1907-2017 : il y a 110 ans, la révolte des vignerons

Cinq dates-clé, sept grands témoins, un historien : que reste-t-il, 110 ans après, de la "révolte des gueux" qui a embrasé le Midi viticole 

Episode 1 : la marche des 87 d'Argeliers

Marcher pour la survie d'un peuple

À la fin de 19e siècle en Languedoc, et surtout dans le Biterrois et le Narbonnais, nombreuses sont les grandes exploitations viticoles. La crise phylloxérique a creusé le fossé entre les grandes entreprises et les petites exploitations, mais celles-ci parviennent à se maintenir tant bien que mal. La maladie ravage le vignoble et met fin à 50 années de croissance économique dans la région. En 1901 et 1902, une baisse brutale du prix du vin a une forte répercussion sur le niveau de vie des ouvriers agricoles, qui voient leur salaire journalier réduit de moitié. Le mouvement syndical commence à se développer. 

En 1903, malgré une hausse des cours du vin, aucune hausse des salaires n’est décidée. Quelques mouvements de grève commencent à poindre, et les pouvoirs publics sont inquiets. Ils craignent ces grèves qui pourraient s’étendre, se durcir, se politiser... Et c’est exactement ce qui va se passer.Dans tous les villages de l’Aude, les ouvriers agricoles multiplient les grèves, sans que la situation ne s’améliore pour autant. Les parlementaires du Midi se heurtent à l’Assemblée Nationale, et toutes leurs propositions sont rejetées. 


À Aigues-Vives, à Durban, à Saint-Pierre-des-Champs, à Argeliers, les conseils municipaux démissionnent. Démunis, ouvriers agricole comme propriétaires terriens ne parviennent plus à payer leurs impôts.En janvier 1907, les députés du Midi dénoncent à nouveau la situation critique de la viticulture et demandent au gouvernement d’intervenir. Une commission d’enquête parlementaire est mise en place et chargée de trouver des solutions.


Le 11 mars 1907, réunis par Marcellin Albert, ils sont 87 d’Argeliers à se rassembler au son du clairon afin de se rendre à pied à Narbonne, rencontrer les parlementaires de la commission. Ayant été écoutés mais pas entendus, concernant l’abrogation de la loi sur la chaptalisation et le problème de la surproduction, un comité de défense viticole est créé. A leur tête, Marcelin Albert, le chef de file du mouvement, entraîne une foule toujours plus nombreuse au fil des manifestations pacifistes. Trois mois plus tard, ils seront plus de 600 000 dans les rues de Montpellier...Cette révolte prend fin le 29 juin 1907 suite au vote de la loi réglementant l’élaboration des vins français, toujours en vigueur actuellement.

« Pendant un siècle, les événements de 1907 sont tombés dans l'oubli »


Jean-Luc Cambon est viticulteur et bourrelier. Habitant d'Argeliers, lieu de naissance du mouvement vigneron de 1907, il est l’arrière-arrière-petit-fils de deux participants à la marche vers Narbonne : MM. Petras et Raco, respectivement maçon et menuisier, et viticulteurs. Il revient pour nous sur la place et la transmission de cet événement dans sa famille et dans son village.

Est-ce que la tradition viticole a perduré dans votre famille ?

Complètement. Mes aïeux avaient des vignes en parallèle d'une autre activité, comme la plupart des gens d’ici. Mon père était bourrelier et ma mère avait un café, mais tous deux avaient quelques vignes à côté. Pour ma part, j’ai commencé dans le milieu médical, dans un hôpital à Lyon, mais j’ai rapidement éprouvé le besoin de revenir. Mon attachement à la terre, au village, à la ruralité a été plus fort. Je suis devenu bourrelier et viticulteur. Après avoir eu jusqu’à 17 hectares de vignes, je travaille aujourd’hui 8 ha et je suis coopérateur à la cave d’Argeliers. J’écris également des textes ou des chansons souvent en relation avec l’identité occitane.

Dans la famille, comment s'est transmis le souvenir de cet événement ?

Pendant longtemps, le sujet est resté tabou, on n’en parlait presque pas. Et puis un jour, en classe de 1re, alors que j’étais au lycée à Béziers, j’ai été chargé de faire un exposé sur 1907. J’ai donc consulté mes grands-parents ainsi que Mme Bosc, la nièce de Marcelin Albert. Cette dernière a d’ailleurs été impressionnée de voir que l’événement - qui s’était relativement mal terminé à cause du fameux billet de train payé par Clémenceau - pouvait intéresser un jeune, preuve qu’il était un peu tombé dans l’oubli. Pendant quelque temps, j’ai été intéressé par la marche des 87 et le reste des événements de 1907, avant, à mon tour, d’oublier toute l’histoire pendant de nombreuses années. J’ai tout de même tenu à raconter l’épopée des 87 à mes fils, très jeunes, pour qu’ils s’intéressent à l’histoire de leur région et de leur famille. Pour ne pas qu’ils ne la découvrent comme moi, un peu par hasard.



À Argeliers, village d'origine des 87, quel est le poids de l'héritage historique ?

Là aussi l’événement est longtemps resté tabou. Finalement, ce n’est qu’en 2007 au moment du centenaire, que quelque chose a commencé à se construire au village. André Marty, le descendant d’Antonin Marty, le clairon de Marcelin Albert, a eu beaucoup d’idées pour célébrer ce centenaire. Avec lui, nous avons lancé la fête de l’Enquant, qui fêtera ses dix ans cette année. En outre, la mairie et la cave coopérative se sont associées pour que nous puissions planter une vigne commémorative. Elle compte 87 rangées qui portent chacune le nom d’un des participants à la marche. Les enfants de l’école communale ont été associés au projet : ils ont participé à la plantation et effectuent une partie de la récolte tous les ans. Une cuvée spéciale est mise en bouteille, et ses bénéfices reviennent à l’école. Cela permet aussi aux nouveaux habitants d’Argeliers de connaître un pan de l’histoire locale grâce à leurs enfants. Tout village viticole devrait avoir une vigne pour les enfants.

Cet épisode de 1907 a-t-il eu d'autres répercussions localement ?

André Marty a également eu l'idée de créer ''la confrérie des compagnons de la vigne des 87’’, parrainée à l’origine par les anciens rugbymen Walter Spanghero et Didier Codorniou. Peu de gens le savent, mais le Racing Club Narbonne, ancêtre du RCNM, est intimement lié aux événements de 1907. Il a été créé par les soldats biterrois basés à Narbonne et chargés de surveiller les différents rassemblements et les manifestants qui dormaient sur place.

PAROLE D'expert : « C’était l’expression de la base »


"Le 11 mars 1907 au petit matin, 87 habitants, la plupart des vignerons, mais aussi des commerçants et artisans du petit village d'Argeliers sont partis derrière Marcelin Albert, qui depuis des années tempêtait et militait contre la fraude. Ils avaient appris qu’une commission d’enquête parlementaire se trouvait à Narbonne. Ils se disent : on va leur dire qu’il faut se dépêcher de voter cette loi contre la fraude parce que nous, on n’en eut plus…


Ce qui se passe ce jour-là, c'est l’expression de la base. Certes, Marcelin commençait à être connu. Cela ne le dérangeait pas de monter sur les arbres pour haranguer la foule - ce qui était parfois tourné en ridicule, en particulier par Ferroul d’ailleurs. Mais la revendication contre la fraude pouvait être partagée par beaucoup de gens, et dans ce village d’Argeliers, qui était un village de plaine caillouteuse, avec des vignobles à petits rendements, souvent dévastés par la grêle, c’était vraiment la misère très profonde, qui touchait tout le monde.

