent indéfiniment le néant.

Je suis devant toi. Je t'observe. Je t'analyse. Pourquoi t'imposes-tu à moi, là comme ça?

Tu ne vaux pas plus que moi !

Nous sommes tous deux détruits...

Mais dis-moi, toi et moi avons encore des choses à construire ? N'est ce pas?

(Lucie)

***

Déhanchements


Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l'ayez vu et entendu depuis longtemps tas d’idiots
F. P.

un cadre ne veut plus rien dire

s’il n’y a rien dedans

ils diront qu’il n’y a rien à voir

de l’attendue qu’elle n’aura pas lieu

la principale intéressée est partie ailleurs

danser sa danse en forme de maladie

de spasmes, de convulsions

elle danse nue

frontale, lascive,

impudique même

éclate de rire pensant

aux dorures, aux ornements

à ce nom propre comme le reste

à l’or des fous

elle garde sa tête pour elle

son corps à retardement

n’en a pas fini avec vous

vous aimez quand elle crie

quand elle vous traite d’animaux

le long de ses jambes et de ses bras

elle a tracé des lignes de fuite

et a mûri ses évasions

Il faudra voir ses déhanchements

comme des morsures au visage

et tout ce qui lui manque

comme une abolition fidèle

au seul souffle

(Nelly, UQÀM)

Maudite enveloppe

 Quand je vois la Danse de Saint-Guy de Francis Picabia, je revois cette enveloppe que je n'aurais jamais voulu ouvrir. Un simple bout de papier... la vie bascule et la solitude la remplace.   Mon cœur est vide comme ce tableau qui n'en est pas un.
(Georgette)

Oh ....

L'auteur choisi de tendre des fils sur un cadre de manière géométrique, divisant l'espace en 4 triangles et deux lignes parallèles formant une colonne.

Il ignorait quel format serait le plus favorable au tissage et souhaitait soumettre plusieurs propositions, puis il entreposa une quinzaine de jours, son œuvre dans sa cave réputée pour sa population arachnide.

Oh! s'écria t 'il surpris par la finesse et la beauté du tissage effectué par les araignées sur son tableau.

Reconnu incontestablement par le milieu artistique le tableau fut exposé au centre Pompidou .

Tous les matins le gardien pulvérisait une fine bruine d'eau sur les toiles et la lumière du jour dardant sur le tableau transformait les gouttelettes en milliers de diamants qui émerveillaient les visiteurs.

Oh! fit la femme de ménage venu épousseter les tableaux après la fermeture du musée quand elle découvrit les dégâts imposés par les araignées qui avaient oser envahir ce tableau.

Armée de son plumeau elle s'empressa de détruire toute trace de fil laissant en fin l'œuvre à son état naturel

(Sylvie)

***

***

Je suis vide. Je ne ressens rien ou trop de sentiments qui deviennent indéfiniment le néant.  Je suis devant toi. Je t'observe. Je t'analyse.  Pourquoi t'imposes-tu à moi, là comme ça? Tu ne vaux pas plus que moi !  Nous sommes tous deux détruits... Mais dis-moi, toi et moi avons encore des choses à construire ? N'est ce pas?
(Lucie)


La disposition des cordes


Avant de rencontrer de façon précoce la douleur que représente la soumission de toutes mes articulations aux arguments arthritiques – l'impossibilité de me lever de mon lit en plein milieu de la nuit alors que l’envie de pisser fait rage – je ne suis pas sûr que je me susse mortel. Ou plutôt, je le savais comme je sais la plupart des choses que je sais, la Terre tourne autour du soleil et tout le reste, sans en avoir jamais eu le sentiment intime.

Elle a dit : « Peut-être que c’est une sorte d’hommage à ses origines cubaines, le nombre de choses que l’on fait tenir, là-bas, avec des bouts de ficelle. » Nous étions allés tous deux à Cuba l’hiver d’avant, le Noël d’avant, et nous savions tous deux que cette remarque était extrêmement bête. C’est pour ça, je pense, que nous avons souri. Et peut-être à cause de la réminiscence d’un claquement: le capot de la Pontiac Chieftain rose bonbon d’Elicéo, retenu par un fil à pêche glané sur la plage.

Picabia est dans sa chambre. Il écrit une lettre à Suzanne Romain, ce genre de lettre que l’on voudrait si profonde qu’aussitôt l’autre nous rejoigne en pensée. (Et en chair aussi, tant qu’à y être.) « Je ne t’écris pas trop sur ma vie car je crains une résonance creuse. » Le salaud, il a choisi une enveloppe de la Galerie Denise René, juste pour que le mari se doute de quelque chose. Une fois, il a même fait un trait orangé sur l’enveloppe avec les poils drus de sa queue-de-morue. Retourné à l’expéditeur. (Ces bougres de postiers, ils ont trop l’habitude des boîtes carrées. Ils ont trop l’habitude de tout foutre dans des cases.)

La danse de Saint-Guy, j’essaie de la garder à l’intérieur. Le corps voudrait expulser la douleur, mais la conscience peut lui dire : « …encore un peu, et un peu plus, et encore plus… » Il y a des jours comme aujourd’hui où le taux d’humidité s’élève à la hauteur d’un problème philosophique. À quel point l’homme peut-il se permettre d’être poreux? J’essaie de me penser en termes de cadre. Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur, sinon une vague transparence, quelques mots empruntés, quelques nerfs entremêlés?

