Vivre dans la rue à Marseille

un état d'urgence permanent

L'Edito 

Depuis le 13 novembre 2015, l'état d’urgence est déclaré sur le territoire national. La dernière fois qu’on en avait entendu parler, c’était en 2005, lors des émeutes dans les banlieues et il ne concernait alors que 25 départements. A Marseille, comme ailleurs en France, les forces de l’ordre sont plus présentes que jamais dans l’espace public. Mesure de sécurité obligatoire ou marque d’une surveillance excessive ? Pour d’aucuns elles rassurent, pour d’autres elles effraient. Dans tous les cas, elles nous rappellent l’enjeu principal de la rue : la vie. Car la rue, le «dehors » est avant tout un lieu où l’on existe – ou survit pour certains. A l’heure où la présence policière s’intensifie, où les libertés sont restreintes, où la France annonce qu’elle pourrait « déroger à la convention européenne des droits de l’homme », que deviennent ces personnes qu’on appelle sans trop y penser Sans Domicile Fixe (SDF) ? Terme bien général pour des individus aux parcours si différents et aux modes de vie si divers, il regroupe tous ceux qui, rendus à eux-mêmes, évoluent, subissent ou se battent hors du cadre et des normes de la société. Ce sont eux au premier plan de la rue, eux les premiers concernés par l’Etat d’urgence. Eux, mais aussi tous ceux qui gravitent autour de leur monde fragile. Toutes les nuits, les rues de Marseille deviennent le théâtre de « maraudes » : bénévoles, associations, Organisations Non Gouvernementales (ONG) se déplacent à pied ou en voiture, à la rencontre de ceux qui ont besoin d’aide, de nourriture, de vêtements ou même seulement de présence humaine. Comment, dans ce contexte, appréhender le triangle que forment les SDF, les forces de l’ordre et les associations ? Rencontre avec les acteurs d’un état d’urgence au quotidien.

                                                   Caroline Peyronel

Focus : L'état d'urgence

L'état d'urgence est une situation spéciale, une forme d'état d'exception qui restreint les libertés. Il « confère aux autorités civiles dans l'aire géographique à laquelle il s'applique, des pouvoirs de police exceptionnels portant sur la réglementation et la circulation des personnes et sur la fermeture des lieux ouverts au public. Il n'implique pas l'armée ».

Cet état d'exception a été créé en 1954, suite à la vague d'attentats perpétrés par le Front de Libération Nationale Algérien. A ce moment, la seule forme d'état d'exception qui existait était l'état de siège – donnant la totalité des pouvoirs à l'armée – qui n'était pas souhaité. L'état d'urgence est donc apparu comme une solution intermédiaire.

Il peut s'appliquer en cas de « péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Depuis 1954, l'état d'urgence en France a été appliqué plusieurs fois pendant la guerre d'Algérie (1954-1962). Puis il a été appliqué en 1984, suite aux événements en Nouvelle-Calédonie, mais pas sur le territoire métropolitain. En 2005, lors des émeutes dans les banlieues, 25 départements, dont la totalité de l'île de France, étaient sous état d'urgence.

Enfin, depuis les attentats du 13 Novembre, la totalité de notre territoire est soumis à cet état exceptionnel. Il se concrétise par une présence policière et militaire plus importante, un contrôle aux frontières, et la privation de certaines libertés – toutes les grandes manifestations prévues sur l'espace public ont été interdites à la suite de la mise en place de l'état d'urgence. Il a également permis de mener plusieurs centaines de perquisitions « administratives » - sans autorisation judiciaire – dans les premiers jours de son activation, de saisir des armes, et d'assigner des personnes à résidence.