Il faut du reste remarquer que c’est dans ce village qu’ont émergé beaucoup de militants de grande qualité. Je pense à Élie Bernard, qui a été ensuite secrétaire de la CGV (Confédération Générale des Vignerons), Marius Cathala, qui en a été le président, mais aussi au pharmacien Louis Blanc, qui a eu un rôle très important notamment lors de la mutinerie du 17e. C’est une coïncidence qu’il se soit trouvé dans ce petit village d’Argeliers autant d’hommes de cette trempe, capables de mener un combat général. Avec ces 87 marcheurs au départ, ils ont su créer le concept du Comité de Défense Viticole. Et c’est ainsi que le siège du mouvement dans son ensemble, lorsqu’il a essaimé ensuite partout dans le Midi, est resté le désormais célèbre café de Marcelin Albert à Argeliers ! "

CHANSON

Très inspiré par cette période historique, Jean-Luc Cambon en a créé une chanson, qui sera mise en musique par Jeff Senegas.

Ils ont marché


Tant la vie était difficile avec des lendemains hostiles,

Délaissant leur terre d'argile ils ont marché vers les villes ! 

C’était le onze mars de l’an 1907

Ils n’étaient que poignée : juste 87,

Réveillés au clairon dans le froid du matin

Avec pour ambition d’infléchir leur destin ! 

Aujourd’hui vigneron, souviens-toi de tes hommes

Qui ont su leur dire NON tel Spartacus de Rome !

Pour toi ses sont levés durant plus de trois mois

En cortège serrés exigeant une loi ! 

Quand sonnait le tocsin, quand roulait le tambour

Marcellin et le siens pénétraient les faubourgs ! 

La longue armée des gueux, le peuple de la terre

Avançait chaque jour aux pas de sa misère.

Le discours était simple et si fort à la fois :

«Nous ne lâcherons rien : le bon vin a ses droits !» 

Le soldat face à eux a su baisser son arme,

Désobéir à l’ordre pour ne pas perdre l’âme,

L’ultimatum lancé par l’élu fédéré

L’assemblée a plié et la loi fut votée !

Dans les Vins que tu bois : ils sont tous là : présents ! 

À la tienne !


EPISODE 2 : ERNEST FERROUL ENTRE DANS LE MOUVEMENT

La parole politique

En entrant officiellement dans le mouvement le 5 mai 1907, Ernest Ferroul, maire de Narbonne, donne sa dimension politique à la révolte des vignerons. Ce natif du Mas-Cabardès devenu le « médecin des pauvres » à Narbonne est issu d'une famille modeste. Il défend régulièrement les ouvriers et est également tout acquis à un régionalisme qui met en opposition la France Nord à celle du Sud. Il a alors 54 ans, s’est forgé une solide réputation de tribun et est chef de file du parti socialiste. Alors que les mobilisations montent en puissance dans le sillage des 87 d’Argeliers, Ernest Ferroul s’engage à son tour lors de la manifestation de Narbonne du 5 mai. Un engagement parfois jugé tardif qui s’explique par le fait que la contestation est tout d’abord celle de propriétaires qu’il qualifie de «réactionnaires». La mobilisation des ouvriers agricoles emporte son adhésion. Aux côtés de Marcelin Albert, Ferroul est alors de tous les meetings et de tous les discours. 

A Béziers, galvanisé par la lutte, il lance un ultimatum au gouvernement en proclamant la grève de l’impôt et la démission des municipalités si le 10 juin des dispositions officielles n’ont pas été prises. 

A Perpignan, il est couvert de fleurs. 

A Montpellier, il est ovationné comme un chef. C’est le dernier meeting avant l’expiration de l’ultimatum. Après les paroles, Ferroul passe aux actes et annonce la fermeture de la mairie de Narbonne. Le soir du 10 juin, le tocsin résonne dans la ville, un voile de crêpe noir remplace le drapeau tricolore. Les élus méridionaux entrent en désobéissance civile.




 Au sein du Comité d’Argeliers, les dissensions se font ressentir entre les partisans de la modération et les tenants de la ligne dure. Ferroul est pour le durcissement du mouvement. Le gouvernement riposte et lance des arrestations. Le 19 juin, Ernest Ferroul est arrêté chez lui devant une foule nombreuse et électrisée. Le soir même, la préfecture est assiégée et la situation dégénère. La répression est violente et fait plusieurs morts en centre-ville. Ferroul est libéré avec les membres du comité d’Argeliers le 2 août 1907. Le procès en cassation des 89 inculpés dans l’affaire des « troubles du Midi » n’a finalement pas lieu privant Ferroul d’une tribune publique et d’un acquittement. En mars 1908, le gouvernement dépose un projet de loi d’amnistie. Le 10 avril, l’amnistie pleine et entière est accordée pour toutes les infractions commises en 1907.

« Ferroul était charismatique et il ne s'est jamais laissé enfermer dans aucune logique de parti »

Que représente aujourd'hui le nom d’Ernest Ferroul à Narbonne. Pour répondre à cette question, nous avons interrogé Georges Ferré, historien et auteur d’un ouvrage intitulé « Ferroul ni Dieu, ni maître » (édition Loubatières).

Quels souvenirs ont gardé les Narbonnais de l’ancien maire de Narbonne Ernest Ferroul ?

 Ernest Ferroul est toujours omniprésent dans la ville. C’est tout d’abord le monument avec sa statue à côté du Palais du travail, c’est aussi un boulevard puisque l’ancienne rue de la Liberté a pris le nom de boulevard Docteur-Ferroul. De nombreuses rues en France portent le nom de Ferroul comme celui de Marcelin Albert. On peut également voir sa maison, place de Verdun, là où depuis le balcon il s’adressa à la population lors de son arrestation. C’est également un club, le nom de la maison de quartier de Razimbaud et bien sûr celui du nouveau lycée de Lézignan-Corbières. Il faut noter que sa maison natale au Mas-Cabardès fait l’objet d’un projet de rénovation. Son souvenir est resté assez vivace et chaque année, le 29 décembre, date de sa mort, le parti socialiste narbonnais rend hommage à Ferroul en déposant une gerbe à son monument.

Comment expliquez-vous qu’il jouit toujours d’une telle aura ? 

Ernest Ferroul a une personnalité très particulière, il est charismatique, mais ce qui plaît surtout, c’est qu’il ne s’est jamais laissé enfermer dans aucune logique de parti politique. Il laisse le souvenir d’un homme libre, d’un élu de la République qui, à tout moment de son existence, a su s’élever au-dessus des opinions partisanes pour se consacrer au bien public. Il incarne un socialisme à échelle humaine. C’est davantage un pragmatique qu’un idéologue. Il est proche du peuple, généreux et très accessible. Il venait à pied à la mairie, tout le monde pouvait l’aborder. On le surnommait le médecin des pauvres parce qu’il laissait un peu d’argent aux malades les plus démunis pour qu’ils puissent acheter leurs médicaments. 

Devant sa maison, sa bonne distribuait à manger aux plus pauvres. Les femmes étaient également très sensibles à son charme. C’était un bel homme, grand, blond, les yeux bleus. Ses adversaires racontaient même « qu’il guérissait les femmes d’un seul regard » ! Certaines étaient devenues complètement fanatiques de lui. On raconte qu’elles s’étaient allongées par terre pour empêcher de passer les cavaliers qui venaient l’emprisonner ! Et puis c’est un méridional, fin lettré et au verbe haut, qui a le sens de la formule, sait se mettre en scène et susciter l’adhésion. On dirait aujourd’hui qu’il est très médiatique !  


Son ancrage local était très fort ? 

Oui, il incarne un très fort régionalisme. Il refuse tout ce qui vient de Paris et oppose le Nord au Sud. Il a même rêvé d’une république du Midi. C’est un félibre rouge et, dans ses discours, il s’adresse autant en français qu’en occitan au peuple. Il était antiétatique ! Plusieurs fois, il s’est attaqué à l’état et au préfet. Tout jeune, au petit séminaire de Carcassonne, il a osé hisser le drapeau rouge de la Commune. Il était étudiant quand il a fondé le parti ouvrier français avec Jules Guesdes. C’est quand même l’un des rares cas d’anarchiste à avoir gouverné puisqu’il a été député et maire. D’ailleurs à partir de 1912, lassé par la politique, il se consacre au régional et aux traditions. Ayant la république sociale comme idéal, il a refusé tous les honneurs, laissant à sa mort sa famille dans un quasi-dénuement. 

