Rivesaltes : un devoir de mémorial

Un camp au coeur des tragédies de l'Histoire

Photo Harry Jordan

Un mémorial comme un monolithe, planté sur le lieu même du camp de Rivesaltes qui restera comme un symbole des politiques étatiques d'internement des populations étrangères

L'HISTOIRE D'UN LIEU D'INTERNEMENT

par Julien Marion

"Ce camp est le lieu de la gestion coercitive des flux migratoires par un État bureaucratique dans une société qui se désintéresse des populations internées ".

Dans Rivesaltes, le camp de la France, co-écrit avec Abderahmen Moumen, l'historien Nicolas Lebourg nous offre une synthèse rapide mais effroyablement réaliste de ce qu’a été pendant soixante-dix ans ce lieu au centre de tous les errements de l’Europe du XXe siècle. 

Un « archipel de mépris » comme l’a si bien écrit le journaliste Joël Mettay où plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été internés par l’Etat français pour le seul motif qu’ils étaient juifs, républicains, harkis, tziganes, prisonniers politiques ou de guerre. 

1938 : les prémices

Si le camp de Rivesaltes n’accueille officiellement les premiers réfugiés qu’à partir du 14 janvier 1941, l’origine de cette conception de l’internement des étrangers prend racine selon Nicolas Lebourg entre les deux guerres alors que la France est à ce moment le premier pays d’immigration au monde. 

"Dans les années 30, il y a la rencontre de deux représentations différentes du migrant. Celle des élites, qui considèrent qu’un peuple non unifié ethniquement parlant, est ingouvernable. Et un raidissement des catégories populaires en lien avec le marché du travail alors que les étrangers ne participent pas au service militaire qui est de trois ans pour les Français. En 1938, la rencontre de ces deux ressentiments s’opère après une série de faits divers impliquant des étrangers. Il en découle le décret du 12 novembre qui permet l’internement des "indésirables" étrangers en camps de concentration ". 

La base juridique de l’internement est posée. Un dispositif élargi en novembre 1939, avant Vichy, à tout individu français ou étranger "considéré comme dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique". Parallèlement, mais loin à ce moment-là de ces considérations, est imaginée en 1938 la construction du campement militaire Joffre à proximité d’une petite bourgade de 5 000 âmes connue pour son vin doux naturel et ses abricots... 

Selon l’historienne Beate Husser (“Histoire du camp militaire Joffre de Rivesaltes”), les vastes étendues de garrigue près de Rivesaltes sont depuis le XVIIIe siècle et jusqu’en 1918 le terrain d’entraînement et de cantonnement des troupes. C’est donc naturellement sur ce lieu que débute en octobre 1939 la construction de la caserne avec 16 îlots. 

On fait alors appel à la main-d’œuvre des réfugiés espagnols, jetés sur les routes de la Retirada dans les camps d’Argelès, Saint-Cyprien et du Barcarès même si Beate Huser note que "tout au long de son existence, le camp reste un chantier permanent"

Du camp militaire au camp d’internement 

Mais comment ce camp militaire va-t-il devenir un camp d’internement ou plutôt “d’hébergement” selon la dénomination des autorités ? Plusieurs facteurs entrent en considération. Tout d’abord l’évolution de la guerre d’Espagne :

"Face à l’engorgement du réseau des camps provoqué par un tel exode, est envisagé de verser au Camp Joffre plus de 15 000 réfugiés catalans, explique Nicolas Lebourg. Cela reste à l’état de projet, même si de plus faibles flux ont lieu. Ainsi un millier de miliciens internés au camp du Vernet (Ariège) sont envoyés à Rivesaltes à la fin du mois de juillet 1939. Le destin du site est scellé lorsque le 10 décembre 1940, la Défense met à disposition 600 hectares au Sud du camp militaire, afin de regrouper les individus expulsés d’Allemagne". 

Les 16 et 19 octobre 1940 dans un pays vaincu, les violentes inondations de l’Aïguat désorganisent les camps d’Argelès et de Saint-Cyprien rendant encore plus nécessaire un transfert vers Rivesaltes. Ne se déplaçant même pas sur le site, un rapporteur international de la Croix Rouge demande expressément au gouvernement de Vichy d’envisager la solution rivesaltaise vu l’état de vétusté et de surpopulations des autres camps du sud de la France. Rafles et convois vers la mort En janvier et juin 1941, 10 348 personnes y sont enregistrées et internées.

"Rapidement, le camp devient une tour de Babel. Au 31 mai 1941, on dénombre 6 475 internés de 16 nationalités ; plus de la moitié sont Espagnols, les juifs étrangers représentent plus du tiers. Ils sont confrontés à la faim et des conditions climatiques particulières du plateau : un froid insoutenable l’hiver, une chaleur intolérable l’été". 


Si selon les autorités ce camp est "familial et n’a pas de caractère répressif", les hommes puis femmes et enfants vivent dans des baraques différentes. Certes il n’y a pas de fouille et le camp abrite des écoles, un temple, une église et une synagogue, mais les conditions de vie y sont exécrables. En deux ans sur le site, 215 internés perdent la vie dont 51 enfants âgés de moins de un an. 

Le Drancy de la zone libre

Le 21 août 42, Rivesaltes devient le Drancy de la zone libre en prenant le nom de “Centre interrégional de rassemblement des israélites”. Le 26 août, des rafles sont organisées dans cinq départements (P.O, Aude, Hérault, Aveyron et Lozère). 6 500 juifs étrangers sont rassemblés alors au camp dans l’îlot K, seul îlot doté de barbelés. Entre août et octobre 1942, neuf convois conduisent 2 289 juifs à Auschwitz via Drancy depuis Rivesaltes. 2 205 périront dans les chambres à gaz. Un crime contre l’humanité organisé par Vichy et l’administration française pour satisfaire l’ignominie de la barbarie nazie. 

Des chiffres effroyables auxquels il faut ajouter 800 juifs qui ont séjourné à Rivesaltes et qui mourront dans les camps de la mort entre 1943-1944 alors que le camp d’internement ferme le 22 novembre 1942 suite à l’annexion de la zone libre par les Allemands. Le camp retrouve alors sa mission première et redevient un lieu de cantonnement des soldats de l’Axe. 

