Décalage horaire

Besançon

7 h 30, heure de pointe. Plein centre-ville. Et pas un chat dans Besançon. Les travailleurs du cœur de ville arriveront plus tard. L'autre grande partie des actifs est encore sur la route direction la frontière. Côté Suisse, on enregistre la création de 1.000 emplois chaque année. Ils sont 32.000 Français à se lever à 4 heures du matin pour assurer à l’heure la fabrication de produits swiss made. « En Suisse, un ouvrier spécialisé en horlogerie gagne au moins 4.000 euros », souffle Pierre-Alain Bérard, directeur général de la SMB, la société des montres de Besançon. Le nom derrière le retour à la vie de la célèbre montre Lip. Côté Besançon.

« C’est une vraie question de fond : on peut soit constater que notre pays perd du savoir-faire et se désindustrialise, soit on peut agir. Nous, on a décidé d'agir. »

L’équipe de SMB a bossé un an et demi dès la signature du contrat d’exploitation en décembre 2013 pour être en capacité de lancer une collection qui tienne la route en avril 2015. La renaissance des montres Lip, la renaissance d’un symbole accroché au poignet du général De Gaulle ou à celui de Winston Churchill. Alors non, Pierre-Alain Bérard n’a pas poussé son père à reprendre la production de la marque uniquement par fierté. « On voulait éviter ce piège-là. Cet aspect a pesé lourd dans la décision. Mais la vraie question était : y a-t-il une place pour une belle marque française sur le marché aujourd'hui ? »

Son annonce a fait l’effet d’une bombe : la dépêche AFP qui évoque la renaissance de Lip est la quatrième la plus exploitée par les médias français ce jour-là. « Irréel, pour une petite PME comme nous », sourit le fils Bérard, qui a pris conscience du potentiel de la marque après cinq ans à sillonner les routes de France dans un costume de commercial. « À chaque ville, on me disait : Et Lip, alors ? » Les cadrans épurés imaginés en 1867 sont intimement liés à l’histoire de Besançon. À l’histoire de France. Plutôt que « d’oublier ce savoir-faire, on a eu envie de prendre des risques, pour que renaisse une tradition horlogère à travers une de ses marques les plus emblématiques. Si on ne fait pas ça, que laisserons-nous à nos enfants ? »

« Le pouvoir extraordinaire de la marque Lip »

Pierre-Alain Bérard monte les marches de ses locaux, dans la zone industrielle de Châtillon-le-Duc, sortie ouest de Besançon. Six ouvriers spécialisés sont penchés sur des tables blanches. Mouvement, aiguilles, cadran, fond : « Un bon ouvrier peut monter une centaine de montres à l’heure », affirme le responsable des ateliers, Carlos Dias. Victime de son succès, la PME bisontine n’arrive pas à suivre le volume des commandes. 15.000 pièces ont pourtant été fabriquées depuis le mois d’avril 2015. Objectif 50.000 en 2016 pour l’entreprise à la discrète gestion familiale, qui ne s’attendait pas à une telle déferlante médiatique. « C’est le pouvoir extraordinaire de la marque Lip », symbole de la bataille syndicale de la fin des années 68. Symbole d’une manufacture française emportée par la mondialisation, que ses ouvriers eux-mêmes n'ont pas pu sauver.

Lip n'a pas encore le pouvoir de maintenir les ouvriers en formation côté français. Le dernier a quitté la boîte pour courir en Suisse dès son diplôme en poche. « Il n'est revenu que pour exhiber sa voiture flambant neuve. Ici, c’est un vrai choix : la qualité de vie de Besançon, ou l’enfer sur les routes contre le salaire suisse. Oui, c’est un vrai choix de vie », chuchote Pierre-Alain Bérard.

À Besançon, le secteur qui arrive en tête des demandes d’apprentissage, c’est logiquement « l’horlogerie », sourit le préfet du Doubs et de la Franche-Comté, Raphaël Bartolt. Dans les salons de la préfecture, plein coeur de Besançon, le représentant de l’Etat aime défendre le savoir-faire local. C’est à cette tradition horlogère qu’il relie le développement de la micro-technique et de la micro-mécanique à Besançon. « Temis, c’est le cluster parfait, affirme-t-il : un pôle de recherches, une université, et des usines pour l’emploi. Une des sociétés du site, spécialisée dans le travail de la télémédecine, est passée de 2 à 37 salariés en vingt ans. Ces technologies-là sont capables de débarquer immédiatement sur le marché mondial », se félicite le préfet.

Temis, c’est le technopole microtechnique et scientifique de Besançon, fondé en 2000. Un second pôle spécialisé dans le domaine de la santé est désormais sorti de terre. « Il s’agit d’ouvrir une production de médicaments biologiques pour accompagner le tournant de la médecine : passer d’un traitement qui attaque les cellules d’une maladie, à une médecine qui va rééduquer le système immunitaire pour que le corps se défende lui-même contre les cellules malignes », explique Bruno Favier, le directeur du technopôle.

Le 24 novembre, l'Établissement français du sang y a même inauguré sa nouvelle plateforme de production de médicaments de thérapie innovante. Objectif affirmé du pôle : « Que les recherches aboutissent et donnent lieu à la création d’usines de production à vocation commerciale ici, sur site. C’est le vrai enjeu des dix prochaines années », estime Bruno Favier.

Et alors que le centre de Besançon investit pour être de plus en plus performant en terme d’emploi, le coeur de ville est de plus en plus déserté. Ici aussi, l’exode rural se poursuit. Et « les secteurs rurbains sont gagnants : +10.000 habitants dans ces zones rurales en périphérie dans le Doubs lors des dix dernières années », chiffre le préfet Bartolt.

L’emploi a quitté l'industriel pour « l’innovation, analyse le représentant de l’État en Franche-Comté. L’innovation est en train d’entrer dans toutes les têtes ». D'ailleurs, les sollicitations du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ont augmenté dans le Doubs : 38,7 millions d’euros pour 7.300 entreprises en 2014.

Parallèlement, sur les hauteurs, l’agriculture progresse. Contrairement à la Bourgogne, « ici, c’est une activité à forte valeur ajoutée : c’est du lait-Comté », précise Raphaël Bartolt. Autant dire de l’or. « Si vous voulez voir des gens heureux, allez voir les éleveurs de laitières. »

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