A-t-il fait école dans le Languedoc ?

 On ne peut pas vraiment dire ça ! C’est très compliqué de se revendiquer l’héritier d’un tel personnage. Mais il y a bien un autre homme politique avec qui il a beaucoup de points communs, même si c’est complètement anachronique, c’est Georges Frêche ! Grande éloquence, culture immense, sens de la formule, tribun hors pair, fervent défenseur de l’identité du sud, méfiance à l’égard de Paris, liberté de ton et d’action. Ce sont des hommes qui laissent leur empreinte.

PAROLE D'expert

« Le 5 mai 1907, on n'est plus à 87 comme deux mois auparavant pour les marcheurs d’Argeliers, on est à 80 000 manifestants pour le grand meeting de Narbonne. On n’a pas de statistiques, mais on a des photos qui montrent une foule énorme sur le Cours Mirabeau actuel - on disait à l’époque les Barques de Bourg. Il y a une tribune avec une grande tenture rouge pour marquer la présence du maire de Narbonne Ernest Ferroul. La date est décisive à deux titres. 




D’abord par le nombre de manifestants. À Lézignan, quelques jours avant, on estime qu’il y avait 15 000 personnes, c’était déjà beaucoup. Et là, 80 000… Enfin, l’autre élément déterminant, c’est l’entrée dans le mouvement de Ferroul. Cet engagement peut surprendre si l’on évoque les relations qu’il avait jusque-là avec Marcelin Albert : il le considérait avec une certaine dérision et pensait que Marcelin n’était pas quelqu’un de sérieux sur le plan politique. Mais si on réfléchit à ce que représentait Ferroul, un socialiste bon teint, qui appartenait au parti Guesdiste, et qui avait la confiance des ouvriers agricoles, on se rend compte qu’il représentait une caution décisive pour l’adhésion de cette masse des ouvriers qui étaient encore plus nombreux que les petits propriétaires viticoles. 

À Argeliers deux mois plus tôt, il y avait quelques ouvriers, mais à Narbonne, cette masse rejoint le mouvement et Ferroul s’adresse à eux après avoir salué Marcelin Albert. Le maire de Narbonne les appelle à rejoindre les vignerons. Il appelle aussi les grands propriétaires, qui commencent à s’intéresser à ce qui se passe, à intercéder pour libérer de prison les ouvriers grévistes de Cruzy. L’entrée de Ferroul manifeste le ralliement à la révolte viticole, à la fois de la gauche socialiste et du prolétariat ouvrier ».

UNE ECHARPE TRICOLORE HISTORIQUE

C'est un symbole fort de l’histoire contemporaine de la ville et un souvenir émouvant pour de nombreux Narbonnais. Lorsqu’il a été élu maire de Narbonne en 2008, Jacques Bascou a ceint le 22 mars, jour de son installation (archives J. L.), une écharpe tricolore ayant appartenu à Ernest Ferroul. Elle lui avait été adressée par Mme Achille Lacroix dans un coffret avec une lettre signée de sa main. Elle disait « confier la ceinture de maire du Docteur Ferroul au Parti socialiste, remise par sa veuve lors de son décès au Docteur Lacroix, alors maire de Narbonne.  Pieusement conservée en souvenir à la fois du Dr Ferroul et Dr Lacroix qui fut, lui aussi durant de longues années maire de Narbonne. Pour nous tous, que leur règne reste inoubliable ». 

Peu de temps avant sa disparition, la veuve du Docteur Lacroix avait reçu le jeune député socialiste et l’avait chargé de remettre la ceinture au futur maire socialiste de la ville. Il ne savait pas encore que ce serait lui. « Je l’ai ensuite confiée au musée de Narbonne, j’estime que cela appartient à l’histoire de la ville », confie aujourd’hui Jacques Bascou qui souhaitait, quand il était maire, créer un musée sur l’histoire contemporaine de la ville.

UN MONUMENT DEPLACE

L'histoire de la statue d’Ernest Ferroul a connu plusieurs rebondissements. Elle devait d’abord être devant la mairie de Narbonne, mais c’est finalement aux Trois-ponts qu’elle est érigée et inaugurée en 1933 par Léon Blum. 

En 1942, le gouvernement de Vichy la fait démonter de nuit dans le cadre des réquisitions pour récupérer le bronze des statues. Elle est réinstallée le 6 juillet 1952 par Louis Madaule en présence de Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO. 

En 1997, elle est au centre d’une polémique quand Hubert Mouly la fait déplacer à côté du palais du travail pour réaliser la médiathèque.

EPISODE 3 : LA DEMISSION DES MUNICIPALITES

Quand les mairies tombent les unes après les autres…

Au fil des manifestations du printemps 1907, la décision de lancer un ultimatum au gouvernement prend forme, avec le 10 juin fixé comme date butoir. Si, d'ici là, aucune mesure concrète pour sauver la viticulture du Midi n’est prise, les municipalités tomberont les unes après les autres, comme un château de cartes, dans le contexte d’une grève massive de l’impôt. « Pour que le Parlement se hâte, il faut que nous frappions de grands coups et c’est pourquoi j’ai proposé de généraliser la grève de l’impôt et de désorganiser l’administration de nos départements et des municipalités ! » affirme Ferroul avec force dans le quotidien parisien « Le Journal », aussitôt repris dans « La Dépêche ». Le sabotage administratif est l’escalade voulue par Ferroul qui appelle ainsi à la désobéissance civile. Un cran au-dessus des manifestations, pour peser sur l’Assemblée. 

Le 9 juin, au beau milieu de son discours sur l’Esplanade de Montpellier, Marcellin Albert proclame la démission des municipalités. Ferroul embraye en annonçant la fermeture de la mairie de Narbonne dès le lendemain. Dans la foulée, l’adjoint au maire de Carcassonne jette son écharpe tricolore à la foule. Le 10 juin, le Comité d’Argeliers publie un communiqué indiquant la marche à suivre aux Fédérés, qui désormais n’ont plus à payer l’impôt direct. Il donne la marche à suivre : « Dans chaque commune sans exception, les municipalités, maires, adjoints et conseillers municipaux, dans un délai de trois jours francs qui expire le 12 juin à minuit, doivent adresser par lettre recommandée, au préfet de leur département, une démission collective. Les motifs invoqués seront uniquement de l’ordre économique et basés sur l’inertie et la mauvaise volonté des pouvoirs publics à l’égard de la viticulture méridionale ». 

Le même soir, le conseil municipal de Narbonne démissionne au son du Tocsin, et Ferroul prononce un discours depuis le balcon de l’Hôtel de Ville. Un huissier descend le drapeau tricolore, remplacé en signe de deuil par un voile de crêpe noir.  Le mot d’ordre du Comité d’Argeliers est massivement suivi, et le bureau du préfet croule aussitôt sous les lettres de démissions. Le mouvement s’étale sur plusieurs semaines avec une ampleur différente : dans l’Hérault, 76 % des municipalités démissionnent; dans l’Aude, 60 %; dans les P.-O., 44 % et seulement 7 % dans le Gard.


 Dans les communes où le maire se fait tirer l’oreille, des membres des Comités d’Argeliers organisent des réunions publiques pour faire pression sur les maires. Partout, les démissions se font au son de tambours et du clairon, suivi d’un défilé avec bannières et drapeaux. Les conséquences sont multiples. À Vinassan, par exemple, des procès-verbaux sont dressés à l’encontre de quatorze propriétaires qui n’ont pas pu se présenter devant la commission de classement des chevaux mules et mulets en vue des réquisitions militaires. 

Mais comment se plier à un acte citoyen face à la carence administrative ? Car la commission n’a jamais pu se réunir en l’absence des conseillers municipaux… démissionnaires ! Le procureur, en dépit de la volonté du procureur général de Montpellier, conclut sans suite.