                                                  Adélaïde Tenaglia

L'Opération SAKADO
           Reportage : Au cœur de la cité phocéenne

Un homme est assis près du trottoir. Habib a la cinquantaine. A l'instar de ses trois amis SDF qui l’entourent, il possède un logement. Il n’est donc pas un sans-abri à proprement parler. Il passe quand même ses journées dans la rue avec eux. Dans sa main droite, une canette de bière à fort taux d’alcool. Cheveux courts et gris, teint mat et yeux bleus très expressifs, il est entièrement vêtu de noir. Habib n’a pas l’air d’avoir des problèmes de santé ou d’hygiène. Nouvellement grand-père, il a neuf petits-enfants. Habib a beaucoup travaillé dans sa vie, et a enchaîné une multitude de petits boulots. Il affirme que chacun de ses enfants est logé. « Le grand travaille même au conseil général ! » dit-il avec fierté. Etant le seul à avoir un logement, il met son studio à disposition de ses amis quand ils ont besoin de prendre une douche ou de trouver un toit pour la nuit. Sa vie n’a pas été facile, et sa situation s’est dégradée de manière brutale. « Ca vous tombe dessus d’un coup. J’avais une bonne situation et là, tout s’enchaîne. On rigole entre nous, mais il nous reste que l’humain. Comme je dis toujours, qui vivra verra».

Comme Habib, ils sont très nombreux à vivre dans les rues de Marseille ; l’importance de cette "population invisible" est difficile à estimer. Mais en 2013, 12650 personnes ont contacté au moins une fois les services d’urgence sociale. 30% à 40% d’entre elles travaillent, mais leur revenu est insuffisant pour payer un véritable logement. Ceux-là dorment en général dans leur voiture ou dans un garage. Les autres cherchent un abri dans des églises, des caravanes, des hangars, dans des squats ou encore à la gare. L’expression “sans-abri” ou “sans domicile fixe”, n’est pas forcément adaptée selon Raoul, bénévole d’une association d’aide aux SDF. Elle englobe des personnes qui n’ont pas les mêmes caractéristiques, et chaque situation est différente. Certains d’entre eux dorment dans la rue, mais ils ont leur “coin”, leur espace, et ils n’aiment pas en bouger. Ce ne sont pas des nomades.

« Avec les maraudes, on essaie de recréer un climat social », Monique, bénévole aux Restos du coeur.

Face à la situation de ces invisibles, l'aide s'organise à Marseille. Pour certaines associations, elle se concrétise par des maraudes : des passages en véhicule ou à pied dans les rues où vivent des personnes défavorisées dans le but de leur distribuer une aide, alimentaire, vestimentaire, ou tout simplement du réconfort. C'est le cas de l’association de Raoul Kanazi et de son opération Sakado. Initiée en 2005, elle distribue des sacs à dos constitués par les Marseillais, en partenariat avec des associations locales, à l'occasion des fêtes de fin d'année. Chaque SDF concerné reçoit quatre kits de produits de première nécessité : des vêtements, des produits d'hygiène, des friandises de Noël et enfin certains produits utiles comme du papier à lettre, des postes de radio et des plans. L’association différencie les produits distribués en fonction du sexe du receveur. Interrogé sur ce point, Raoul Viger, fondateur de l'association, précise que les femmes sont bien moins nombreuses que les hommes à vivre dans la rue. Des sacs à dos sont également déposés dans des foyers d’hébergement comme celui situé place Marceau.

Mohamed, cinquante-trois ans, est sans-abri. Anciennement marié, il a perdu son logement après son divorce et vit depuis dans la voiture que son fils lui a offert. Habillé d'un pantalon de ville, d’une chemise et d’un manteau noir, Mohamed est un homme élégant. Une canne l’aide à marcher. Cheveux grisonnants et front légèrement dégarni, ses lunettes noires rectangulaires mettent en valeur ses yeux marron. Il boit un mélange d’alcool fort dans un verre en plastique, offert par des amis sans-abri. Mohamed boit par dépit, tant sa situation le désole. Il ne pense pas retrouver une situation dans les années à venir à cause de son âge. Pourtant, son discours n’est pas pessimiste ou fataliste, encore moins victimaire.

Les Restos du cœur font aussi des maraudes. Tous les soirs, des équipes de cinq ou six bénévoles arpentent les rues de Marseille pendant 4h dans des camions estampillés du logo de l’association. Dans les camions, les bénévoles ont rassemblé de la nourriture (boites de conserve, pain, fruits, gâteaux, bouteilles d’eau) et des vêtements. A l’arrière, il y a de l’eau chaude pour le café, le thé, le chocolat chaud et la soupe. Valérie est chef d’équipe le vendredi soir. Elle conduit le camion, suivant un itinéraire qu’elle connaît désormais par cœur. Elle a déjà rencontré la plupart des SDF qu’elle croise sur son chemin. « Je ne leur demande jamais rien. Je ne fais que leur apporter des vêtements et de la nourriture. S’ils veulent me parler, je suis très contente, mais sinon je respecte leur intimité ». Elle en appelle certains pour leur donner rendez-vous, note ce qu’ils souhaiteraient pour la prochaine maraude. Ce sont les réguliers. Elle écrit aussi le nom des nouveaux, ceux qu’elle n’a jamais vu. Valérie raconte des histoires par dizaines, tous ces parcours, qu’elle a rencontrés, suivis, parfois perdus. Ce jour-là la maraude dure longtemps. Il est plus de minuit quand le camion rentre au bercail. Les bénévoles rangent la nourriture qui n’a pas été distribuée, lavent le camion et rentrent chez eux en attendant vendredi prochain.