"Centre de séjour surveillé"

Le 19 août 1944, le département est libéré et les autorités françaises reprennent l’administration du camp. Il va devenir “le Centre de séjour surveillé de Rivesaltes“. On y interne les collaborateurs puis des prisonniers de guerre allemands et italiens. 

"Le camp compte moins de 10 000 prisonniers en octobre 1944, entre 6 000 et 7 000 hommes en mai 1945. Il ferme le 1er mai 1948". 

Un camp de transit 



Quatorze ans plus tard, en 1962, comme le détaille Nicolas Lebourg, le camp devient officiellement une prison, principalement pour les combattants du Front de Libération de l’Algérie.

"Pourtant, le préfet avait tout fait pour dissuader l’État de créer un nouveau camp d’internement. Courant juin, est rapatrié au Camp Joffre le Premier Régiment Tirailleur Algérien. Il a emporté avec lui plusieurs centaines de civils, femmes et enfants. En octobre 1962, environ 8 000 Harkis séjournent au camp de Rivesaltes (dont ceux en provenance du camp du Larzac). En tout, 22 000 personnes vont passer et s’entasser ici". 

Les travaux sur six îlots ne débutant qu’en décembre, des tentes militaires sont installées pour palier le manque de logements.

"Le séjour est souvent très court mais néanmoins les dernières familles ne quittent les lieux qu’en février 1977 faute de solutions d’hébergement proposées. En 1984, l’État demande au préfet d’effectuer une étude pour savoir où installer un centre regroupant les immigrés clandestins, ce dernier lui répond que le plus mauvais choix serait le site du camp de Rivesaltes. Le Centre de Rétention Administrative y sera donc installé en 86... Il dépassera les mille entrées annuelles depuis 94 devenant l’un des plus importants centres pour des immigrés clandestins". 

En 2007, ce centre est transféré près de l’aéroport, refermant ainsi l’histoire de 70 ans de politiques concentrationnaires sur le site de Rivesaltes. Après des années d’amnésie historique et collective, l’idée d’implanter un mémorial fait son chemin avant une inauguration le 16 octobre 2015.

La reconquête de la mémoire
et la genèse d'un monument

Inauguré ce 16 octobre, le projet mémorial de Rivesaltes, symbole des tragédies du XXe siècle, fut porté avec obstination par Christian Bourquin durant plus de 15 ans.

Par Vincent Couture

Le mémorial de Rivesaltes. Un long, difficile et coûteux projet (23 M€) porté par l'opiniâtreté d’un homme : Christian Bourquin. Quand le Premier ministre Manuel Valls lui rendit hommage le 29 août 2014, jour de son enterrement, il salua avec éloquence le combat de celui qui initia, dès 1998 en tant que président du conseil général des P.-O., puis à partir de 2012 à la tête de la Région, la construction d’un mémorial sur le site de l’ancien îlot F (42 ha) du camp Joffre. 

Le mémorial, cet angoissant monolithe de 220 mètres de long symbolisant, au milieu des baraques éventrées, les tragédies du XXe siècle vécues par les républicains espagnols, les tsiganes, les juifs et les harkis. 

"Sans Christian Bourquin, le mémorial n’aurait jamais vu le jour. Il en a été le moteur, au moment même où il était question de raser le camp" , salue son successeur à la Région, Damien Alary. 


Le temps de l’action politique était venu, alors que « l’histoire du mémorial est d’abord née de la société civile », précise Denis Peschanski, président du conseil scientifique du mémorial. 1978. L’historien Serge Klarsfeld publie la liste des déportés juifs et des juifs décédés du camp de Rivesaltes. Il faudra cependant attendre le début des années 90 et la parution du Journal de Rivesaltes 1941-42 écrit par une infirmière suisse, Friedel Bohny-Reiter, pour que le camp, tombé dans l’oubli depuis le départ des derniers harkis fin 1964, revienne au cœur de l’actualité. 

A cette époque, le spectre de l’antisémitisme traverse toute la France. Profanation du cimetière juif de Carpentras, procès de l’ancien milicien Paul Touvier, assassinat de Réné Bousquet (l’organisateur de la rafle du Vél’d’Hiv’), sortie du film La liste de Schindler, reconnaissance par le président Chirac de la responsabilité de la France dans la politique antisémite de Pétain... 

Dans ce contexte à fleur de peau, Philippe Benguigui, alors président régional de l’UEJF (Union des étudiants juifs de France), réalise en 1992 un tour de France de la mémoire conclu par une cérémonie officielle à l’intérieur même du camp de Rivesaltes, qui appartenait au ministère de la Défense. Lui et Serge Klarsfelfd militent déjà pour la construction d’un mémorial et, en attendant, ils érigent en 1994 une stèle à la mémoire des juifs déportés à Auschwitz. 

Un an plus tard, une stèle à la mémoire des harkis est à son tour installée puis, en 1999, une stèle en hommage aux républicains espagnols et enfin, en 2009, une stèle pour les tsiganes. 

Le renoncement à l’oubli 

Plus personne ne pouvait ainsi dire qu’il ne savait pas. Si le retour en mémoire s’effectua en lien avec la période vichyste du camp, l’ensemble des communautés victimes de l’enfermement et de la force coercitive de l’Etat français n’hésitent plus désormais à revendiquer leur renoncement à l’oubli. 

En 1997, l’affaire des fichiers juifs de Rivesaltes (voir ci-dessous) fait plus qu’indigner l’opinion. Bourquin attend son heure. Dès son élection à la tête du Département, en 1998, il fait du projet de mémorial son cheval de bataille. A ses côtés, il peut compter sur le soutien des associations juives avec Philippe Benguigui, harkies avec Amar Meniker, Tsiganes avec Jojo Soles et républicains espagnols avec l’association FREEE. Deux ans plus tard, le conseil général vote l’approbation du projet de mémorial à l’unanimité. Le consensus est (presque) de mise sur l’échiquier politique. 

"Rivesaltes n’est pas Buchenwald. A partir du moment où on évitait les amalgames, l’UMP et moi-même avons soutenu le projet", témoigne le maire de la commune, André Bascou. 

