Balade aux Lices

Dans les coulisses d'un des plus beaux
marchés de France

C'est l'un des plus grands de France, et le plus beau de Rennes : le marché des Lices envoûte tout passant prompt à apprécier les bons produits. Des préparatifs du petit matin au glanage d'après-marché, suivez-nous à la découverte de cette fourmilière pleine de couleurs, de goûts et de rencontres !

5h30. Rennes dort. Enfin presque. Sur la place des Lices, les vendeurs du marché s'affairent à installer leurs stands. À quelques mètres, les derniers fêtards se ruent, eux, sur les camions de galettes-saucisses. La croisée de deux mondes. Chapeaux multicolores vissés sur le crâne et sourire jusqu’aux oreilles, Mériadec et Julie en sont. « Une petite galette-saucisse, ça fait plaisir !» s’amusent les deux compères, qui sortent de boîte. Bras dessus bras dessous, ils promènent avec eux un melon, glané au hasard des mésaventures de certains vendeurs. « Ils avaient tout renversé, on a aidé à ramasser et ils nous l’ont donné ! On le mangera ce soir. »

Partout autour, les étals des maraîchers s'installent. Et attention, c’est technique ! 
« La rhubarbe devant… le basilic derrière… mince, on a oublié les radis ! Bon ben pousse les tomates, on va les mettre juste là. » « On laisse toujours un blanc dans l’étal car on oublie toujours quelque chose », s’amuse Martine, la patronne. Un peu plus haut dans la rue, même casse-tête pour Yann. « Ça se réfléchit, un étal. Il faut varier les couleurs, bien répartir les masses… » Séverine, elle, en est déjà à faire un peu de tri dans ses fruits : tout doit être parfait. Et la perfection, cela prend du temps.

L'heure des premiers clients

7h. À quelques minutes de l'arrivée des premiers clients, c’est la valse des cageots et des vitrines réfrigérées. Tandis que le rôtisseur finit de mettre ses poulets sur broche et que les poissons s’installent sur leur lit de glace, dans les halles, c’est l’effervescence. Si le marché des Lices est en grande partie extérieur, il occupe également les Halles Martenot. Dans la halle Est, les produits sont variés : pain, miel, vin… Dans la seconde, en revanche, on vend quasi exclusivement de la viande. Chez David, boucher, deux clients sont d’ailleurs déjà là. Des lève-tôt, comme Anne-Cécile : « À cette heure-là, il n’y a personne et tous les produits sont disponibles… en plus je peux y aller sans les enfants, mon mari n'est pas encore parti travailler ! »

Au croisement des deux halles, des effluves pas tout à fait bretonnes chatouillent les narines : Papa Djö finit de mettre en place ses plats « antillais, réunionnais et africains ». Pas question de passer sans s'arrêter. « Qui veut goûter ? Prenez un acra de morue, encourage l’homme. Un petit rhum arrangé pour aller avec ? » Traiteur en semaine, Papa Djö et sa femme Sylvie ne manqueraient les Lices pour rien au monde. « On rigole bien ici ! Avec les clients, les autres vendeurs. C’est comme une seconde famille. » Et sa famille, on ne la laisse pas repartir le vendre vide. Il est à peine l’heure de petit déjeuner et… « vous n’allez pas y aller sans avoir testé le jambon antillais ! »

Les passagers des Lices

7h30. Si les vendeurs « permanents » sont fin prêts, c'est le moment de stress des
« passagers », qui n'ont pas de place fixe à l'année. Leur sort va se jouer au tirage au sort. « Il n’y a pas toujours de place pour tout le monde », explique Jean-Marc, qui croise les doigts pour en avoir une. « Chacun tire un numéro au sort, on fait ensuite le tour du marché pour attribuer les places vacantes. Les plus petits numéros intéressés l’emportent », détaillent Cécile et Laetitia, les placières. On se croirait en pleine partie de bingo. Pour Jean-Marc, ça sera le 33. « Moyen. Il faut être en dessous de 30 pour être bien. » 

Sitôt le tirage terminé, le tour du marché se fait au pas de course. « Deux mètres ici, qui en veut ? » « 58 » « 44 » « 39 », répondent trois voix en écho. Les autres attendent une meilleure place, comme Jean-Marc. « Il y a des points noirs dans le marché, trop passants ou pas assez. Ça dépend aussi des étals de chacun. » Installé la semaine passée près d’un vendeur de nougat, il n’a « quasiment pas pu faire goûter » son sirop d’érable aux badauds. Et faire goûter, « c'est l’esprit même du marché », alors pas question de reproduire la même erreur pour ce chercheur en agronomie, qui fait le marché des Lices par passion. Une trentaine de places plus tard, soulagement pour tous : chaque vendeur aura, ce matin, un emplacement pour vendre sa marchandise. Pour eux, pas question de traîner : il faut s’installer en 4e vitesse pour ne manquer aucun client.