«Mon grand-Père, ce militant excentrique, épris de justice sociale»

« J'avais onze ans lorsque mon grand-père, Gabriel Fabre, est décédé. C’était un personnage ! Lui et son âne Papillon étaient connus dans tout le canton », se souvient, avec le sourire, Ginette Ournac. À 87 ans, la petite fille du conseiller municipal évoque un personnage haut en couleur. « Il était brun avec des yeux clairs très vifs et une grosse moustache. Viticulteur, il avait ses propres vignes et se faisait aussi embaucher comme ramonet et régisseur dans de gros domaines. Mais c’était un activiste, et il ne restait jamais longtemps à la même place. Il était épris de justice sociale. Il était de gauche, comme nous tous ! » 

Un quotidien de misère 

Les conditions de travail étaient difficiles, et Ginette Ournac lie le contexte social à la misère qui régnait alors dans les familles. « Il fallait nourrir les 5 enfants de la famille. La vigne ne rapportait rien. Alors ma grand-mère, Eugénie, qui était couturière, façonnait une chemise d’homme par nuit, pour subvenir aux besoins de la famille. Et pendant la journée elle s’occupait des petits. Elle se privait pour ses enfants, et est morte de privations, elle était tombée bien malade ». La Vinassanaise se souvient de la fureur de Gabriel, le jour où l’un de ses fils avait dérobé prestement un morceau de viande sur la table. « Papé est devenu fou de rage, il a saisi une fourchette et l’a jetée à la tête de son fils. La fourchette s’est plantée sur son crâne ; Il était terrible, nous, les enfants, nous en avions peur ! » 

Engagement 

Gabriel Fabre, qui avait adhéré très tôt au parti ouvrier français de Jules Guesdes, a fondé la section socialiste SFIO dont il était secrétaire en 1906. Très investi dans la vie du village de Vinassan, il avait contribué deux ans avant, en 1904, à la construction de l’école des filles, en tant que conseiller municipal en charge de l’éducation. « Il avait une écriture de ministre, j’ai son bureau que mon père avait récupéré : j’ai retrouvé des plumes superbes ! » Gabriel Fabre était lettré et sa verve était la hantise des propriétaires. 



En avril 1907, alors qu’il était secrétaire de la grosse section CGT de Vinassan, il a rallié de nombreux ouvriers derrière Marcelin Albert. Car, au début du mouvement, les syndicalistes ont participé aux réunions de défense viticole dans les villages. Gabriel Fabre déclare au nom des travailleurs agricoles adhérer au mouvement de défense viticole, entraînant avec lui de nombreux travailleurs. Ginette Ournac évoque les gigantesques manifestations… comme si elles s’étaient déroulées il y a quelques années à peine : « Tout le monde y allait, à pied, en vélo… dans tous les villages, on ne parlait que de ça. Personne n’aurait eu l’idée de ne pas aller marcher ensemble, pour protester. Et les femmes étaient bien les premières à vouloir exprimer leur misère. Je me souviens que ma grand-mère est partie au terme de sa grossesse : elle a accouché deux jours après la manifestation de Narbonne ! » 

Lorsque Ferroul dépose son écharpe de maire, par centaines, maires, adjoints et conseillers municipaux font de même, et quittent les mairies. « C’était une démission collective, ils ont tous signé ! Au conseil municipal de Vinassan, ils étaient solidaires ». C’est ainsi que le conseil de Vinassan, comme un seul homme, a envoyé au préfet l’avis de sa démission. L’activité de Gabriel Fabre ne s’arrête pas là : sa conscience de justice sociale l’amène à créer la société de Secours Mutuels « l’Avenir du Prolétariat». 

Mais derrière ce visage austère, l’homme savait être jovial. Chaque année cette personnalité charismatique marquait fortement le carnaval du village… 110 ans plus tard, la coutume s’est transmise dans la famille et Ginette Ournac chante encore la chanson du carnaval, dont les paroles sont pieusement recueillies au fil des générations : « Les sans-souci », comme un pied de nez à la misère.

PAROLE D'expert : « La logique d'affrontement »

« Le 9 juin 1907, c'est la démission des municipalités qui constitue un tournant majeur dans les événements. Elle avait été inscrite dans l’ultimatum lancé le 12 mai à Béziers. On a pu dire que cette décision avait été prise par Ferroul, dans le dos de Marcelin Albert, mais c’est faux. Marcelin était là, il aurait pu s’y opposer. En fait, il y avait un consensus pour passer à un acte plus grave, plus menaçant à l’égard du gouvernement Clemenceau : lui signifier qu’il avait un mois pour voter cette loi attendue contre la fraude, faute de quoi des mesures seraient prises. 





D’abord la grève de l’impôt : je l’ai minimisée car je ne crois pas que beaucoup de vignerons payaient des impôts depuis quelque temps, tant les bourses étaient plates… Et puis, surtout, il y avait la démission des municipalités. Pour en sentir l’importance, il faut se référer à la lettre qu’écrit Clemenceau, le 10 juin, à chaque maire démissionnaire.

 Habituellement, le président du Conseil écrit aux préfets qui écrivent ensuite aux maires. Là, il leur écrit directement en leur disant : vous êtes des rouages essentiels de la République, vous n’avez pas le droit de démissionner, reprenez votre démission. Il leur dit que les conséquences peuvent être graves, que l’unité nationale est menacée, et leur conseille de ne pas se laisser manipuler par les royalistes ou l’extrême-droite. L’acte de rupture administrative est un acte très grave, d’autant plus que Ferroul avait réuni à Perpignan l’ensemble des comités de défense viticole, qui pouvaient représenter, en quelque sorte, un contre-pouvoir. On entre alors dans une logique d’affrontement. Clemenceau envoie des troupes, 40 à 50 000 soldats, et les journaux titrent : Occupation du Midi ».


GABRIEL FABRE, UN MENEUR D'HOMMES QUE RIEN N'ARRETE

Une anecdote est rapportée à propos de ce bouillonnant viticulteur, conseiller municipal et syndicaliste engagé. À la suite d'une grève et d’un conflit avec leur patron, propriétaire du domaine de Sérièges dans l’Hérault, des ouvriers étaient emprisonnés depuis un an. Un rassemblement de foule fut arrêté au pont d’Olonzac par la gendarmerie. Le déroulement de cet affrontement s’est transmis par voie orale dans la famille et a été repris par Rémy Pech : Au milieu du brouhaha, on entendit les sommations d’un brigadier : « Que les bons citoyens se retirent ! » et on vit luire les gros pistolets de fonte, astiqués la veille dans les casernes. 




Fabre entra en fureur, il se jeta devant les chevaux, dégrafa sa chemise, exposant son poitrail en hurlant « Per veire se gausaretz tirar sus un paire de quatre mainatges ! ». (Pour voir s’ils oseraient tirer sur le père de 4 enfants !). La foule, qui allait se débander dans les rues de Capestang, redevint compacte et fraternelle. Le face-à-face dura quelques minutes, puis on vit arriver le maire de Capestang, Jean Casamia, ceint de son écharpe et tout essoufflé. Il parlementa un instant avec l’officier qui ordonna à ses hommes de ranger les pistolets. Puis il monta sur le parapet pour haranguer la foule attentive et tendue : « Camarades ! Monsieur d’Andoque accepte de recevoir une délégation à son château, mais à condition qu’il n’y ait pas de rambal ! Alors maintenant, la manifestation est finie. Rentrez dans vos villages, organisez les comités, courons tous au drapeau de la Défense Viticole. Vive la viticulture honnête ! Vive la République Sociale ! » 

Les ouvriers de la plaine de Narbonne se dispersèrent, après avoir roulé les drapeaux rouges de leurs syndicats. La lutte des classes était suspendue. L’union des viticulteurs de toute condition était en marche. Gabriel épongea son front en pensant tout haut : « Ara, es Ferroul que nos cal ! » (Maintenant, c’est Ferroul qu’il nous faut !).