L’obstination de Bourquin fit le reste. A l’initiative de l’association Zakhor pour la mémoire, il accompagne les époux Klarsfeld au mémorial Yad Vashem de Jérusalem ainsi qu’au mémorial de la déportation à Washington. 2010 : le permis de construire est délivré à l’architecte Rudy Riccioti. Et le monolithe surgit, tapi dans la poussière, mémorial de toutes lesm mémoires. Damien Alary, citant Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix : 

"Oublier, c’est se choisir complice". 

Une architecture qui "aborde la violence cachée du lieu"

par Estelle Devic

Le bâtiment du Mémorial, long de 230 mètres et semi-enterré, il ne s’élève pas au-delà de la hauteur des restes de baraques.  Une volonté de l'architecte qui ne voulait pas de bâtiment "bling bling" mais souhaitait qu’il "aborde la violence cachée du lieu". Interview.

Votre proposition avait séduit les porteurs du projet en 2005 et notamment Christian Bourquin qui appréciait particulièrement votre choix de ne pas dénaturer les lieux et de rester le plus discret possible. Pour quelles raisons avez-vous opté pour un bâtiment semi-enterré ?

Pour ne pas dépasser la hauteur des baraquements... L'enfouissement de la mémoire du site est aussi révélé par l’excavation. L’encastrement est aussi celle des mémoires impardonnables pour une possible fuite. 

La vocation du lieu est de transmettre l’histoire des tragédies qui ont traversé le XXe siècle et de s’ouvrir au monde extérieur. Comment avez-vous appréhendé cette question et réussi à éviter que ce bâtiment ne fasse penser à un tombeau ? 

Je ne souhaitais pas d’architecture bling bling, babacool ou autre transparence comme illusion de la démocratie. La réponse est frontale et sans équivoque. Le lieu était violent. La minéralité de la réponse pétrifie, dans le sol, la tragédie. 

Comment avez-vous choisi les matériaux qui permettent effectivement au bâtiment de se fondre complètement dans le paysage ? 

Le béton est le matériau du travail et de l’effort, il est territorial et n’est pas celui de l’importation de technologies. Se fondre dans le paysage n’était pas l’objectif mais parler d’effacement au lointain, oui. 

Une des particularités du bâtiment est ce long couloir sombre que le public devra traverser pour rejoindre les salles d’expositions. Quelle est sa vocation ? 

Une mise en tension émotionnelle et une expérience spatiale. On n’entre pas dans un Mémorial comme l’on va au spectacle ou dans un centre culturel.

Un large espace a été accordé aux scolaires qui travailleront ainsi dans des conditions optimales. C’est votre choix ou était-ce inscrit dans le cahier des charges ? Comment avez-vous conçu cette partie du Mémorial qui revêt une importance capitale dans la transmission de notre histoire ? 

Le Mémorial est austère, un mégalithe énigmatique. Cependant, à l’intérieur, l’espace est chaleureux. Les scolaires sont reçus dans un territoire éclairé par le ciel. Patio, sols en briques, jarre, fontaine... À l’intérieur, c’est un lieu pédagogique et de transmission. 

En décembre 2005, vous déclariez à L’Indépendant : « Après toutes nos réalisations, c’est le projet le plus difficile, celui sur lequel la réponse nous a paru la plus lourde à porter ». Selon vous, quelle est la part de responsabilité de l’architecte dans un tel projet ? 

L’architecture est toujours politique. L’architecte est responsable. Mais ce Mémorial est là pour prendre les coups à la place des absents. Il est la rencontre qui n’a jamais eu lieu avec la pesanteur d’une mémoire trop vite oubliée. Il aborde la violence cachée de ce lieu. 

Finalement, les baraquements existants et ayant résisté aux affres du temps ne seront pas réhabilités ou même conservés en l’état comme il avait été, un instant, envisagé. Quel regard portez-vous sur ce choix en tant qu’architecte ? 

Je l’assume car j’estimais falsificateur de restaurer les baraquements. Leur valeur d’ancienneté, même en état de ruine, signifie davantage tels qu’ils sont. Les rénover aurait, selon moi, relevé du cynisme.

Dans un entretien paru dans Le Monde fin septembre, vous insistiez sur la chape de plomb qui pèse sur Rivesaltes et notamment le fait que son fonctionnement ait été rendu possible grâce à la collaboration, sujet encore aujourd’hui difficile à aborder. Pensez-vous que l’ouverture du Mémorial va, peu à peu, permettre de soulever cette chape de plomb ? 

J’espère. C’est le minimum. 

Personnellement, qu’est-ce que ce projet vous a apporté sur le plan humain ?

J’ai découvert combien la collaboration des services de l’État était accablante à la période d’internement des juifs dans ce lieu. 

Joël Mettay ou l'affaire des fichiers juifs de Rivesaltes 

Ou comment en 1997, un journaliste de L’Indep révéla la découverte, dans une déchetterie des archives du camp... 

Par Vincent Couture

Rendez-vous avait été pris dans un restaurant du centre de Perpignan. Et, en fin de déjeuner, l’ancien journaliste de L’Indépendant, Joël Mettay, se rendit compte qu’il avait oublié sa sacoche en terrasse... Celle-ci aurait pu finir au fond d’une poubelle, tout comme les archives du camp Joffre de Rivesaltes ayant trait à la période vichyste (1941-42), documents qui furent retrouvés à la déchetterie de Perpignan en novembre 1996 par un employé municipal, le dénommé Jacques Chamoux... Six mois s’écouleront entre cette découverte et la publication de ladite découverte par Joël Mettay.. 

"Chamoux était très méfiant, il avait raison. Après avoir alerté en vain la synagogue de Perpignan et Le Travailleur Catalan, il finit par contacter L’Indépendant, qu’il n’aimait pourtant pas. Après réflexion, la direction décida d’y consacrer un article le 8 mai 1997, sans publier de documents. Je n’imaginais pas alors l’ampleur que ces révélations prendraient", confie l’homme qui déclencha, bien malgré lui, "l’affaire des fichiers juifs de Rivesaltes". 

De ce scénario rocambolesque naquit un scandale politico-journalistique dont l’ampleur eut pour conséquence de réveiller les consciences dans l’opinion publique et de raviver la mémoire du camp en tant que phénomène social. 

"Sans la légèreté de l’administration et les esclandres provoqués par l’ancien préfet Bernard Bonnet (1993-98), il n’y aurait pas de mémorial aujourd’hui . Merci le préfet Bonnet", confie sereinement Joël Mettay dix-huit ans plus tard. 