Raz-de-marée sur les étals !

8h30. Le marché des Lices commence à se remplir. De couleurs. D'odeurs. Sur les terrasses alentour, on mange un croissant sur le pouce avant d’attaquer ses emplettes... ou les finir ! Attablés, huit amis dégustent rillettes et crevettes, fraîchement achetées, le tout arrosé de vin blanc. « C’est excellent, se réjouit Mathieu, qui découvre Rennes pour la première fois. Et puis c’est pittoresque,
on n’a pas l’habitude de voir des marchés comme ça en Haute-Savoie… ça demande
à revenir ! »
Avec sa bande de potes, il fêtait hier soir l’anniversaire d’un ami. À la fin du week-end, il faudra repartir, mais en attendant… « qui reveut du blanc ? »

Loin du vin blanc, cabas sous le bras, Annick et July sont, elles, en pleines courses. « Venir ici, c’est l’habitude », lance July, qui n’habite pas le quartier. Un rituel familial qui remonte à loin : Annick, sa grand-mère, connaît le marché comme sa poche. « J’y venais déjà avec ma mère, c’est dire. On connaît les producteurs, la qualité est là, on a confiance, et puis il y a vraiment de tout. » Et le rituel n’est pas près de se perdre : confortablement installé dans sa poussette, le babillant Adel, âgé de quelques mois, prend déjà ses marques. Rendez-vous dans vingt ans ?

Un peu d'histoire

WikiRennes

Vous le connaissez depuis quand, vous, le marché de Lices ? Car ce mastodonte rennais n'est plus tout jeune : il a au moins quatre siècles. Et son emplacement ne doit rien au hasard : située hors de la ville dans les années 1600, la place des Lices fut choisie afin d'éviter que les vendeurs n'aient à pénétrer dans la ville. Pourquoi ? Pour éviter que la peste n'entre dans la ville avec eux, la région étant alors en pleine épidémie ! Et la place n'était pas forcément des plus accueillantes. Jusqu'au XIXe siècle, l’endroit servait, en plus de place de marché, de lieu d’exécution.

À défaut de remonter jusqu'à sa création, faites un plongeon sur le marché
tel qu'il était en décembre 1989... quand c'était encore "10 francs les trois kilos
de pommes" :

Du goût, du goût, du goût !

9h30. C'est reparti pour la balade ! Dans une allée, Romain tire des caisses remplies de rhubarbe, de petit pois et de coriandre, son petit garçon aux basques.
« Allez Emile, on y va ! » L'homme est chef de cuisine aux Ateliers du vent. Ils sont nombreux les restaurateurs qui, comme lui, viennent s’approvisionner dans ce marché réputé. « Ici, on vient à la rencontre des producteurs. Les Lices, c’est avant tout une qualité. Moi, j’y achète principalement des fruits et des légumes. » Ses courses faites, il passera sa journée à les transformer, « en famille », avant le service du lundi. Et lundi, « il y aura des pickles de rhubarbe ». Les gourmands apprécieront !

Au fil du marché, on goûte, encore et toujours. Ici des confitures, là un bout de kouign amann, plus loin du saucisson. Et en cas de soif, direction le café-poussette, qui arpente les allées à longueur de marché, tant pour les acheteurs que pour les vendeurs. Mieux vaut ne pas être au régime ! Les mains se tendent, les estomacs se régalent. « Il vous reste de ce fromage ? » interroge un badaud. « Ah non désolé, tout était déjà parti à 9h ! » Côté poisson, c’est aussi la valse des habitués. 
« Vous n’étiez pas là la semaine dernière ! Vous vous êtes fait houspiller par ma femme, s’amuse un client. Alors, elles sont comment vos huîtres aujourd’hui ? » 

Pendant ce temps-là, Isabelle, elle, refait son stock de légumes fermentés chez Fanny. La vendeuse n’est pas une permanente alors, chaque semaine, c’est la chasse au trésor pour la retrouver dans le marché. « Mais ça le vaut », s’amuse la cliente. Au passage, elle en profite pour faire le reste de ses emplettes. « Je mange bio, et aux Lices, je trouve le meilleur dans ce que je recherche. D’ailleurs, vous connaissez Joël ? » Joël, c’est un petit producteur, installé non loin des poissonniers. « Vous savez que, chez lui, il n’a ni l’eau courante ni l’électricité ? Eh oui, ça existe encore ! Et ses produits, ils sont vraiment bien. » Car l’intéressé ne se contente pas de vendre ses légumes bruts : il propose du cidre, du coulis de tomate… « Alors bien sûr, ça a un coût, explique Isabelle. Mais quand on vient au marché, le but n’est pas d’acheter toujours moins cher, c’est la qualité qui prime. »

Au détour d'une allée, rencontre
avec Olivier Marie, journaliste culinaire. Interview express...

