Les enfants de la dalle

Argenteuil, 2005 - 2015

2005 

25 octobre au soir, Nicolas Sarkozy vient sur la dalle du Val Nord. Dans ce quartier d'Argenteuil, le ministre de l’Intérieur de l'époque lance la petite phrase, devenue célèbre  : "On va vous débarrasser de la racaille".

La dalle d'Argenteuil n'est encore qu’un coin d’Ile-de-France, un quartier populaire comme un autre où vivent 14.000 habitants. Dans un climat social certes tendu mais pas désagréable, chacun a sa vie, ses souvenirs, ses habitudes. Beaucoup de familles souvent pauvres, souvent venues d’autres pays… Depuis les années 90 et les grosses émeutes qui avaient eu lieu, le « Val Nord » vit normalement ou presque, si ce n’est que sa population compte deux fois plus de chômeurs que la moyenne nationale.

25 octobre 2005, 22h30, Tout change. Ce soir-là, Nicolas Sarkozy vient sur la dalle. Le quartier s’embrase, deux cents jeunes accueillent le ministre de l’Intérieur à coups de projectiles et d’insultes. C’est à ce moment-là que le futur président de la République promet de débarrasser le quartier de la « racaille ».

Il fait déjà nuit sur la dalle d'Argenteuil, mais ce soir-là, tous les habitants sont sortis. C’est la période du ramadan alors les jeunes, les vieux, les parents, les enfants… Tout le monde est dehors après la rupture du jeûne. C’est encore plus vrai ce 25 octobre :

Zidane : " On a su que Sarkozy venait sur la dalle. Il fallait être là » explique Zidane, un habitant du Val Nord. « On a insulté, balancé des trucs. On était jeunes et cons "

2015

Nicolas Sarkozy n'est plus sur la dalle. Bilal, Donia, Kanté, Mohamed, Nabil, Zidane, eux sont toujours là…Ils ont entre 23 et 37 ans. Ils ont grandi au Val Nord, y vivent, y travaillent. Dix ans se sont écoulés. C'est toujours et pour toujours « leur » quartier. Un lieu sur lequel ils posent aujourd’hui un regard rétrospectif. Entre 2005 et 2015, qu’est-ce qui a changé ? Que sont devenus les enfants de la dalle ?

« Beaucoup de gens ont connu la dalle d'Argenteuil par la célèbre phrase de Nicolas Sarkozy : « vous en avez marre de cette racaille, on va vous en débarrasser. »   Je pense qu' à ce moment-là on a créé des racailles plus qu'autre chose. »
Bilal (de dos en rouge) a lui aussi grandi au Val nord. Il est ici sur les "Champs-Elysées" de la dalle © Guillaume Binet
« Sarkozy… Ce n'était que de la manipulation. On s'est fait manipuler. Avec du recul, c’est les jeunes des banlieues qui l’ont mis au pouvoir quand il est devenu Président. »
Mohamed  vit et travaille au Val Nord, un quartier auquel il est très attaché © Guillaume Binet

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Rénovation urbaine, dégradation économique

2005, sur la dalle, ne se résume pas aux émeutes. Cette année-là démarre le plan de rénovation urbaine, un budget de 400 millions d’euros au cours des dix dernières années.

Aujourd'hui, le quartier est métamorphosé - un changement que les habitants reconnaissent sans hésitation. Le Val Nord est désormais un lieu plus ouvert, les écoles sont neuves, de nouveaux parcs et des aires de jeu ont vu le jour. 

Bilal : « On vit dans un autre confort que 10 ans en arrière. Si vous regardez nos HLM à nous, on a des HLM de luxe. L'ascenseur ne sent pas la pisse et fonctionne. Le digicode marche. Il y a tout qui fonctionne. Regardez nos bâtiments, ils sont tout propres tout beaux. »

Comme de nombreux quartiers, la cité a bénéficié du plan de rénovation urbaine. Pourtant ce lieu n'a structurellement pas changé. Les gens qui y vivent sont toujours aussi pauvres et le taux de chômage toujours deux fois supérieur à la moyenne nationale. La situation économique de ces quartiers a été aggravée par la crise de 2008. Une paupérisation qui se voit mais que bien souvent les habitants tentent de cacher, pour ne pas être le plus pauvre parmi les pauvres.

"Ce qui faisait la dynamique du lien social entre les voisins, c’était le fait de travailler dans la même usine. Aujourd'hui, c'est moins le cas." 

François a débarqué en 2002 de Normandie sur la dalle d'Argenteuil  © Guillaume Binet
© Guillaume Binet

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Police / jeunes : la violence des rapports

La rénovation a également permis une meilleure circulation sur la dalle, notamment pour les forces de police. Le vieux commissariat où Nicolas Sarkozy était venu inaugurer un bureau de prévention des violences urbaines le soir du 25 octobre a disparu. Désormais, un commissariat trône, neuf et visible au centre de la dalle.