Elle a dit : « Quand Picabia a restauré l’œuvre, autour de 1946, il a changé la disposition des cordes. La complexité géométrique de naguère s’est résorbée en un agencement beaucoup plus simple : un « X » délimitant quatre triangles, et deux cordes tendues parallèlement, à l’équerre avec le cadre, prêtant forme à deux ou trois rectangles, selon le point de vue. » Est-ce que cela voulait dire quelque chose? J’en doute. Mais pour elle, c’était comme une évidence : Picabia avait trouvé un nouvel ordre. (Vraiment?)

En tout cas, pour le moment, Le Gai savoir est posé au coin de son lit et il se complaît à le feuilleter dans le désordre. Il pense que c’est absolument absurde de lire Nietzsche de la première à la dernière page. Aujourd’hui, il est tombé sur ce passage qu’il a souligné dans son édition du Mercure de France : « Peut-être les hommes, tout aussi bien que les époques, ne sont-ils séparés les uns des autres, par rien autant que par les degrés différents de connaissance de la misère de l’âme tout aussi bien que la misère du corps. » Il en parlerait à Suzanne dans sa lettre, comme d’une idée qui lui était venue comme ça, tout bêtement.

C’est devenu si commun d’être original, de contester tout ordre établi, d’achever des adversaires imaginaires, que je préfère accepter d’être comme tout le monde (ce qui se trouve à être, paradoxalement, comme personne). J’essaie de faire les gestes les plus conformes possibles à la morale petite-bourgeoise (celle qu’on s’imagine, puisque la vraie, la réelle, c’est celle qui nous dit de tout contredire); et même pas au second degré, directement, frontalement. L’arthrite m’aide à comprendre que mon corps est une chose temporaire, que je suis un objet pour l’œil des autres. L’arthrite m’aide à me ranger tranquillement dans une boîte, à faire une œuvre de mon extinction. J’ai vingt-huit ans et je suis déjà trop vieux pour le spectacle de la mèche allumée. J’ai vingt-huit ans et j’embrasse la plus subtile subversion qui soit : la fin de la contestation incendiaire.

Elle a dit : « La transparence du tableau laisse toute la place au dispositif : le cadre, les titres, la signature du peintre. Tout ce qui nous induit à penser que cette chose est une œuvre d’art. C’est à se demander si Picabia, allant au-delà du dadaïsme, n’a pas voulu tout simplement sortir des limites de sa propre légitimité. » (Il existe une photographie de lui, datée de 1919, où il pose à l’intérieur de La danse de Saint-Guy. D’un côté comme de l’autre, ses mains, principales artisanes de son œuvre, transgressent le cadre.)



Francis, l’effronté, n’en démord pas. Elle est en train de s’astreindre à leur volonté de charlatans, eux qui ne veulent que l’éloigner de son instinct vital, de ce qui la relie à son humanité profonde. Ils la tiennent captive par des arguments moraux, mensongers, pervertis – de la perversion qui se prétend droite et juste. La morale est un oubli complet de soi-même. Et il ne faut pas s’oublier, ma douce, ma tendre, Suzanne. Il ne faut surtout pas qu’on s’oublie, tous les deux.

Et elle non plus, elle ne devrait pas m’oublier, et pourtant elle parle, elle parle, et jamais ses yeux ne viennent rejoindre les miens. Elle regarde vers le monde des Idées, au-delà des corps qui la ceignent. Tout d’un coup, je m’entends gueuler : « Et de Cuba, de nous deux à Cuba, tu n’en parleras pas? » Toute la bonne conscience du monde, la probité et le civisme qui se retournent vers moi, contre moi. J’ai tout juste le temps d’arracher une corde, avant qu’on ourdisse le seul dénouement possible : me la passer au cou. J’ai tout juste le temps d’imaginer, en lieu et place de la transparence, un portait on ne peut plus classique de Saint-John Perse.

(Pierre-Marc, UQÀM)


Je m'arrête devant ce tableau aussi déglingué que moi

Un esprit ravageur en a retranché la toile

C'est drôle, il n'a presque rien dans le châssis et c'est lui qui me contient dans le musée

"Le réel c'est quand on se cogne" dirait mon psy.

Je ressens une décharge salvatrice dans mes neurones endoloris

Cet espace neutre me libère étrangement de ce deuil interminable

Je vais faire de la place moi aussi, décharger ma mémoire de ses matières inutiles, m'alléger de toute censure

Place à l'affirmation de la sobre puissance du vide et de l'ellipse !

Cette nuit, j'irai danser dans un bar-tabac, boire peut-être, aimer à nouveau . . .

Je m'appelle Guy et je peux m'en sortir !

Qui est ce Francis Picabia qui tire les ficelles ?

Je voudrais l'embrasser

(Lola)

Retrouvez les textes écrits à partir de l’œuvre de Lucio Fontana dans la première partie de ce recueil : https://social.shorthand.com/MoocCulture/ugvceqUxVn/detruire-la-peinture-par-lecriture-1ere-partie

Nous n'avons pas pu intégrer tous les textes réalisés lors de cet atelier d'écriture.

Nous remercions chaleureusement tous les participants qui ont exploré les connexions entre peinture et écriture, des deux côtés de l'Atlantique. 

***

Le MOOC "L'art moderne et contemporain en 5 gestes" est une production de la Fondation Orange et du Centre Pompidou.

Pour vous inscrire (jusqu'au 14 janvier 2018), c'est par ici !