Amateur de « bonne bouffe », écumant les bonnes tables de l'Ouest et toujours avide de découvertes, Olivier Marie est journaliste culinaire.
C'est aussi l'organisateur du Marché à manger.

Les Lices, vous y venez souvent ?
Oh que oui ! Je vis dans le quartier, alors c'est mon marché : j'y suis tous les samedis. J’ai même mon petit circuit : je commence par les galettes, ensuite je remonte par les œufs, la brioche, le vin… D’ailleurs, vous connaissez Aurélie ?
Elle fait un super boulot de sélection des vins : quand je viens, c’est ici. Pour les nems par contre, je laisse ma femme faire, elle veut toujours parler de la Thaïlande avec le vendeur...

Il est particulier, pour vous, ce marché ?
Même si on entend parfois que c’est un marché « bobo », moi je le trouve populaire. Il y a une impressionnante diversité de produits, et puis c’est un lieu de rencontres. On voit les producteurs, on croise des chefs, des amis, ça peut nous prendre une heure comme deux. D’ailleurs, quand ma femme y va sans moi, ou inversement, la première question que l’on pose quand l’autre rentre c’est : « Tu as rencontré qui ? »

Le menu de ce midi, du coup ?
C’est jour de match, alors ça devrait être galette-saucisse, mais bon… On va rejoindre des amis ce midi. Et puis là il est 10h, et je peux vous assurer que mon grand n’aura de toute façon encore rien mangé et attend de pied ferme qu’on ramène la brioche !

Les fleurs des Lices

Le marché des Lices, c'est aussi une large allée de fleuristes. Et aujourd'hui, c’est l'événement : c’est le dernier jour de Martine. « Je suis là depuis 1986 », retrace la sexagénaire. Sur son étal, des plantes, des fleurs, des confitures… et beaucoup d’habitués auxquels elle manquera. Françoise est d’ailleurs venue refaire son stock de confitures en prévision. L’occasion d’échanger quelques mots sur l’avenir avec la (presque) retraitée. « Le contact, discuter avec les clients, ça me manquera, sourit Martine. Mais bon, je ferai d’autres choses ! Me reposer, déjà. » Pour cette toute petite productrice, la vie a été rythmée par les Lices. Mais pas de regrets à s’en aller. « De toute façon, je reviendrai pour voir les copains de marché. » « Montez me voir alors, je suis juste à côté ! », rebondit une cliente. Adresse donnée, rendez-vous pris, les deux femmes se reverront… mais devant un café plutôt que derrière un étal.

La fin. Ou presque...

13h30. Peu à peu, les étals se vident et les allées se désertent. Les vendeurs remballent. C'est terminé pour aujourd’hui. Enfin, pas pour tout le monde. Quelques minutes plus tard, c’est l’heure du nettoyage. Mickael et dix autres collègues, agents d’entretien, sont à pied d’œuvre. « Il faut qu’à 16h, dernier délai, tout soit propre ! »

Si les commerçants jettent, dans les grandes bennes, tout leur possible, reste toujours des déchets à évacuer, à la main ou au jet d’eau. Enfin, des déchets : ça dépend pour qui. Pour Maeliz et ses amis, c’est une fois terminé que le marché commence. Cagette sous le bras, la jeune femme déambule en jetant attentivement un œil à chaque carton traînant au sol. « Ça nous scandalisait de voir la quantité jetée, alors que ça reste comestible. Alors on achète sur le marché, mais on récupère, aussi. » Quelques cerises, un artichaut, des abricots… aujourd’hui, la récolte est plutôt bonne. Les vendeurs, eux, laissent faire : l’accord est tacite. « Je fais du bio, alors ça tourne vite, explique Lofti. Ce qui ne tiendra pas jusqu’au marché de demain, autant le laisser pour que ça profite à quelqu’un. » Une pratique de glanage qui s’est même organisée en collectif, pour faciliter la récupération et la redistribution de ces denrées plus tout à fait bonnes à vendre, mais toujours bonnes à manger. De l'aube jusqu'au début de l’après-midi, il s’en passe, des choses, sur le marché des Lices !

Photos : Richard Volante
Texte : Jeanne Denis