À Rouen, voyage au bout de la nuit avec les travailleuses du sexe

Rencontres avec des femmes attachantes qui parlent de leur métier, de ce qu'elles ressentent ou encore des violences qu’elles subissent.

Place du Boulingrin. 21 h. Le rendez-vous a été fixé par Marie-Christine Grosdidier, médecin retraité qui gère depuis dix ans, bénévolement, les maraudes de l'ONG Médecins du monde (MDM) à Rouen. Le camion a été nettoyé pour cette rentrée. Pauline Chapelière - volontaire chez Aides - rejoint l’équipe qui va tourner cette nuit. Les deux femmes sortent leurs matériels : des centaines de préservatifs de plusieurs tailles, du gel lubrifiant, des lingettes intimes, des ovules antimycosiques, quelques tests de grossesse, des pilules du lendemain... Elles préparent des petits sacs qui seront distribués tout au long de la nuit aux travailleuses du sexe - TDS -, comme on les appelle aujourd’hui. Sur les parois de l’unité mobile, des schémas rappellent où s’adresser en cas de préservatif qui craque, où se faire dépister en cas de doute, à qui s’adresser pour faire constater des violences.

Photo : Stéphanie Péron

Le camion démarre vers 22 h et s'arrête rapidement - feux de détresse enclenchés - sur le boulevard. Une habituée termine vite sa cigarette et grimpe dans le camion. La cinquantaine bien sonnée, Antoinette* a un look très classique. Collier de perles et boucles d’oreilles assorties. Petite veste en jean et bottes noires sans talon. Elle vient de l’Est, a des enfants, des petits-enfants. Elle parle de leurs études. Antoinette ne veut pas être photographiée, par peur d’être reconnue par ses proches.« Notre métier n’est pas facile, explique-t-elle. Beaucoup de filles disent qu’elles travaillent seules, mais il n’y en a pas beaucoup à Rouen. »

Pas de sécurité pour nous

Un petit café en main, elle parle des violences que les filles subissent. Souvent. Elle estime qu'il n’y a « pas de sécurité pour nous, même si la police passe. J’aimerais être plus respectée. Nous faisons le dernier métier. On nous considère comme des gens pas bien ». Financièrement, Antoinette a du mal à boucler les fins de mois : « Il faut payer l’hôtel. Et puis il y a moins de clients. Moi, je ne suce pas pour 10 €. Les clients demandent pour 20 € mais avant, c’était 30 € », regrette-t-elle, cash. Comme de nombreuses travailleuses du sexe, elle n’a pas de couverture maladie. « On peut t’aider à obtenir une carte, viens à Médecins du monde, lundi à partir de 14 h », rassure Marie-Christine Grosdidier. Antoinette doit regagner son trottoir. Mais avant, elle veut absolument partager son secret : « J’aimerais écrire un livre, sur les années passées à Rouen, sur ce boulevard... ».

" On nous considère comme des gens pas bien "
Photo : Stéphanie Péron

Quelques mètres plus loin, nouvel arrêt, deux jeunes Nigérianes montent. Pauline leur sert un chocolat chaud. Gladys et Caroline* travaillent en France depuis 2015 mais, assurent-elles en anglais, « il n'y a plus de clients ». L’une d’elles, très volubile, a une petite fille de 3 ans. Marie-Christine les interroge sur leur suivi santé. Elles bénéficient toutes deux de la CMU. « En France, souligne Gladys, c’est compliqué : pas de papiers, pas de travail, pas d’appartement... » La pause chocolat permet aux filles de faire le plein de préservatifs qu’elles s’empressent d’enfourner dans leurs minuscules sacs à main.

« Je ne suis pas honorée de ce que je suis »

Le camion repart. Doucement pour ne pas manquer un signe de la main d’une prostituée. Direction les quais, rive droite. Helena* est avec deux collègues. Roumaine, elle a commencé à se prostituer « à 18 ans ». Avec sa doudoune rose bonbon, ses petites nattes rousses et ses baskets, elle ressemble à n’importe quelle jeune fille de son âge. Sauf qu’elle exerce une profession peu ordinaire. « Madame, j’ai mal aux dents depuis un mois », lance-t-elle à Marie-Christine, sans perdre son sourire. Elle montre ses dents abîmées et reconnaît qu’elle n’est « jamais allée chez le dentiste. J’ai peur, et puis c’est cher ». La femme-enfant montre instantanément une photo de son propre enfant âgé de 3 ans et demi. « Il est dans ma famille. » Le médecin indique à Helena qu’une bénévole peut l’examiner, à MDM, rue d’Elbeuf. « Notre métier est très dur », affirme-t-elle en français après avoir traduit à ses deux copines qui ne parlent pas notre langue. « Les gens se moquent de nous. Je ne suis pas honorée de ce que je suis », ajoute-t-elle, plus bas.