Contraste saisissant avec la violence des attaques dont il fut l’objet à l’époque. Au-delà du scandale, l’émoi de la société réactiva la mémoire du camp Ainsi, en pleine guerre des droites, le préfet Bonnet, hostile au maire Jean-Paul Alduy, l’accusa de “couvrir” les défaillances de la Ville et porta plainte contre lui et Chamoux pour « recel d’archives » ; un journaliste local écorna violemment son honneur de journaliste, le suspectant de manipulation ; le CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives de France) exigea que les fichiers soient remis au centre de documentation juive contemporaine ; des historiens universitaires l’apostrophèrent en pleine conférence de presse... 

Joël Mettay n’avait rien décidé et tout lui est tombé dessus. "Sans compter tous les médias qui m’appelaient d’Allemagne, des Etats-Unis, de Belgique... Certains, mal informés, ont raconté n’importe quoi", se souvient-il, tandis que l’enquête judiciaire concluera in fine au dilettantisme de l’ensemble des services administratifs du département. 

De polémiques en règlements de compte, l’affaire fit grand bruit. Y compris jusque dans la sphère des artistes et des intellectuels (Simone Veil, Edgar Morin, Claude Simon...), qui dénoncèrent l’indignité du sort réservé à ces fichiers dans une pétition menée par les historiens locaux Claude Delmas et Claude Vauchez. Ou quand la petite histoire ressuscite la grande, le retour en mémoire s’effectuant dans le domaine de l’émotion et du jugement a posteriori et non pas dans le registre de l’analyse historique. 

Dès la publication de l’article, pourtant, l’écrivain rivesaltais Claude Delmas appela à la constitution d’un “Comité pour un mémorial au camp Joffre”. Puis la cinéaste suisse Jacqueline Veuve vint présenter à Perpignan un film tiré du “Journal de Rivesaltes 1941-42” de Friedel Bohny-Reiter. Côté bibliographie, Anne Boitel fut la première à approfondir la question (“Le camp de Rivesaltes 1941-42”), avant que Joël Mettay n’y aille également de son témoignage (“L’Archipel du Mépris”). 

Un livre où l’on apprend le funeste destin de son grand-père paternel, déporté et mort à Auschwitz, comme 2 289 juifs ayant transité par le camp de Rivesaltes. L’Histoire se remettait en marche et Christian Bourquin, élu à la tête du Conseil général en 1998, pouvait s’emparer du projet de mémorial, l’œuvre de sa vie.

« Nous étions en sursis mais la vie était là, juste à côté »

En 1941, à 12 ans, Pepita de Bedoya arrive au camp de Rivesaltes après 15 mois dans l'enfer d’Argelès. Après avoir passé sa vie à essayer d’oublier, aujourd’hui, à 87 ans, elle se souvient.

Par Barbara Gorrand

Elle a longtemps gardé le silence, Pepita. Comme si sa vie avait commencé là, dans ce petit village des Yvelines dont elle a même adopté l'accent. Cinquante années d’une vie heureuse, à voir grandir ses six enfants, à gâter ses neufs petits-enfants. Et puis, Christiane, sa fille, lui annonce qu’elle déménage. Dans le sud. À Argelès, pour être précise… 

Et Pepita, la souriante, la pétillante, l’heureuse Pepita a vu ressurgir la petite fille terrifiée qu’elle était, ce jour de février 1939, lorsqu’elle a découvert la "plage"

"À Argelès il n’y avait rien, rien que des milliers de personnes terrifiées. C’était l’enfer. Il n’y avait pas de baraques, il n’y avait rien. Rien que des milliers de personnes terrifiées, et tout autour, des soldats armés à cheval."


Pepita de Bedoya a 10 ans, et cela fait déjà bien trop longtemps que l’horreur fait partie de son quotidien. Il est loin le temps où la fillette coulait des jours heureux en famille, à Bilbao. Déjà un an qu’elle n’a pas vu son père, haut gradé de l’armée républicaine emprisonné à Burgos. 

Elle ne le reverra d’ailleurs jamais : il sera fusillé le 3 août 1939, et jeté dans une fosse commune. Sa mère, Benita, pasionaria de la première heure recherchée par les franquistes, a voulu mettre ses enfants à l’abri. Mais sur une route du Pays basque, Progresso, le petit dernier, meurt sous les bombardements italiens. Benita restera quatre jours dans un fossé, berçant cet enfant mort dans ses bras, avant de reprendre sa longue marche vers la France. À l’arrivée à Argelès, ils ne sont plus que quatre : Benita, Pepita, son grand frère Antonio et sa grande sœur Conchita. 

"Il y avait des rats, des gens qui hurlaient, il faisait froid, ou alors très chaud… Toutes les nuits, des enfants mourraient autour de moi. Je suis tombée malade. Ma mère a eu tellement peur pour Conchita qu’elle l’a confiée à Antonio, et ils sont repartis en Espagne. On ne le savait pas, mais il se passerait vingt-cinq ans avant qu’on ne revoie mon frère…"

Alors, forcément, après quinze mois dans l’enfer d’Argelès, l’arrivée à Rivesaltes est presque un soulagement. 

"Des baraques en dur ! Pour moi, cela ressemblait à une maison. Une maison où l’on s’entassait à cinquante, sans intimité, mais une maison quand même. Et surtout, il n’y avait plus ces gardes terrifiants… Je ne sais pas. Peut-être tout simplement que je m’étais habituée à souffrir". 

Dans ce camp ouvert aux quatre vents, et où elle se souvient d’avoir eu soif, Pepita meuble ses longues journées d’ennui.  

"Nous étions en sursis mais la vie était là, juste à côté, et il nous fallait continuer. Instinctivement, c’est ce que nous faisions". 



Aux premiers mois de la vie au "camp d’hébergement" de Rivesaltes, Pepita profite de la désorganisation des autorités françaises, qui ne répondent pas encore aux critères de l’Allemagne. Pendant que sa mère prépare le riz au lait quotidien dans les cuisines de la Croix Rouge suisse, Pepita partage ses rêves avec la petite Trudi, Espagnole comme elle, mais juive de surcroît. Elle troque ses quignons de pain contre les très beaux timbres que ce vieux juif est parvenu à conserver. Et le soir, parfois, elle danse et chante avec les Tsiganes. 