EPISODE 4 : LA FUSILLADE DE NARBONNE

Journées tragiques

De l'aveu même des historiens qui ont participé, il y a dix ans, au colloque organisé par les Archives départementales de l’Aude à l’occasion du centenaire de la révolte viticole, il est très difficile de savoir ce qui s’est réellement passé lors de ces journées tragiques des 19 et 20 juin 1907, à Narbonne. Les sources, en effet, sont trop nombreuses, pour une fois, et souvent contradictoires. Fonctionnaires de police, militaires, procureurs, interrogatoires, mais également récits d’habitants, voire de journalistes : les écrits abondent. Ce qui est certain, c’est que le contexte peut aujourd’hui faire penser à d’autres crises, plus récentes. Au cimetière, 


Après la démission des municipalités, puis la lettre de Clemenceau finalement ignorée, plusieurs leaders dont Ernest Ferroul sont arrêtés le 19 juin, tandis que des troupes sont déployées pour éviter les débordements que l’administration subodore à la suite des interpellations. Son maire sous les verrous, Narbonne est quadrillée de soldats lorsque la sous-préfecture est assaillie, vers 20 heures. 

Les cuirassiers chargent Bd Gambetta et Cours de la République. Quelques coups de feu sont tirés et derrière le rideau baissé du Bar Paincout, sur Gambetta, Louis Ramon, ancien secrétaire de la Bourse du Travail s’effondre. Le lendemain, le journal Le Républicain de Narbonne encadre sa une en noir et titre « Clemenceau fait couler le sang ». 

Dans l’après-midi, plusieurs policiers ayant participé la veille à l’arrestation de Ferroul sont reconnus et poursuivis. L’un d’eux est jeté dans la Robine, puis sauvé par des passants qui l’amènent à la mairie pour le mettre en sécurité. C’est à ce moment-là que le petit bataillon de soldats qui défend l’Hôtel de Ville tire dans la foule, sans sommation. On relèvera 5 morts : Gaston Pagès 18 ans? Cécile Bourrel 20 ans (lire ci-dessous), Henri Rouquier 25 ans, Léon Maigneau 42 ans et Elie Danjard, 46 ans. Le soir du 20 juin, les soldats du 17e de ligne, cantonnés à Agde, ont appris ce qui s’est passé à Narbonne. Ils marchent sur Béziers et vont mettre la crosse en l’air sur les Allées Paul-Riquet, le 21 juin, donnant lieu à l’épisode le plus connu de la révolte de 1907.

«La mort de Gaston Pagès fait partie de l'histoire du village de Bages»

« C'était un portrait impressionnant. Et je pense que c’est à cause de cette photo accrochée chez elle que ma cousine m’a parlé de Gaston Pagès la première fois ». Assise à l’ombre devant une petite maison du centre d’Ouveillan, Françoise Corbière-Bertard sort d’une enveloppe vieilles photos et coupures de presse. L’avocate toulousaine est de passage en basse plaine de l’Aude pour suivre le chantier d’une maisonnette de village, héritage de sa lointaine cousine Lucienne Dellong, qui s’était retirée là vers la fin de sa vie, sur les terres d’origine de son mari. Auparavant, cette honorable dame, disparue en 2007 à 93 ans, avait vécu à Bages, dans une autre maisonnette, avec une vue imprenable sur l’étang. C’est là que trônait, dans la salle à manger, le portrait de Gaston Pagès… 



Gaston Pagès ? Ne cherchez pas son nom dans les livres d’histoire, à peine une mention dans les textes les plus pointus parus sur la révolte des vignerons de 1907. Il avait tout juste 18 ans, il vivait à Bages dans une famille de « pêcheurs-viticulteurs », et il s’était rendu à Narbonne, le 20 juin 1907. Sa route a croisé les balles du régiment 139e de ligne, lorsque les soldats ont tiré sur la foule, place de l’Hôtel-de-Ville, tuant 5 personnes. Il faut croire que, dans ces années-là, les morts qui allaient marquer à la fois l’apogée et en quelque sorte la fin de la « révolte du Midi », faisaient l’objet d’un grand respect. En témoigne justement ce portrait, que Françoise Corbière-Bertard a donné à la mairie et qui est aujourd’hui exposé dans une petite salle du Syndicat d’initiative, la « Maison des Arts ». 

Au même titre que les bifaces Acheuléens de la préhistoire ou que des fragments de mosaïque romaine, Gaston Pagès fait partie de l’histoire du village. C’est mot pour mot ce que constate Romain Jalabert, qui gère la Maison des Arts. « La mort d’un jeune de 18 ans, forcément, ça interpelle. La plupart des gens qui viennent ici ont entendu parler de 1907, mais ce portrait les aide à prendre conscience de la violence des événements », témoigne le jeune homme, qui a disposé, à côté du portrait, l’une des deux pancartes que les Bageois emmenaient aux manifestations, à l’époque, pour signer leur origine dans les cortèges. 

« Il n'était ni un meneur, ni un syndicaliste. C'était un simple viticulteur »



Mais le plus « impressionnant », en effet, c’est cette photo. Un jeune homme endimanché, aux lèvres ourlées d’une ombre de moustache, au cou serré dans une chemise à col montant, semble entrer avec sérieux dans la vie. On pourrait croire à un héros de 14, comme il y en a eu ensuite beaucoup dans les familles. Sauf qu’en dessous du visage s’étale cette mention étrange : « Victime du 139e le 20 juin 1907 Narbonne Gaston Pagès ». Et aux quatre angles, des branches de rosiers brodées sur le papier photo donnent un caractère solennel à l’image… 

« Il n’était ni un meneur, ni un syndicaliste. C’était un simple viticulteur qui n’a pas laissé d’écrits. Il était parti avec tous les gens de son village à la manifestation. C’est vraiment une victime collatérale », explique Jean Guiffan, l’historien de Bages. Cet universitaire breton, tombé amoureux du village dans le sillage de son épouse audoise, installé là « bien avant le tout-à-l’égout et la démoustication », a en quelque sorte fait redécouvrir aux Bageois leur histoire, en particulier à cette période. C’est à lui que l’on doit « l’impasse Gaston-Pagès », nom qui a été donné sous son impulsion à la ruelle qu’habitait Lucienne Dellong. « Quand j’étais enfant, chez Lucienne, j’entendais parler des problèmes viticoles, mais assez peu de Gaston Pagès. Je me souviens quand même qu’il en a été question lors de la fusillade de Montredon, en 1976. Et puis, vers la fin de la vie de Lucienne, c’est comme si sa parole s’était libérée. Elle en parlait beaucoup plus », témoigne François Corbière-Bertard. Mais ce qu’elle a pu en dire s’est perdu. De ce gamin fauché par une balle, ne reste qu’un portrait. Impressionnant mais muet.

PAROLE D'expert : « Une énorme bavure »

« Il faut replacer la fusillade des 19 et 20 juin à Narbonne puis la mutinerie des soldats à Béziers dans le contexte international de l'époque : les guerres balkaniques, les tensions terribles autour du Maroc, les craintes déjà d’un affrontement militaire avec l’Allemagne. On pense que si l’armée se débande, la France peut être menacée d’invasion. Les fusillades de Narbonne se déroulent en deux temps. 




Le 19 au soir, après l’arrestation de Ferroul qui a eu lieu le matin, c’est une balle perdue qui touche, à travers le rideau de fer d’un café, l’ancien secrétaire de la Bourse du Travail de Narbonne. Hasard terrible. Et puis le lendemain, le 20 juin, un policier est jeté au Canal. Il n’est pas mort mais l'émotion est grande. Et quelques heures plus tard, sur la place de la mairie, la troupe tire sur la foule, sans sommation. On peut qualifier cela d’énorme bavure, qu’on a essayé longtemps de camoufler d’ailleurs. Il a été dit par exemple qu’il y avait des gens sur l’échafaudage des Dames de France, alors en construction, et que des coups de feu avaient été tirés de là. 

On se demande aussi pourquoi les fusils étaient chargés, car il suffisait d’une escouade de soldats pour empêcher l’accès à l’Hôtel de Ville. 