                     Les centres d’hébergement, une solution... Inadaptée

A Marseille il existe également plus de vingt centres d'hébergements et de réinsertion sociale pour les sans-abri. Ils accueillent les plus démunis, pour une journée, une nuit, ou des périodes plus longues, reconductibles. Ils servent d'aide à la réinsertion sociale et citoyenne, d'aide juridique et sanitaire ou apportent tout simplement une compagnie. Tous les sans-abri n'acceptent pourtant pas d'aller dans ces endroits. Certains bénévoles expliquent que la vie en centre d'hébergement est difficile, parfois violente. « Il y a des bagarres, des disputes, et surtout des vols. (…) Si on avait les moyens d'offrir une chambre individuelle avec un petit chenil et une femme de ménage qui passe pour tous les SDF, le problème serait réglé. Si ce n'est que ce serait tellement intéressant que tout le monde voudrait devenir sans-abri », plaisante Raoul.

Sans oublier que la plupart des centres n'acceptent pas les animaux, alors qu'ils sont les principaux compagnons de nombreux SDF. Des compagnons inséparables. « Quand ils n'ont pas assez d'argent pour acheter à manger à leurs chiens, ils leur donnent leur propre nourriture », explique Valérie des Restos du Coeur ; pour éviter ça, elle prévoit à chaque maraude de la nourriture pour animaux.

                               Dans la rue, état d'urgence permanent

A l'unanimité parmi les associations d'aide aux SDF interrogées, le contexte post-attentat et l'état d'urgence ne modifient rien à la vie dans la rue. « L'état d'urgence n'a rien changé. Heureusement, déjà qu'ils sont défavorisés... », explique Monique des Restos du coeur. Conséquence indirecte : certains SDF préfèrent se cacher un peu plus qu'à l'accoutumée, puisque la police est plus présente dans les rues.

Mais de façon générale, les rapports entre les SDF, les associations qui les aident et la police sont assez cordiaux. « Très cool », selon Monique, « ils connaissent notre action, ils ne cherchent pas à nous empêcher de travailler ». Seul cas problématique : lorsqu'un sans-abri abuse de la boisson. « A Marseille, le rapport policiers/SDF est assez correct, même si les forces de l'ordre peuvent toujours trouver une raison pour les arrêter. Le motif qui revient le plus souvent, est celui du trouble à l'ordre public, lorsque les SDF sont saouls », explique Raoul. Un des bénévoles de la Croix-Rouge d'Aix-en-Provence a même confié, qu'au-delà d'une bonne entente, il existe une forme de coopération entre les associations et les policiers. Certains n'hésitent pas à prévenir les ONG ou le Samu Social en cas de situation alarmante.

                        Adélaïde Tenaglia, Margot Cherrid, Safouane Abdessalem


A propos : 

Nous sommes une équipe de six étudiants en journalisme concernés par les questions sociales. Nous avons cherché à savoir comment les personnes sans domicile fixe ainsi que les associations sociales vivaient la situation de l'état d'urgence instaurée suite aux attentats du 13 novembre 2015 dans la ville de Marseille.

Nous sommes allés à la rencontre de certaines de ces personnes pour recueillir leurs ressentis face à une situation d'urgence qui, malheureusement, s'éternise.

Notre action s'est déroulée entre le 2 et le 16 décembre 2015

   L'ours 

                                  Rédacteur en chef : Caroline Peyronel                Journalistes : Adélaïde Tenaglia, Margot Cherrid, Safouane Abdessalem                                                   Reporter photo : Caroline Peyronel                                                                          Data journaliste : Josselin Satabin                                                             Journaliste reporter d'image : Miguel Charlotiaux