"Les gitans m’ont sauvé la vie ! Ils parvenaient toujours à désamorcer les tensions dans le camp par une chanson, un pas de danse… Ils apportaient un peu de joie dans cet univers de tristesse". 




Une joie illusoire : bientôt, les autorités vont séparer les internés en fonction de leur origine. Pepita n’a jamais su ce qu’était devenue Trudi, ni ce vieil homme qui lui a donné le goût de la philatélie. Emportés dans le fracas de l’histoire. Et peu après, Pepita et Benita sont transférées au camp de Gurs. Un nouvel enfer, dont elle ne sera extirpée que par la ténacité des infirmières suisses qui les avaient connues à Rivesaltes. 

C’est peut-être en leur honneur que Pepita deviendra infirmière, qu’elle rencontrera son mari, et recommencera sa vie. Sans regarder en arrière. 

"La joie, c’est ce qui m’a le plus manqué. Et je ne voulais pas transmettre de souvenirs tristes à mes enfants. Alors, je n’en ai jamais parlé. Pas même avec maman, qui a vécu avec nous jusqu’à la fin. Pas même quand elle hurlait la nuit, aux prises avec ses cauchemars". 

De la vie d’avant ne subsistent que des symboles. Cette Internationale que Benita entonne avec force à chaque Noël. Ce drapeau républicain, avec lequel elle sera enterrée. Et cette peur irrépressible des chevaux… Pepita est finalement retournée à Argelès, voir sa fille et son gendre. L’ironie est parfois douloureuse : ce jour-là, elle est arrivée en avion. À Rivesaltes… 

"Elle nous a indiqué le chemin, et arrivés sur les ruines, tout lui est revenu. L’appel, les infirmières, le baraquement, la soif… Elle a pleuré pendant des heures. Et on a commencé à se renseigner", se souvient Christiane. Vendredi, Pepita ne sera pas à Rivesaltes. 

"Parce que j’ai 87 ans, maintenant. Et que je n’ai pas besoin d’être là pour me souvenir". 

Ce n’est pas qu’elle soit contre l’idée d’un mémorial, Pepita. Mais c’est vers l’avenir qu’elle préfère se tourner : 

"Tout cet argent… Est-ce qu’il n’aurait pas été plus utile à ceux qui, aujourd’hui, sont à leur tour jetés par milliers sur les chemins de l’exil ?" 

1941-1942 : du camp de Rivesaltes 
à Klaus Barbie

par Vincent Couture

Témoin de la soumission zélée de Vichy au IIIe Reich, le camp de Rivesaltes a accueilli plus de 7 000 juifs entre 1941 et 1942, dont 2 289 (110 enfants) furent déportés à Auschwitz via Drancy. Bien qu’il se trouvât à l’époque en zone libre, le camp Joffre de Rivesaltes fut le théâtre du collaborationnisme de l’État français dans la politique de déportation des nazis. 

Avant de monter dans les wagons, il fallait ainsi effectuer un triage, selon des critères de santé qui excluait a priori les femmes et les enfants. Seuls ceux qui réussirent à s’évader durant les transferts auront la vie sauve. Si, au départ, les juifs sont internés en tant que ressortissants de puissances ennemies, le régime de Vichy se chargera d’y envoyer aussi les juifs des quarante départements de la zone libre. Ainsi de la famille d’Alexandre Halaubrenner, dont nous retraçons le terrifiant récit, du camp de Rivesaltes au procès de Klaus Barbie.

Internée au camp de Rivesaltes en novembre 1942, la famille Halaunbrenner, décimée par la barbarie nazie, symbolise l'acharnement dont furent victimes les juifs en plein régime de Vichy. Alexandre Halaunbrenner, 83 ans, témoigne : 

"J'avais dix ans quand on m’a forcé à porter l’étoile". 

L’histoire racontée par Alexandre Halaubrenner est effroyable. Elle glace le sang et fait se plier l’échine humaine devant tant d’angoisse et de barbarie. Né le 28 octobre 1931 de parents juifs polonais, Alexandre fut le témoin de l’arrestation de son père Jacob et de son frère Léon par Klaus Barbie, le 24 octobre 1943 au foyer familial, 14, rue Pierre-Loti, à Villeurbanne. 

"Barbie a sorti son revolver et a menacé mon père de le liquider sous 24 heures s’il ne livrait pas son neveu Joseph, qui était dans la résistance. J’ai eu aussitôt un mal de ventre épouvantable. Ne supportant plus d’entendre l’interrogatoire, j’ai caché ma tête sous un oreiller. C’est la journée la plus horrible de ma vie". 

Un mois plus tard, Alexandre ira reconnaître son père à la morgue, criblé de dix-sept balles de mitraillettes dans les sous-sols de la Gestapo de Lyon. Ses deux sœurs, Mina (8 ans) et Claudine (5) ans, placées à la Maison d’Izieu par l’OSE (Œuvre de secours aux enfants), seront déportées à Auschwitz par le convoi 76 du 30 juin 1944 à la suite de la rafle organisée par le « Boucher de Lyon ». 

Déshabillées et gazées une heure après leur arrivée au camp. Léon, l’aîné de la fratrie, fut transféré à Drancy par le convoi 63 le 17 décembre 1943, puis fusillé avec 188 déportés le 17 avril 1945 à Koselitz, près de la frontière autrichienne, quatre jours avant l’arrivée des troupes russes. 

"Mon frère a résisté seize mois. Je n’ai découvert ses archives qu’il y a cinq ans", regrette Alexandre.

Retour en arrière. 6 octobre 1942. Fuyant Paris et le régime de Vichy aux lois de plus en plus restrictives afin de rejoindre Jacob en zone libre, Itta-Rose Halaubrenner et ses cinq enfants sont arrêtés et emprisonnés à Nexon (Haute-Vienne), avant d’être transférés au camp de Rivesaltes, le 4 novembre 1942. Léon (13 ans), Alexandre (10 ans et demi), Mina (7 ans), Claudine (3 ans) et Monique (11 mois) découvrent la rudesse de la tramontane, les vaccins obligatoires contre la fièvre typhoïde et la faim qui noue l’estomac et vampirise le cerveau. 