" Les gens se moquent de nous "
Photo : Stéphanie Péron

Les trois jeunes femmes apprécient la présence régulière du camion MDM. « Ils sont toujours là pour nous aider. Quand on a besoin de quelque chose, on vient ici, et quand il fait froid, ça fait du bien. »

Pauline (Aides) sort alors « Bobby », un sexe masculin en érection. Petit concours d'enfilage de préservatif chronométré. C’est Helena qui gagne, haut la main. Éclats de rire dans la cabine. « Le jeu fait rire, concède Pauline en aparté, mais c’est aussi l’occasion de vérifier qu’elles le mettent bien, de parler de l’utilité d’avoir des ongles propres, bien taillés. On leur rappelle qu’on peut vérifier, après usage, si le préservatif n’a pas fui, en le remplissant d’eau, tout simplement... ». Marie-Christine interroge les Roumaines sur le dépistage du VIH et des infections sexuellement transmissibles. Helena répond par la négative : « peut-être un jour... Ce n’est pas important ». Deux jeunes femmes réclament des ovules antimycosiques, « parce que ça pique après ».

Il est minuit face à l’Opéra, un nouveau groupe de quatre jeunes femmes arrête le camion. L’une d’elles raconte qu’elle travaille à son domicile « c’est bien plus propre », une autre à l’hôtel. « C’est plus sécurisé, il y a des caméras. » En général, la passe se fait dans le véhicule du client. Une des travailleuses du sexe semble inquiète. Elle pose des questions crues. Puis se remet vite debout : « On va y aller pour gagner un peu d’argent ». Il est 1 h du matin. Du côté du Mont-Riboudet, c’est le calme le plus complet. Rive gauche, sur les quais, pas d’activité non plus. Avenue Jean-Rondeaux, dans les phares du camion MDM, une prostituée que l’équipe connaît bien discute quelques secondes à la portière d’une camionnette blanche, avant d’y monter.

Photo : Stéphanie Péron

Direction la gare. Quatre personnes transgenres rejoignent le camion. Talons aiguilles et décolletés très généreux. Les voix sont graves, aux consonances espagnoles. Les trois travailleuses du sexe sont ravies de se réchauffer. « Trois sucres pour moi s'il vous plaît », précise l’une d’elles. Lolita, Andréa, Sandra et Katusca* aussi pensent que le métier « est compliqué. Le froid, la police, les gens agressifs... Quand ils sont en groupe, ils se sentent forts. Les gens passent et lancent « Putes ! ». Pourquoi ? Ce n’est pas acceptable. Les insultes, c’est violent, ça peut casser le moral pour toute la semaine ». En revanche, elles rendent hommage « aux voisins, toujours très gentils ». Quant au camion de MDM, les quatre Péruviennes - qui vont travailler « jusqu’à 5 ou 6 h du matin » - pensent que « c’est bien d’avoir quelqu’un derrière nous, pour notre santé, et notre sécurité ».2 h. Les visages de l’équipe sont tirés. Une dernière travailleuse rejoint le camion. Elle parle immédiatement de sa « copine Vanessa, qui vient d’être assassinée à Paris ». Choquée. Les fêtards font du bruit sur le boulevard. La pause-café est vite terminée.

Place du Boulingrin, 2 h 30. L’équipe échange sur le ressenti de chacun en nettoyant la cabine. Il fait 11° sous la voûte étoilée.

* Certaines travailleuses du sexe ont gardé leur prénom, d’autres ont choisi un prénom d’emprunt.

