17h30 à Saint-Michel 

Ils étaient là quand la bombe a explosé

DANS LA RAME - Il est 17h18. Comme tous les jours de la semaine, Arlette Royer quitte son bureau de la Banque de France. Elle passe devant la badgeuse, pointe et s’engage vers la station de RER des Halles. En moins de dix minutes, elle est sur le quai.

Il fait très chaud. C'est le début de la période de pointe. La rame entre en gare. De nombreux voyageurs s’apprêtent à prendre place dans le train. Épaules contre épaules, ils s’engouffrent dans les wagons. La sonnerie retentit. Les portes se ferment. Arlette est dans la septième voiture...

"Ça fait 20 ans et je n’en suis pas encore sortie"

Comptable à la Banque de France depuis une vingtaine d'années, mère de deux enfants, juste divorcée, Arlette mène une vie tranquille dans un pavillon de la banlieue sud de Paris quand l'attentat de Saint-Michel bouleverse sa vie. Sept ans après l'explosion, elle assiste aux quatre procès de l'auteur présumé Boualem Bensaïd et de son complice Smaïn Aït Ali Belkacem. "La cour d'assises, c'est une partie de ma vie." susurre-t-elle en s'excusant presque de devoir parler d'elle. Pendant cette période, elle oscille entre haine et fascination : "Le procès s'arrêtait à chaque fois que c'était l'heure de leur prière. Ça je ne l'ai pas accepté du tout." Elle décrit Boualem Bensaïd comme "l'agressif", Smaïn Aït Ali Belkacem "lui, s'en fichait complètement". 

Pour tenter de comprendre les motivations des deux hommes, essayer de mettre à distance son expérience des faits, Arlette entame des études : en 2003, elle obtient un diplôme universitaire d'enquêteur privé. En 2007, elle suit des cours d'analyse des conduites criminelles avant d'étudier pendant trois ans la criminologie. Huit ans après, elle prépare un doctorat spécialisé sur le renseignement, l'antiterrorisme et l'espionnage : "D'année en année, j'apprends toujours des choses qui m'aident à comprendre ce que les accusés n'ont pas voulu nous dire. Mais bon, est-ce qu'on peut comprendre un terroriste ? Il n'y a pas de réponse." 

Il y a deux ans, Smaïn Aït Ali Belkacem a été jugé pour un projet d'évasion qu'il aurait préparé en 2010. Plus de 18 ans après l'attentat de Saint-Michel, Arlette Royer n'a pu s'empêcher d'assister à l'audience pour essayer, malgré tout, de trouver une explication. 

"Des gens meurent dans la station et il n'y a pas un bruit"

SUR LE QUAI - Le matin du 25 juillet 1995, Martine Boutros Lescoat a une prémonition : elle fait nettoyer ses carreaux, laver ses rideaux comme si elle ne devait plus jamais revenir chez elle. Arrivée station Saint-Michel, elle prend son poste de responsable de la sécurité et avertit ses cinq collègues : "Les filles, je sens qu'on va être emmerdées, il va se passer quelque chose..." 

Peu avant 17h, Martine rassemble la monnaie accumulée à Saint-Michel pour aller la redistribuer dans les gares de Luxembourg et de Port-Royal. Une fois la tournée terminée, elle remonte dans son bureau au premier sous-sol de la station...

"Depuis 20 ans, je prends des cachets pour dormir" 

Une fois les victimes légères répertoriées, les rapports d'incidents édités, Martine remonte à la surface. Complètement désorientée, elle rejoint d'abord son ancien domicile avant de se faire raccompagner chez elle : "Je racontais des conneries, j'étais comme une femme violée qui est sous la douche sans arrêt, j'allais dehors pour voir si je retrouvais le mec qui avait fait ça, on ne sait jamais."

Comme beaucoup de Français à l'époque, Martine traverse la fin de l'année 1995 dans l'angoisse. Le 3 septembre, sa mère est sur le marché, boulevard Richard Lenoir quand un engin explose sous un étal de légumes. De la station RER de Gentilly où elle est temporairement affectée, elle entend la déflagration de la bombe du métro Maison-Blanche : "On avait quatre ou cinq colis par jour. Je ne dormais plus. C'est là que j'ai connu la pilule du bonheur, le Prozac. Ça va faire 20 ans que je prends des cachets pour dormir et pour vivre."

Aujourd'hui à la retraite, Martine Boutros Lescoat dit avoir attrapé le syndrome du sauveteur : elle aide son voisin du dessous à aller à l'hôpital, s'occupe d'une association de personnes âgées... comme si son hyperactivité pouvait lui permettre d'oublier ces quelques heures passées dans la terreur. Pourtant, quand elle entend une sirène d'ambulance, les images reviennent : "Je suis transportée à Saint-Michel, je revois les scènes."  