À leur arrivée au camp, les enfants et leur mère sont placés dans l’îlot J, bien que les deux garçons dorment dans une baraque séparée avec des républicains espagnols et tsiganes de leur âge. Jacob, boulanger de profession, intègre l’îlot K réservé au Groupement de travailleurs étrangers (GTE) et sera envoyé à Arles-sur-Tech. Le premier jour reste gravé dans la mémoire d’Alexandre.

"L’eau était contaminée, des gens étaient en train de mourir à l’infirmerie. Avec Léon, on avait très faim. On nous a servi une soupe aux navets mais un gitan a craché dans mon assiette. Dans un réflexe, Léon a donné une claque au jeune. On croyait l’incident terminé mais, à la sortie, Léon a reçu un gros caillou sur la tête. Le camp, c’était aussi chacun pour soi. On dormait sur des paillasses, nos chaussures à la main, car les vols étaient nombreux. Dans la nuit, le sérum a commencé à faire son effet, c’était très douloureux. Alors, on s’est faufilé dans le camp pour aller rejoindre maman". 

La famille Halaunbrenner restera un mois à Rivesaltes. Le 27 novembre 1942, elle est déplacée au camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques). Neuf mois à batailler principalement contre l’ennui et la faim avec, pour unique repas, du pain au maïs, une soupe de navets et du pâté d’abat gélatineux. 

Là-bas, Alexandre attrapera des poux, la gale, l’impétigo et la gourme. Sans oublier l’angoisse liée au sort de son père, lequel, après moult transferts, une évasion de quatre mois et un emprisonnement à la prison de Montluc, finira dans les mailles de Barbie, le chef de la Gestapo de Lyon. Désemparés, les Halaubrenner sont désormais voués à la clandestinité. Ils trouvent alors refuge auprès de l’UGIF (Union générale des israélites de France). Devant travailler pour assurer leur survie - elle fabriquait 200 pains par jour -, Itta-Rose cache Mina et Claudine à la colonie d’Izieu, tandis qu’Alexandre et Monique sont livrés à eux-mêmes la nuit, où ils dorment dans des gares de triage. 

"C’était terrible. Monique n’arrêtait pas de réclamer sa mère", confie Alexandre. 

La petite sera ensuite placée dans une pouponnière, ce qui lui sauvera la vie. Tous trois n’apprendront la fin tragique de Mina et Claudine qu’après la Libération. Itta-Rose est dévastée. La guerre lui a enlevé un fils, deux filles et son mari. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Avec ses deux enfants survivants, elle mettra toute son énergie, dès 1972, à traquer Klaus Barbie en Bolivie aux côtés de Beate et Serge Klarsfeld, jusqu’à son arrestation en 1983. Le 4 juillet 1987, le « Boucher de Lyon » est condamné à la réclusion à perpétuité pour crimes contre l’humanité. Itta-Rose, partie civile au procès, s’éteint un an plus tard. Monique, 73 ans et Alexandre, 83 ans, sont aujourd’hui les deux seuls rescapés.


Interview par Vincent Couture

Serge Klarsfeld, vous avez révélé en 1978 la liste des déportés juifs du camp de Rivesaltes...

 "J'ai aussi publié en 1993 les transferts de juifs du camp de Rivesaltes et de la région de Montpellier vers le camp de Drancy. Tous les déportés de Rivesaltes se sont retrouvés avec leur nom, prénom, date et lieu de naissance, ainsi que les dates de leur transfert vers Drancy. Je suis également venu à Perpignan avec des fils et filles de déportés. Avec Philippe Benguigui (président de l’association Zakhor pour la mémoire), on a acquis une parcelle de terrain pour faire ériger une stèle et on y a organisé plusieurs cérémonies avec Frêche et Bourquin. Il y a aussi eu ce film avec notre porte-drapeau Alexandre Halaunbrenner. On a entretenu cette mémoire. Beate (son épouse) et moi avons accompagné Christian Bourquin en Israël et en Allemagne, il voulait voir les différents centres de mémoire. À partir de là, s’est créé un comité scientifique représentants les mémoires de toutes les communautés". 

Rivesaltes, le Drancy de la zone sud...

"J’ai inventé cette expression car c’était le cas. Rivesaltes était en zone libre, il n’y avait pas d’Allemands. Les 26 et 27 août 1942, il y a eu une grande rafle de juifs considérés comme apatrides (Autrichiens, Russes, Polonais, Tchèques...) dans les 40 départements de la zone libre, de façon à compléter le nombre de juifs envoyés à Drancy. Le gouvernement de Vichy en avait promis 10 000 aux Allemands. Rivesaltes devenait le lieu de rassemblement de toute la zone libre". 

Migrants, frontières, barbelés...ce vocabulaire revient en force. Traduit-il une culture européenne de l’enfermement ? 

"La France n’a pas interné les Polonais et les Italiens. Et si on a interné les républicains espagnols, ce ne fut pas le cas des Espagnols qui cherchaient du travail dans les années 50. Donc ça dépend des périodes. Quand règnent le chômage et la crise et qu’arrivent soudainement des masses de réfugiés politiques, on interne parce qu’on ne sait pas quoi faire des masses. On ne peut pas laisser les gens se balader dans les rues. Certains migrants ont été accueillis au camp de Dachau". 

La symbolique vous choque-t-elle ? 

"Dachau est un espace vide qui a été un espace de mort. Alors en faire un espace de vie et de survie des réfugiés politiques là où les conditions de vie étaient abominables, je n’ai aucune critique à faire. On peut très bien en faire un espace digne, avec des tentes, de la nourriture et une hygiène convenables".

Tsiganes : Français dans un camp 
pour étrangers

par Julien Marion 

Durant deux ans, plus de 1 300 Tsiganes majoritairement originaires du nord-est de la France seront internés au camp de Rivesaltes. 

Dans un dénuement total. Ni les gouvernements successifs qui ont multiplié au début du XXe siècle des lois répressives à leur encontre, ni les autorités du camp de Rivesaltes, ne leur ont donné officiellement le nom de « Tsigane » ou de « gitan », préférant « nomades » ou « français ». 