Au total, il y a eu cinq victimes, et aussitôt s’est répandue la nouvelle du « massacre » possible. À l’époque, le régiment de Narbonne, très mal noté parce que les troufions chantaient l’Internationale, avait été muté sur le Larzac. Le régiment de Béziers, le 17e, avait été muté à Agde. Pourquoi s’est-il mutiné sur les Allées Paul-Riquet à Béziers ? Il y avait la crainte que la même chose qui s’était produite à Narbonne puisse se reproduire à Béziers. 

J’ai pu prouver la présence, dans le régiment de Béziers, d’une soixantaine de Narbonnais. La mutinerie du 17e avait certainement pour but de protéger la population de Béziers d’un événement comme celui qui s’était produit à Narbonne ».



LA CHANSON : CECILA (CECILE)

Voici une chanson composée en 1977 par le poète occitan Yves Rouquette (mise en musique et chantée par Marie Rouanet). Ce texte dont la version originale est en occitan, est inspiré par la mort de la jeune Cécile Bourrel lors de la fusillade du 20 juin 1907.


Cécile, tu avais 20 ans en 1907. 

Alors que se levait notre peuple de muets. 

Tu passais par Narbonne, ils t'ont tiré dessus. 

Cécile, tu étais à Narbonne en 1907. 

Quand ton peuple se rassemble, comment être ailleurs ? 

Tu arrivais de Cuxac ils t’ont tiré dessus. 

Un tumulus de pierres en 1907, Les Narbonnais érigèrent, et veillèrent autour. 

Trois jours, hommes et femmes, et les petits enfants. 

Nous demandions du pain en 1907, 

C’est du plomb qu’ils donnèrent 

« Gouvernons-nous nous-mêmes ! », 

Disaient au cimetière les hommes en colère. 

Et non, rien n’a changé depuis 1907, 

Ni par le sang de Cécile, ni par les cris de Ferroul. 

Ce sont d’autres qui nous gouvernent, de leur argent, toujours. 

Ni par le sang de Cécile en 1907, Ni par les cris de Ferroul en 1907. 

Les beaux parleurs jacassent, et nous tournons en rond… 

Au pays d’Occitanie, les hommes, où ils sont ? »

L'un des nombreux rassemblements vignerons de 1907

EPISODE 5 : MARCELIN ALBERT CHEZ CLEMENCEAU

Le billet de la colère

En 1907, Marcelin Albert, natif d'Argeliers, est l’instigateur du grand soulèvement des vignerons. Il traduit l’ambition d’un peuple : vivre dignement du travail de sa terre. Il se bat contre le « tricheur », celui qui fabrique du vin artificiel, à moindre prix, à base de sucre et de produits chimiques. Lui et les « 87 d’Argeliers » organisent des manifestations de village en village et créent un journal revendicatif, Le Tocsin. Après Sallèles, Bize, Ouveillan, Coursan, Capestang, Lézignan, 100 000 personnes manifestent à Narbonne. La croisade continue, les rassemblements s’enchaînent : Béziers, Perpignan, Carcassonne, Nîmes. 

Marcelin Albert est idolâtré. « Des femmes présentent des bébés pour qu’il les touche, on l’appelle le sauveur, l’apôtre, le rédempteur », rapporte l’auteur Christian Salès. 

Lorsque le mouvement se radicalise, le président du Conseil, Georges Clemenceau, envoie l’armée. Elle tire à Narbonne, les 19 et 20 juin. Bilan : six victimes. Les chefs de file sont arrêtés et mis en prison. Marcelin Albert, lui, se cache dans le clocher de l’église d’Argeliers, et décide de se rendre à Paris pour rencontrer « le Tigre ». Au cours de l’entrevue, Clemenceau enjoint Albert de réunir les principales villes du Midi, leurs élus, et de leur demander de rentrer dans la légalité en échange du retrait des troupes. Le Président du conseil promet également de « faire l’impossible » contre la fraude. 

L’homme d’Argeliers accepte la mission en signifiant qu’il se constituera bien prisonnier une fois rentré dans le Midi. Sans le sou, il prend le billet de cent Francs que lui tend Clemenceau pour monter dans le train. Un geste qui concourra à ruiner sa réputation. Rapidement, devant la presse, « Le Tigre » contera les larmes du révolté, sa repentance, et ce billet coupable que, pourtant, Albert, bientôt incarcéré, lui remboursa prestement. Le récit discrédite Marcelin Albert. Les membres du comité d’Argeliers considèrent cette visite à Clemenceau « comme humiliante pour la viticulture ». Certains voient même en l’homme d’Argeliers un traître. Pis : ses compagnons, à la prison, finiront par le tenir à l’écart…

« Le clairon qui sonnait la révolte, mon arrière-grand-père l'a offert à Staline ! »


Eléna Anton, arrière-petite-fille du clairon de Marcelin Albert, Antonin Marty, connut son aïeul de son vivant. Mais c'est surtout par son père, André-Jean, qu’elle apprit sa trajectoire, son parcours, qui continue de faire la fierté de la famille. Elle raconte son souvenir, transmis à travers le XXe siècle, avec fougue et passion. 

De quelle manière la mémoire de votre arrière-grand-père paternel, Antonin Marty, s’est-elle diffusée, à travers les décennies ? 

Si je l’ai connu, petite, c’est surtout par mon père, André-Jean, que j’ai découvert mon arrière-grand-père. Il lui ressemblait en fait. Comme lui, c’était un révolté, un anticonformiste, jusqu’au-boutiste pourrait-on dire. Il l’admirait. Alors, il en parlait souvent. Le parcours d’Antonin l’a marqué. Lorsque mon père est mort, il écrivait l’histoire d’Antonin et des événements de 1907. Antonin Marty a toujours fait la fierté de la famille. Georges Marty, mon grand-père, lui, était à l’opposé. Avec son épouse, Julienne, ils étaient très posés. Comme si mon grand-père avait voulu se démarquer de son père. 

D’ailleurs, il a rapidement quitté Argeliers, après l’école primaire, pour devenir, plus tard, inspecteur des PTT et s’installer à Carcassonne. Le côté rebelle avait donc sauté une génération. Quant à moi, je crois avoir repris le flambeau. Je suis également une fonceuse… 

Depuis votre retour aux sources familiales, à Argeliers, il y a une quinzaine d’années, des villageois ont-ils abordé le sujet avec vous ? 

Les anciennes m’ont parlé d’Antonin. Il faut dire que ce n’est pas le genre de personnage qu’on oublie. C’était une grande gueule, avec ses moustaches… C’est l’image du patriarche à l’ancienne, avec une prestance, un sacré charisme ! À Argeliers, on ne l’a pas oublié. Sa maison fait d’ailleurs partie du parcours initiatique « Ceux d’Argeliers ». Cette petite maison, son petit escalier, sa cuisine… Je m’en souviens. Je dois préciser aussi que mon père, qui était ingénieur à Toulouse, a participé au lancement des festivités de l’Enquant en 2007, lorsqu’il m’a rejoint au village. 

Vous a-t-on raconté comment il était devenu le clairon de la révolte ? 

Marcelin Albert le lui avait demandé. Antonin appartenait à la clique du village et disposait de l’instrument. C’est donc tout naturellement qu’il s’est mis à sonner la révolte de bourg en bourg. 

Ce clairon qu’est-il devenu ? 

Voilà une anecdote qui m’a particulièrement marquée ! Figurez-vous que mon arrière-grand-père a adressé son instrument, accompagné d’une lettre, à Staline, par colis. Il lui en fait cadeau pour ses 70 ans. Donc le clairon a atterri au Kremlin ! C’était une autre époque, le Midi rouge… Antonin avait des convictions, des valeurs qu’il défendait avec âpreté et une très grande sincérité. 



« Marcelin Albert, on n’en parlait pas en mal » 

Avez-vous creusé l’histoire de 1907 ?