Photo : Stéphanie Péron

Des inquiétudes concernant le dépistage

En juillet 2018, des inquiétudes sont nées autour des CeGIDD - centres gratuits de dépistage et de diagnostic - en Seine-Maritime. Le Département, qui exerçait cette fonction depuis 2005 dans plusieurs centres (Rouen, Le Havre, Dieppe, Elbeuf et Fécamp), a annoncé son souhait de s'en désengager au profit d’autres activités. D’où l’inquiétude des associations militant pour le dépistage. Contactée, l’Agence régionale de santé précise que le CeGIDD, géré par le département couvrait le secteur rue des Charrettes à Rouen et l’antenne d’Elbeuf (territoire Rouen-Elbeuf) et qu’« un appel à candidatures a été lancé pour pouvoir couvrir les besoins du territoire du Havre, Fécamp et Dieppe avec un autre opérateur. À l’heure actuelle, le CeGIDD du CHU de Rouen a souhaité renouveler son habilitation pour les sites rue de Germont et son antenne du Petit-Quevilly. Pour la couverture des besoins du territoire de Rouen-Elbeuf, un travail a démarré avec le CHU de Rouen pour qu’il puisse faire évoluer son organisation et absorber l’activité qui était assurée jusqu’alors par le CeGIDD géré par le conseil départemental ». 

Médecins du monde plaide pour les TDS

Marie-Christine Grosdidier, médecin généraliste retraitée, participe à des maraudes auprès des TDS depuis dix ans. Chaque maraude de Médecins du monde est constituée de trois personnes bénévoles, parmi lesquelles un soignant (médecin ou infirmier). « L’équipe tourne la nuit, va vers les personnes de la rue. Avec une unité mobile qui peut accueillir jusqu’à dix personnes. Nous focalisons sur la réduction des risques, l’écoute. Ce sont des personnes, elles doivent avoir l’estime d’elles-mêmes. » Un groupe d’une quinzaine de bénévoles se relaient pour constituer les équipes. Ils ont été formés : comment accueillir de manière ouverte et bienveillante, acquérir des notions juridiques pour faire face aux affaires de violence... Médecins du monde recherche, d’ailleurs, de nouveaux bénévoles. Pas simple de connaître le vécu de ces femmes et transsexuels qui vivent à contre-courant de la majorité de la population. « À Médecins du monde, explique Marie-Christine Grosdidier, nous ne jugeons pas, notre maître-mot est le plaidoyer : grâce aux témoignages des TDS, nous plaidons pour que les autorités prennent conscience de leurs difficultés ». Depuis le 13 avril 2016 et l’adoption de la loi visant « à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel », les rapports sexuels tarifés sont pénalisés via le client (et non plus par le biais du racolage et de la personne prostituée), passibles d’une contravention de 1 500 € la première fois et de 3 750 € en cas de récidive. Une enquête réalisée par des associations auprès des TDS a montré que cette loi avait « augmenté leur précarisation ». « Les clients exercent aujourd’hui une sorte de chantage sur les TDS : ils estiment prendre des risques à aller avec une prostituée, et exigent en échange des « compensations » comme ne pas utiliser de préservatifs ou être violent ».

Médecins du monde, 5 rue d’Elbeuf, à Rouen. Tél. 02 35 72 56 66.

Volontaire une fois par mois à Aides

À Rouen, on estime le nombre de travailleuses du sexe à 160 ou 170. Elles sont basées dans différents quartiers : près de la gare, sur les boulevards, rive droite, sur le Mont-Riboudet, rue de Constantine ou autour de l’avenue Jean-Rondeaux... Environ 45 % des TDS sont originaires d’Europe de l’Est. 25 à 30 % des TDS de Rouen sont Nigérianes et anglophones. Les autres sont d’Amérique latine, le Pérou pour les transgenres et transsexuels. Il y a très peu de Françaises.Une fois par mois, un volontaire de l’association Aides participe à la maraude de Médecins du monde. « C’est une façon de croiser les regards, une façon de présenter les choses de manière différente », explique la bénévole de Médecins du monde. Pauline Chapelière, volontaire chez Aides, participe régulièrement aux maraudes. Elle y aborde les différents moyens de contraception ou la prévention : « La Prep, un traitement que l’on prend tous les jours en prévention contre le VIH, le Trod, test de dépistage de la séropositivité », les préservatifs féminins, qu’elle propose de manipuler... Elle parle du sida, des infections sexuellement transmissibles, des hépatites, du dépistage... offre des préservatifs, du gel lubrifiant. La question des stupéfiants est également abordée avec les TDS qui le souhaitent.

Aides, 23, rue du Fardeau, à Rouen. Tél. 02 35 07 56 56.


Texte : Patricia BUFFET
Photos : Stéphanie PERON