Pourtant, ces populations ont payé un lourd tribut. Entre janvier 1941 et novembre 1942, 1 334 Tsiganes vont être internés au camp de Rivesaltes en provenance des camps d'Agde, d’Argelès ou tout simplement des départements où ils avaient trouvé refuge. Car deux vagues successives vont jeter les Tsiganes sur les routes. Une première en septembre 1939 où dans un rayon de 20 km autour la frontière allemande et pour éloigner les habitants des zones de combat, 600 000 Alsaciens et Mosellans sont évacués vers des départements de repli. Une seconde, une fois le pays vaincu, avec l’expulsion par les Allemands des Tsiganes, communistes et juifs de la zone occupée. 

Forcées dans un premier temps à la sédentarisation sans ressources, ces populations vont glisser rapidement de l’assignation à résidence à l’internement, selon le souhait du gouvernement collaborationniste de Vichy avec l’approbation quasi unanime des populations locales. C’est ce que confirme l’historien Nicolas Lebourg dans "Rivesaltes, le camp de la France" aux Éditions Trabucaire. 

"Le décret du 6 avril 1940 assigne à résidence - pouvant être un camp - les "nomades". Le sous-texte est clair : le nomade est apatride, l’apatride est un traître. De cinq à six milles Tsiganes furent ainsi internés dans les camps français. Si, malgré une tendance structurante à l’accommodation, la politique antisémite de Vichy rencontra globalement le désaccord de la population française, tel ne fut pas le cas concernant cette répression des Tsiganes". 



Même si 92 % des Tsiganes internés à Rivesaltes sont français, l’historien Alexandre Doulut note dans son livre "Les Tsiganes au camp de Rivesaltes" que pour les autorités, "les nomades français sont nomades avant d’être français. Ils ne sauraient bénéficier des mêmes droits que les autres expulsés d’Alsace-Moselle". Dès l’automne 40 donc, la politique d’internement général fut mise en œuvre. 

"Certains préfets ne se sont pas privés d’utiliser cette circulaire au-delà des seuls Tsiganes expulsés d’Alsace-Moselle. Trop grande était la tentation de se débarrasser légalement de toutes les familles tsiganes qui suscitaient l’hostilité des maires. En plus des “non-désirés” expulsés alsaciens, les camps d’Agde et d’Argelès voient arriver ceux des Tsiganes qui sont devenus “indésirables” en raison de leur mode de vie et de leur absence de revenus". 

Dans le camp, l’enfer n’est jamais loin pour ces éternels voyageurs forcés à l’internement. C’est le témoignage de Roger Demetrio livré à l’auteur d’Études Tsiganes, Mathieu Pernot.

 "À l’époque, nous avions des roulottes avec des chevaux. Un jour, ils sont venus nous chercher et nous ont mis dans les camps de concentration. On a dû laisser nos roulottes et nos chevaux et on ne les a jamais récupérés. Ils ne nous ont pas expliqué pourquoi on allait dans ces camps. Ils nous ont d’abord emmenés à Rivesaltes. Il y avait toute ma famille. Nous sommes restés quelques mois dans celui-ci et puis, avec quelques-uns, nous nous sommes échappés". 

Internée également à Rivesaltes, Germaine Campos fait les mêmes confidences à Mathieu Pernot. 

"Les gendarmes sont venus nous chercher. Ils nous ont dit qu'ils nous mèneraient dans un lieu où nous aurions des maisons et dans lequel nous serions bien nourris. Alors, nous sommes allés au camp de Barcarès, puis à celui de Rivesaltes. Nous sommes presque restés six mois dans ce camp. Nous étions mélangés avec d’autres personnes qui n’étaient pas gitanes. Un jour, ils ont pris des hommes pour les emmener à Saliers pour qu’ils y construisent les maisons. Parmi eux, se trouvaient mon père et mes deux frères. Au bout d’un certain temps, comme on ne les avait pas vus depuis longtemps et qu’on se faisait du souci pour eux, je me suis échappée du camp de Rivesaltes avec ma mère pour aller les voir. Nous avons pris le train jusqu’à Nîmes et sommes allées à Saliers. Nous sommes restées une nuit dans ce camp avec mon père et lorsque le chef du camp nous a trouvées le matin, il nous a obligées à repartir à Rivesaltes". 

Deux témoignages qui montrent plusieurs réalités aujourd’hui confirmées par le travail des historiens. À savoir que les possibilités légales de libération (une sur cent à Rivesaltes concerne un Tsigane) sont rares pour ces populations qui vivent mal la privation de liberté et les souffrances de leurs enfants frappés de malnutrition. Ce sont ces problèmes de séparation, de faim et de défaut de soins qui la plupart du temps poussent les Tsiganes à s’échapper du camp. Selon les données d’Alexandre Doulut, les deux tiers à Rivesaltes auront effectué au moins une fois une tentative. 

Des évasions parfois de courte durée pour récupérer de la nourriture dans un pays où ils ne sont les bienvenus nulle part. Trente-quatre Tsiganes mourront à Rivesaltes en 1941-1942 dont la moitié d’enfants en bas âge. À la fermeture du camp après l’invasion de la zone libre, certains regagneront le camp de Saliers, près d’Arles, spécifiques aux populations gitanes mais faute de place, Vichy se voit dans l’obligation de revenir au principe de l’assignation à résidence. 

Signe que ces populations seront au centre de toutes les attentions des autorités, à la Libération et alors que Rivesaltes devient un centre de séjour surveillé pour les collaborateurs, il est prévu, mais sans réalisation effective, d’y interner des nomades. D’ailleurs dans d’autres camps, l’internement continua jusqu’en mai 1946 dans la plus grande indifférence et sans cadre légal selon les souhaits des préfectures qui voyaient en eux des sources de problèmes.

53 ans après, l'histoire 
inachevée des harkis

par Vincent Couture

De 1962 à 1964, Un harki sur deux est passé par Rivesaltes. La communauté n'en finit plus de revendiquer la reconnaissance de son abandon par la France.

Cinquante-trois ans après la fin de la guerre d'Algérie (1954-1962), l’indignation des harkis reste d’une brûlante actualité. Alors que le mémorial de Rivesaltes se présente en symbole des drames vécus par les républicains espagnols, les tsiganes, les juifs en partance pour Auschwitz et les harkis, ces derniers, par la voix de la deuxième génération, revendiquent encore et toujours la reconnaissance de la responsabilité de la France dans leur abandon. 