 Je ne suis pas une férue d’histoire. Ce que j’aime, ce sont les anecdotes. J’ai toujours été beaucoup plus attirée par la biologie, la nature. Tout de même, j’ai toujours interrogé les membres de ma famille, les amis, sur ces événements. Surtout, je me suis intéressée au rôle joué par mon arrière-grand-père. De plus, lorsque j’ai lancé le Mas d’Antonin, avec mes truffes, mes oliviers, sur les terres de mes aïeuls, j’ai eu l’impression de renouer un lien. De ressentir un peu ce que les ouvriers agricoles, comme Antonin, mon arrière-grand-mère Clotilde, pouvaient endurer à leur époque. Même si eux avaient beaucoup plus souffert que moi. Car, ici, le sol est dur, la terre aride. C’est émouvant, pour moi, touchant, prenant, de travailler cette terre. C’est un lien, une continuité, une filiation. 

Vous parlait-on, à la maison, de Marcelin Albert, de la fameuse entrevue qu’il eut, à Paris, avec Clemenceau, de la frustration qu’il avait pu susciter dans son propre camp à l’époque ? 

Ce que je peux vous dire, c’est qu’à la maison, personne n’a jamais parlé en mal de Marcelin Albert. Le premier mot qui me vient à l’esprit ? Fierté. Tout le monde a toujours eu du respect pour leur combat. Moi-même encore aujourd’hui, bien que je ne maîtrise pas tous les tenants et les aboutissants de ces événements, je dis : « chapeau bas ! ».

PAROLE D'expert : « Et le charme fut rompu… »

« Le 23 juin, Marcelin Albert qui, contrairement à tous les autres dirigeants, dont Ferroul, ne s'était pas laissé arrêter - il disait que son arrestation aurait provoqué une effusion de sang, ce que Ferroul disait d’ailleurs pour justifier, lui, son arrestation - décide d’aller rencontrer Clemenceau. L’histoire retient qu’il est arrivé place Beauvau après avoir pris le train, tranquillement, sans que personne ne tente de l’interpeller.




 Il avait d’abord essayé d’aller voir '’son’’ député, Aldy, à la Chambre. Il voulait sauter dans l’hémicycle. Il se présente finalement chez Clemenceau avec l’idée d’obtenir la loi contre la fraude qui est la revendication d’origine, mais aussi le retrait des troupes pour faire cesser cette situation inouïe d’une partie de la France occupée par ses propres soldats. Marcelin tente le coup. C’est quelqu’un d’instruit, un bon orateur, et il n’a pas été acheté par Clemenceau. Ce dernier lui dit : nous sommes au travail, le parlement va voter la loi, c’est vous qui avez déclenché ce mouvement dont vous n’avez pas été maître. 

Au passage, Clemenceau oublie que c’est la bavure énorme de la fusillade de Narbonne puis la mutinerie de Béziers qui ont fait basculer les choses alors que jusque-là les rassemblements étaient pacifiques, avec les femmes et les enfants dans les manifestations. Marcelin voulait être arrêté à Paris. Clemenceau veut qu’il rentre dans le Midi. 

Et comme Marcelin n’a pas prévu de voyage retour, il lui donne un billet de 100 F pour payer le train. Mais c’est Marcelin qui révélera cette anecdote à la presse. Interpellé par Jaurès, Clemenceau fera remarquer que lui-même n’en a jamais parlé. Mais l’idée que Marcelin a été payé pour revenir dans le Midi plaider la démobilisation se répand. Et le charme est rompu ».


Le Mas d'Antonin

Eléna Anton, née en 1958, changea totalement de vie au début des années 2000, lorsqu'elle prit la décision de quitter l’emploi de fonctionnaire territorial qu’elle occupait, jusqu’alors, à Carcassonne. Direction Argeliers et la terre de ses ancêtres pour lancer le Mas d’Antonin. Un nom en forme d’hommage à son illustre arrière-grand-père, ça n’aura échappé à personne. 

Aujourd’hui, elle compte un millier d’oliviers, ainsi que 1 300 chênes truffiers. Une belle réussite. L’histoire d’Antonin l’a-t-elle partagé avec ses trois enfants, Virginie, Clémence et Benjamin ? « Bien sûr. Ils la connaissent. Leur grand-père leur en a aussi beaucoup parlé. En revanche, je ne pense pas qu’ils travaillent, à leur tour, la terre… Ils ont constaté les difficultés auxquelles j’ai dû faire face… »

Le poème hommage

Jaoc, ami d'Eléna Anton, a écrit ce poème en hommage à Antonin Marty:

 L’histoire a retenu Ernest et Marcelin

Dans le combat des hommes pour que vive le vin

Mais le puissant d’entre eux on n’en dit presque rien

Je vais vous le conter, son prénom : Antonin ! 

Ouvrier agricole taillé chêne massif

Bien loin des protocoles homme cousu à vif

Deux battoirs de lavoir à la place des mains

Callosités rugueuses, puissance des anciens ! 

Son regard occitan aux braises incendiaires

Faisait baisser les yeux même aux statues de pierre !

Une voix de centaure et un cou de taureau

Très puissant dans l’effort : carrure de héros ! 

En tête de cortège il tenait à la main

Le superbe clairon qui réveilla les siens

Pour les faire marcher sans répit et sans fin

Écartant devant eux la troupe et le coquin ! 

Jamais de compromis, jamais dans la dentelle

Il a gravé son nom dans le mur des fidèles ! 

Si l’histoire se souvient d’Ernest et Marcelin

Le son des miséreux ce fut toi : Antonin !

Le portrait de Marcelin Albert sur scène

Spectacle du groupe Oc 

EPISODE 6 : LA MEMOIRE PAR L'IMAGE

Lutter contre l'oubli

Les commémorations et les écrits autour de ce 110e anniversaire ne doivent pas éluder une cruelle réalité : en France et même en Occitanie, le grand public ignore encore souvent tout des événements de 1907. Tel est le constat, douloureux, de Yannick Séguier et Christian Salès. « On connaît surtout cet épisode d'Argeliers à Narbonne, puis jusqu’à Béziers et Carcassonne, estime ce dernier. Mais au-delà, que ce soit à Montpellier, Nîmes ou Perpignan, ces faits restent totalement méconnus du plus grand nombre. C’est pour cela que je veux toucher le cœur des gens en racontant ce récit, pour m’assurer qu’on ne l’oublie jamais ! » « L’oubli est un phénomène récurrent de l’Histoire, qui ne touche pas seulement 1907, poursuit Yannick Séguier. Or, le cœur de notre métier, le mien comme celui de Christian, c’est de faire en sorte qu’on oublie moins ». 

D’où le choix de diffuser Le Midi viticole « au plus près des populations », accrochant à la fois ados et personnes âgées, audois de souche et nouveaux arrivants. Mais, selon le réalisateur, il faut aussi s’interroger sur ce que l’on retient de ces quelques mois cruciaux. « Pendant très longtemps, Narbonne n’a commémoré 1907 qu’à travers les victimes : l’histoire ne commençait qu’au moment où il y avait des morts. Or, 1907, c’est aussi un printemps ! » « Les lois ont été votées immédiatement, reprend Christian Salès. Ce fut une grande victoire, mais on a préféré enterrer Marcelin Albert plutôt que célébrer ce qu’il était parvenu à réaliser ». 

Et selon Yannick Séguier, les mutations de la viticulture locale ont contribué au phénomène. « Dans la troisième partie du '‘Midi viticole’’, en cours de réalisation, j’explique comment tout le secteur s’est coupé de ses racines. En adoptant une politique de qualité, il a choisi d’effacer en même temps l’histoire de tous ces arrière-grands-parents qui ont fait vivre cette économie dans le passé. De 1980 à 2000, des conseillers agricoles tenaient des discours parfaitement clairs, insistant sur la nécessité de ne plus parler de cette histoire ! » « Alors qu’elle est si belle, ajoute Christian Salès. 1907, c’est l’esprit d’initiative, d’entreprise, de projets. Il est grand temps de le réveiller ! » 

Un souffle « subversif » qui inspire à nouveau une profession encore en lutte pour sa survie.