Marwan : « L'aspect sécuritaire des programmes de restructuration urbaine a été assumé par le gouvernement et par les élus locaux. »

La police peut aller et venir plus facilement sur cette grande place désormais plus ouverte et plus accessible aux forces de l'ordre. Si le cadre a changé, les rapports entre les forces de l'ordre et les habitants sont toujours aussi difficiles.

Depuis la disparition de la police de proximité, l'unique moment où les jeunes et la police se parlent est celui des contrôles d’identité qui sont souvent l’occasion d’affrontements physiques ou verbaux. Pour les parents de la dalle, il y a cette boule au ventre, cette peur qu’un de ces contrôles ne vire au drame. Sabrina, 45 ans, est mère de cinq enfants de 5 à 19 ans. Elle vit sur la dalle depuis 20 ans :

« J'ai dit à mon fils : "Tu peux te faire contrôler. Si tu n’as rien à te reprocher, tout va bien… Je pense. Mais je n'en suis pas sûre et c’est ça qui me fait peur." » 

Le rapport de force oscille entre le jeu du chat et de la souris et les altercations violentes. Dans tous les cas, ce rapport avec la police cristallise les tensions et les crispations entre pouvoirs publics et habitants.

Au Val, on a le sentiment qu'une partie de la police n'est pas correcte, voire totalement irrespectueuse. Même dans les moments les plus graves ou les plus dramatiques. Le cousin de Donia a été assassiné, elle témoigne du comportement de la police.

Jean-Marie : « Le comportement des Bac, dont certains jouent les cow-boys, a contribué à une forte dégradation.
 Aujourd'hui, une nouvelle bavure dans le contexte d'une cité produirait exactement les mêmes effets. »
Jean-Marie, polytechnicien devenu éducateur de rue  © Guillaume Binet

© Guillaume Binet

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L'islam : recours ou apaisement

L'autre changement très visible depuis 2005, est la pratique religieuse. L’islam a toujours été la religion d’une majorité d’habitants de ce quartier. Aujourd’hui, pour nombre d’entre eux, c’est une pratique qui a sa place dans la sphère publique, quand dix ans auparavant elle semblait cantonnée à la sphère privée. L’islam devient même pour certains un moyen de se tenir loin des "embrouilles". 

Bilal : « Un imam qui vient du bled, qui a 50 ou 60 ans, vous croyez qu'il va connaître les problèmes des jeunes ? Tandis que Nabil, il vit au milieu de la ZUP. Il sait comment toucher cette jeunesse. »

Des jeunes qui semblaient perdus, d'autres à peine adolescents et dans les deux cas, une certitude, l'islam les a sauvés. Ils trouvent dans leur pratique religieuse, ce qu’ils n’ont pas trouvé ailleurs dans la société : un cadre, une hygiène de vie, une communauté à laquelle ils se rattachent. Parfois recours ou refuge, cette pratique plus visible est parfois l'expression d’une mode, une sorte de « crise de foi » qui ne dure pas.

Kanté : « On est parti d'un constat : on va bouger pour montrer que l’islam n’est pas ce qu’on montre à la télé. Alors on a créé l’association des bénévoles musulmans. »
 © Guillaume Binet

© Guillaume Binet


Que devient la colère ?

Si la religion est bien installée dans le quartier, la dynamique politique, elle, s'essouffle. Plus évidemment à gauche, pas encore à droite, les électeurs de ce quartier populaire ne se sentent toujours pas représentés.

Ce déficit de représentation démocratique, dix ans après les émeutes, explique en partie le fait que la colère est toujours présente, avec des accès de violence par intermittence. L'absence de confiance entre la police et la jeunesse et enfin la situation économique, qui ne cesse de se dégrader, font le reste. 

Donia, Bilal, Konté, Mohamed, Zidane et Nabil ont fait leur vie. Les enfants de la dalle sont devenus grands. Aujourd'hui, ils souhaiteraient obtenir enfin les mêmes droits, les mêmes devoirs et les mêmes chances que dans n’importe quel quartier de France. Ni plus, ni moins.

Donia :« Notre but, c'est de faire sortir les gamins d'ici. Le quartier est une réalité mais on peut s'en construire une autre : celle d’un Parisien ou de n’importe quel Français lambda. »

- crédits - 

Ce photoreportage a été réalisé par :

Enquête & texte : Ouafia Kheniche
Photographies : Guillaume Binet / MYOP
Prise de son : Pierre Quintard et Fabien Gosset
Conception & vidéos : Mariel Bluteau

Pour continuer le dossier, écoutez la radio : 50 minutes de reportage dans Interception, le magazine de la rédaction de France Inter. Pour cela, rendez-vous le 25 octobre 2015, à partir de 9h10... et par la suite réécoutez-le ICI.

Devant le micro, Donia ; de l'autre côté du micro Pierre Quintard à la prise de son et à droite, à l'écoute, Ouafia Kheniche © Guillaume Binet