"De Gaulle nous a désarmés et laissés mourir. Les candidats Sarkozy et Hollande nous ont fait plein de promesses en l’air, ils font tous ça. Mais nous, ce qu’on veut, c’est l’inscription de cette reconnaissance dans un texte de loi", milite Boaza Gasmi, président du Comité national de liaison des harkis (CNLH). 

Un dialogue de sourds qui s’éternise... L’histoire des harkis, ces « apatrides de la République », n’est pas encore terminée. 19 mars 1962. Le cessez-le-feu (accords d’Evian) signe le début de sanglantes représailles en Algérie. La chasse aux supplétifs musulmans de l’armée française, considérés par la mère-patrie comme des traîtres et des collabos, s’intensifiera après le référendum d’autodétermination du 1er juillet proclamant l’indépendance du pays. Fuir ou mourir, il n’y a pas d’autre issue. 



Près de 22 000 personnes (sur 42 000), soit un harki sur deux, passeront par le camp de Rivesaltes de juin 1962 à décembre 1964. Un chiffre considérable, alors qu’au moins 70 000 d’entre eux, selon les historiens, seront massacrés, égorgés, enterrés vivants de l’autre côté de la Méditerranée. Les premiers à se pencher sur le sort des harkis sont les psychiatres Débarqués en Catalogne dans un lieu hostile à l’homme - il neige lors de l’hiver 1962 -, ils rencontrent aussitôt la faim, l’ennui, la solitude et une certaine hostilité des locaux lors des permissions de sortie. 




La vie au camp, qui obéissait à une discipline quasi-militaire, se révèle être catastrophique sur le plan psychologique. Durant cette période, les premiers à se pencher sur le sort des harkis ne sont ni les politiques ou les sociologues mais les psychiatres, alertés par les ravages du déracinement et de la dépression, de l’alcoolisme et du suicide. S’il n’existe pas de statistique en la matière, l’hôpital de Thuir témoigne aujourd’hui encore de l’indicible héritage légué aux générations suivantes. Car le silence, les non-dits et les tabous furent partagés par tous les acteurs de la guerre jusque dans les années 80 : les pieds-noirs, les appelés, les harkis et l’Etat. Indifférence coupable pour les uns, torture mentale pour les autres. 

"La bascule se fera à la fin des années 90, quand les associations porteront des revendications matérielles mais aussi mémorielles, en demandant la reconnaissance de leur histoire collective", souligne l’historien Abderahmen Mounem (*). 

A l’aube de l’année 1965, la majorité des harkis a quitté le camp Joffre pour s’enraciner en Languedoc-Roussillon, en PACA ou dans le Nord. Ceux qui restent - une trentaine de familles - sont considérés comme très difficilement reclassables, voire irrécupérables, selon le terme employé à l’époque par le ministre des Rapatriés, François Missoffe. « On était dans une perspective presque anthropologique où il fallait aider de grands enfants à devenir matures », témoigne Abderahmen Mounem. Dès lors, les harkis seront déplacés au hameau de forestage, juste à côté du camp, où ils vivront dans des conditions insalubres jusqu’en 1976, avant d’être installés à la cité du Réart, sur une ancienne décharge. Le mémorial leur rend désormais hommage. Eux attendent qu’un gouvernement tienne enfin ses promesses. « Justice et réparation », clament-ils.  

(*) Rivesaltes, le camp de la France de 1939 à nos jours (Nicolas Lebourg et Abderahmen Moumen – 2015 ed. Trabucaire).

Hocine Hamani : "On a sombré dans l'oubli"


par Vincent Couture

Entre vague à l'âme, amertume et regrets, il ne se souvient plus d’aucune date précise. Ni celle de son arrivée en France, fin 1962 à Marseille, ni la date d’anniversaire de ses quatorze enfants. En revanche, Hocine Hamani se remémore comme si c’était hier l’embuscade qui lui coûta l’amputation d’une jambe durant la guerre d’Algérie. 

"C’était en Kabylie, le 9 février 1961 à 6h45. Le soldat à côté de moi est mort sur le coup. Je suis resté à l’hôpital jusqu’à la proclamation d’indépendance", raconte-t-il à 75 ans. 

M. Hamani a été nommé officier de la Légion d’honneur après décret du 14 février 2002 pour services rendus à la nation. La reconnaissance de l’Etat français et de ses gouvernements successifs s’est arrêtée là. Plus d’un demi-siècle d’indifférence a passé. Aujourd’hui, Hocine Hamani se débat dans un passé tortueux. 

"Le plus dur, ça n’a pas été la guerre. Ce fut notre arrivée en France. On a sombré dans l’oubli". 

Isolement et solitude Ayant quitté l’Algérie dans l’urgence pour fuir de sanglantes représailles, Hocine Hamani, considéré comme un traître à la mère patrie, a débarqué au camp sans sa famille, qui ne l’a rejoint qu’en 1965. 

"Je n’ai pas vu mes deux premiers enfants pendant quatre ans. Aux gens de juger si c’est dur ou pas... Quand on est arrivés au camp par camion, on croyait trouver un peu de liberté. Mais on s’est retrouvés dans des tentes avec des barbelés autour. On ne pouvait pas sortir en ville sans autorisation. Alors on s’est mis à se saouler et à fumer. On était clairement enfermé". 

Avec obligation d’obéir à un chef de camp, interdiction faite aux enfants d’être scolarisés dans les villages alentours, nourriture infecte, hygiène déplorable... Sans oublier les insultes racistes lancées par la population rivesaltaise, laquelle a mis plusieurs décennies avant d’épouser sans frein la cause harkie. 

Ce quotidien ségrégationniste dura jusqu’à fin 1964, pour mieux se prolonger au hameau de forestage jusqu’en 1976. Malgré tout, Hocine Hamani, ami intime de la famille du rugbyman Bernard Goutta, ne reniera jamais son dévouement envers le drapeau tricolore. 

"Je suis reconnaissant à la France de m’avoir accueilli, même si elle nous a mal accueillis". 

Après un an et demi au camp d’internement de Rivesaltes, M. Hamani fut déplacé au camp de Bias, avant de revenir en Catalogne pour satisfaire à sa demande de nationalité française. Une main tendue, en vain, pour son intégration...