"On a un nouveau type de blessés"

AU POSTE MÉDICAL AVANCÉ - En cette fin d'après-midi, un code spécial apparaît sur le pager du numéro deux du Samu de l'époque, Pierre Carli. Il comprend vite que la situation est grave : un plan spécial de prise en charge des victimes est activé. Conçu dix ans auparavant, après l'explosion d'une bombe devant le magasin Tati de la rue de Rennes, ce plan "rouge" est mis en place pour la première fois le 25 juillet 1995 : "Le plan consiste à envoyer les victimes du terrain après les premiers soins d’extrême urgence, dans plusieurs hôpitaux. Ces hôpitaux sont prévenus pour les recevoir.”

Du poste médical avancé, installé dans le café "Le départ" à la sortie de la station Saint-Michel, Pierre Carli distille les premiers soins et organise l'évacuation des victimes. 

"Saint-Michel, c’est le début de l’urgence médico-psychologique en France"

Le lendemain de l'attentat, Pierre Carli accompagne le président Jacques Chirac à l'hôpital Pitié-Salpêtrière pour rencontrer les victimes. Il a le souvenir de personnes sidérées, des victimes en "pilotage automatique" qui ont pour certaines repris le métro et sont rentrées immédiatement chez elles.  D'autres éprouvent un sentiment de culpabilité : elles se demandent pourquoi elles s'en sont sorties alors que beaucoup d'autres sont mortes ou gravement blessées.  

Pierre Carli se souvient : "Le président de la République va voir un certain nombre de victimes, des gens qui ont été blessés avec lesquels il va parler longuement, en privé. Il va voir certaines de ces victimes qui ont un traumatisme psychologique fort. Ça le marque beaucoup. Il nous en parle tout de suite et nous dit : j'aimerai que l'on fasse quelque chose de concret là-dessus. Il va alors prendre la décision de créer les cellules d'urgence médico-psychologique (CUMP). Quelque part, Saint-Michel, c'est le début de l’urgence médico-psychologique en France."

Quelques mois plus tard, le secrétaire d'État à l'action humanitaire d'urgence, Xavier Emmanuelli, met en place les CUMP. Depuis 1995, elles sont utilisées dès que le Samu l'estime nécessaire en accord avec un médecin psychiatre. 

"Un moment de choc"

SUR LA PLACE SAINT-MICHEL - C'est l'été à France Inter. Au menu des journaux : des sujets estivaux, "tourisme"... La rédaction fonctionne à un rythme de croisière quand un "urgent" tombe dans le flux des dépêches : il y aurait une explosion dans le RER au niveau de la station Saint-Michel.

Bertrand Vannier, alors directeur de la rédaction interpelle Angélique Bouin dans les couloirs : "Tu prends une moto et tu y vas." Quelques minutes plus tard, la jeune reporter alors âgée de 25 ans enfourche l'engin, direction le centre de Paris. Le technicien qui conduit la moto part "comme une balle" persuadé que la journaliste va intervenir quelques minutes plus tard pour la prochaine édition d'information. Ce jour-là, Angélique va connaître son "premier coup très chaud de reportage."  

"Des gens sidérés." Comme Arlette Royer ou Martine Boutros Lescoat, Angélique rencontre des gens "incapables de comprendre ce qui a pu se passer" : "J'ai le souvenir d'avoir interviewé un homme hébété, très légèrement blessé qui était incapable de prendre une décision. Il était là, il attendait que ça se passe. Il avait sa petite valise à la main, il rentrait à la maison." 

Pour la première fois, la jeune reporter improvise à l'antenne. France Info à 18h, des points réguliers pendant une heure... Angélique compte les blessés "à la louche" et raconte : "des gens touchés sirotent un verre à la terrasse d'un café", "les bateaux mouche sur la Seine", les évacuations en urgence... Il est 19h, le 25 juillet 1995, Patrice Bertin présente le journal de France Inter : 

Dix ans après, de nombreux médias diffusent des reportages commémorant le triste souvenir de l'attentat de Saint-Michel. Alors qu'elle semblait avoir plutôt bien encaissé l'événement, Angélique confie "ne pas avoir bien vécu le retour sur cette histoire" : "C’était mon premier contact avec une catastrophe, avec du sang. On imprime des choses un peu rude quand on est reporter, on peut les placer dans un coin de sa mémoire et ça peut revenir. C’est l’un des événements journalistiques que j’ai eu à couvrir qui m’a le plus choqué." 


Le reportage a été réalisé en co-production avec ina.fr. Un grand merci à Etienne Manchette de l'INA, Cécilia Ratignier et Corinne Chauvel de la documentation de Radio France et Françoise Rudetzki, déléguée au terrorisme de la Fédération nationale des Victimes d'Attentats et d'Accidents Collectifs