Christian Salès, Yannick Séguier, dialogue entre deux défenseurs de l'héritage des gueux


Si l'histoire d’un territoire appartient à tous ceux qui le peuplent, certains embrassent avec passion et générosité le rôle assumé de passeurs de mémoire. Et en ce qui concerne 1907, Christian Salès et Yannick Séguier sont assurément de ceux qui participent le plus activement à faire perdurer le souvenir de ces événements longtemps oubliés. Le premier, leader du groupe Oc et fondateur de CS Edition, a raconté cet épisode en spectacle, publié et réédité de nombreux ouvrages sur le sujet, tout en militant pour la réouverture, à Argeliers, du café de Marcelin Albert. 

Quant au second, en plus d’être à la tête de la compagnie « L’histoire en spectacle », il consacre avec Le Midi viticole une passionnante trilogie documentaire sur la vie de la vigne et de ceux qui la cultivent. 

Réunis par L’Indépendant, tous deux analysent le temps d’une discussion l’impact de 1907 et l’héritage transmis par ces quelques mois qui ont tout changé. 




Que symbolisent pour vous ces événements ? 

Yannick Séguier : 




1907 marque la fin de la viticulture capitalistique mise en place au XIXe siècle. La profession s’est retrouvée dans une situation de très forte prospérité, avec une explosion économique débouchant in fine sur un paroxysme de productivité. 

Christian Salès : 



Moi, j’ai carrément grandi avec ces événements. Je suis originaire d’Argeliers, j’ai vécu tout près de la maison de Marcelin Albert et j’étais très proche de sa petite-nièce. 1907, à mes yeux, c’est l’histoire de la viticulture, de l’oïdium, de la surproduction. Quant à Marcelin Albert, il a incarné le rêve des Occitans. Il était de la trempe d’un Trencavel ou d’un Riquet, de ces hommes avec une très grande destinée. Ce qui s’est passé en 1907 illustre comment la grande Histoire part souvent du local… et on est là sur de la très grande histoire. Une histoire encore méconnue ? 

Y. S. : 

On a globalement un peu oublié d’où l’on vient. Le territoire est désormais riche d’AOC et de vins de qualité, mais il s’est construit autour de vins de masse visant à répondre à la demande du prolétariat parisien. La vigne a généré une nouvelle civilisation locale : à partir de 1850, la population de la région est multipliée par deux. 

Dans certains villages, dont Argeliers, elle est même triplée. Marcelin Albert a fait partie des personnes qui ont vécu et accompagné ce développement, jusqu’à la fracture de 1907, dont les répercussions se feront encore sentir au sortir de la Grande Guerre. 

Ch. S. : 

Il faut savoir que même à Argeliers, qui était pourtant l’épicentre de la manifestation, il a longtemps subsisté une sorte de non-dit. Il était interdit de parler de Marcelin Albert ! Il a fallu attendre 2007 et le centenaire des événements pour que s’amorce un début de réhabilitation. Or moi, descendant de l’un des 87, je me suis senti investi d’une mission : valoriser l’action de Marcelin Albert, qui a cristallisé le rêve de centaines de milliers de personnes. Vous avez tous les deux choisi une voie culturelle et créative pour raconter cette histoire… 

Y. S. : 

Ça permet d’aborder le contenu à travers l’émotion. Mon travail se centralise moins sur le personnage de Marcelin que celui de Christian, mais je parle beaucoup du peuple du Midi et de sa langue. Il y a toute une culture derrière les événements de 1907, celle du combat de ce Midi rattaché au Royaume de France au mépris de la diversité. Cela dépasse la seule lutte pour la survie de la vigne : ces gens-là se retrouvaient autour d’une histoire partagée. Beaucoup de discours se faisaient d’ailleurs en Occitan ! 

Ma démarche consiste donc à raconter l’histoire des invisibles, de ces femmes et de ces hommes qui n’hésitaient pas à se rendre à la ville à pied ou en charrette afin de manifester. 

Ch. S. : 

Cette idée rejoint ma philosophie, en ce sens où je cherche à expliquer comment l’homme en vient à s’identifier à la vigne au point de se confondre avec elle. Or le spectacle, c’est à mon sens la meilleure façon de transmettre cette histoire à un public familial et international. Pour Les vignerons, on a fabriqué à l’identique les pancartes de 1907, on plante une vigne sur scène et on fait intervenir un cheval de labour ! Il est important de rappeler que si Paris, à ce moment-là, est déjà dans le siècle nouveau et la belle époque, le Midi vit encore comme au XIXe et s’apprête à connaître un changement radical. Il n’y a qu’à voir la modernité de l’organisation du mouvement pour mobiliser les foules : aujourd’hui, même avec les réseaux sociaux, on ne ferait pas mieux ! 

En ce sens, 1907 a vraiment constitué une période charnière. 

Comment cet héritage s’est-il transmis au fil du temps ? 

Y. S. : 

À partir des années 20, le monde viticole a été complètement repensé à travers le prisme de 1907. Le pouvoir politique s’est retrouvé totalement déboussolé au moment des événements, et ne voulait plus qu’un autre 1907 se répète. Alors que ce soit en matière de distillation, d’arrachage ou de mesures contre la surproduction, l’impact sera énorme pour la suite : ces quelques mois ont véritablement fait basculer le Midi viticole. 

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, on fait référence à 1907 lors de certaines manifestations, puis plus tard durant la grande guerre du vin des années 70. À ce moment-là, on invoque même Marcelin Albert, alors que le monde politique local l’a longtemps laissé à l’écart et qu’un certain nombre d’historiens, sans être « anti-Marcelin », considéraient qu’il avait joué un rôle mineur. Aujourd’hui, en revanche, on renvoie clairement à 1907 et ce que cette date symbolise : un peuple qui défend son métier et même sa culture, au-delà de la vigne et du vin. 

Ch. S. :

 L’héritage de 1907, au fond, c’est celui de la définition de l’Occitan : quelqu’un épris de liberté, de partage, et qui est en révolte. Ces événements nous ont légué une certitude : celle que tout est possible, à la condition que le peuple ait la volonté de faire évoluer les choses. C’est une forme d’utopie, c’est vrai, mais ça fait du bien. 1907 nous enseigne que s’il est important de donner à manger aux gens, c’est encore mieux de les faire rêver. 

Or, aujourd’hui, on a besoin de rêver, et on peut être fier d’appartenir à cette culture et à ce territoire. Qu’importe si on y a toujours vécu ou si on habite là depuis trois jours, qu’importe même si l’on vit ailleurs : le rêve véhiculé par 1907 est universel à la condition de ne pas oublier d’où l’on vient, dans une époque uniformisée où tout est pensé pour faire table rase du passé.




L'HOMMAGE AU « DARNIE CROUSTET »


Dans Les Vignerons, spectacle du groupe Oc retraçant l'épopée de la vigne languedocienne, une chanson reprend les slogans scandés en Occitan par les manifestants au gré des rassemblements. 

Voici son interprétation française. 


« Le dernier croûton de pain ! 

Pauvres petits, il n’y a plus rien 

Avoir tant de bon vin et ne pas pouvoir manger de pain ! 

Nous sommes ceux qui crèvent la faim

 1907 

Marcelin Albert, « Lou Cigal » 

Et les 87 

1907 

Le dernier croûton de pain et ceux d’Argeliers 

De la misère, nous en avons assez ! 

J’ai le ventre comme celui des loups garous 

Vive le vin pur de notre terroir ! 

A la mer le sucre ! 

Au Lez le fraudeur 

Vive les gens du sarment (de vigne) 

Nous nous ferons crever la peau mais nous sauverons le vin naturel 

Vous ne pourrez pas me faire chanter,

 Tant que le Midi pleurera !

 Nous sommes nombreux à crever la faim 

Il y a déjà sept ans que nous serrons le ceinturon 

Et sommes au dernier cran de la ceinture ! 

L’hostie se rouille ; il faut du pain 

L’eau au canal et le sucre au sucrier 

Serre, serre vigneron, il n’y a plus de trous 

Le Midi triomphera ! »