Marché au cadran
éleveurs à l'agonie

Moulins-Engilbert

C’est le premier marché au cadran depuis deux mois. Le premier depuis la découverte d’un cas de fièvre catarrhale dans l’Allier. Moulins-Engilbert, mille bêtes chaque mardi ; 50 millions d’euros de transaction à l'année.

Des chiffres clignotent sur le tableau au-dessus de l’entrée. Les veaux entrent. Un claquement de baguette fend l'air. « Ça y est, ils montent sur le ring », murmure un éleveur de Champlemy. On n'entend plus que la mine de son crayon de bois griffonner des chiffres sur un calepin froissé. Lassitude aussi lourde que les broutards sur la balance. Bloqués par la fièvre, les veaux ont deux mois de retard. Deux mois de graisse en trop.

« Avant la fièvre, on s’en sortait encore. Là, c’est la descente aux enfers. » Autour de lui, une soixantaine d’éleveurs restent dans l'ombre. Les poings crispés sur les rambardes de fer. Les yeux rivés sur les acheteurs postés au pupitre. On parle en francs. « La force de l’habitude. » 18 francs le kilo au bas mot avant la « FCO ». À peine 15 ce matin-là. « Au lieu de vendre des bêtes 8.000 francs, elles partent à 6.500. 150 d’euros d’écart par bête sur cinquante broutards, vous imaginez un peu à la fin de l'année… »

En Bourgogne, l'agriculture pèse 4,8 % du produit intérieur brut régional, contre 2,0 % au niveau national. C'est la troisième position après Champagne­-Ardenne et Poitou­-Charentes. L'agriculture emploie à elle seule 30.000 indépendants soit près d’un quart des non-salariés

Un homme d'une cinquantaine d’années flanqué d’une adolescente blonde comme les blés cristallisent les tensions des éleveurs. Il représente Indal, groupe Italien qui engraisse les bêtes achetées en France. Elle est son interprète. Accoudé à leur pupitre, son père, Bruno Coquillon, le patron de la filiale française, Indal France, installée à Planchez-en-Morvan. Dehors, au bas de l’escalier, il essaye de « parler un peu. Les éleveurs sont très tendus. Le problème, c’est qu’en Italie, une prime est offerte aux éleveurs qui engraissent les bêtes pendant sept mois. Mais aujourd'hui, après deux mois sans ventes, les veaux sont trop gros, grimace-t-il. Ils ne correspondent plus aux gabarits des usines italiennes. Forcément, ça fait baisser les coûts. »

Ce qui a aussi fait baisser les coûts, c’est qu’Indal France, redoutant une trop forte hausse des prix après deux mois d’abstinence, a fait le tour des fermes pour négocier chez l’exploitant. Sur une base plus haute qu’au cadran : 18 francs le kilo. « Indal, c’est 170 salariés. Il faut bien qu’on vive, nous aussi », souffle Bruno Coquillon. Il veut pourtant croire « qu’avant, tout allait bien, on s’était mis d’accord pour que les veaux partent à 400 kilos, et tout le monde était content ».

Au marché au Cadran, à Moulins-Engilbert. Photo : Jérémie Fulleringer

En vérité, ça fait longtemps que plus personne ne l'est. Longtemps que beaucoup d’éleveurs ne se payent que « 300 ou 400 euros par mois, et ont honte d’aller demander le RSA. Personne ne le dit, ça. Mais à force de rien dire, rien ne bouge », souffle Jean Dodat en trempant les lèvres dans un blanc supérieur. L’Auvergnat de Saint-Ennemont n’en peux plus de se faire lyncher « à chaque réunion de famille parce que les agriculteurs reçoivent des aides. Les aides ? Ce n'est qu’une ligne sur le relevé pour te dire que la banque a déjà kidnappé les sous. »

« Le monde agricole ne comprend plus rien »

Au comptoir de la buvette, les hommes se bousculent pour poser un coude. Les mêmes verres de vin. Les mêmes discours. « Le monde agricole ne comprend plus rien : les prix sont les mêmes qu’il y a quarante ans. À l’époque, on payait le gazole vingt centimes de franc », lâche le commerçant en bestiaux Philippe Rousvoal, monté depuis Yzeure, dans l’Allier.

« On est en train de crever », souffle un paysan sans pouvoir quitter le ring des yeux. Au-dessus de lui, dans la fournaise du cadran, les prix clignotent sur le tableau.

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