Thiers,
le buste
 Maudit exhumé

 

Le buste caché de Thiers

 Exhumation. Une sculpture du pestiféré de l'Histoire était cachée depuis des décennies au lycée Thiers. 

       Marseille n'aime pas Thiers qui en retour n’aimait guère sa ville. En 1879, deux ans après sa mort, une statue du « grand homme d'État » pour quelques-uns, du « nain sinistre » (1m55) pour beaucoup, avait déjà été refusée par la Ville. L’immense marbre prévu pour orner la place de la Bourse est depuis relégué à l’école des Arts et Métiers d’Aix-en-Provence. à Marseille, sa rue natale et le lycée impérial où il fut élève boursier de 1807 à 1814 lui sont dédiés, au grand dam de la gauche qui voue aux gémonies ce pestiféré de la Nation revenu une dernière fois à Marseille en 1876 visiter son lycée.

Il n’est que de rares vestiges d’Adolphe dans la cité : sa maison natale léguée en 1901 à l’Académie de Marseille avec un plâtre* et un buste que nous avons découvert planqué dans « son » lycée. Preuve que près de cent cinquante ans après sa mort, le personnage ne laisse pas indifférent. Les haines sont vivaces. Et ce buste exhumé comme une momie maléfique, c’est toute une histoire.

« Le buste, je sais où il est.
C'est moi qui l'ai caché »

       Adolphe Thiers (1797-1877) fut l’homme de tous les régimes, un Rastignac à la manœuvre depuis la Monarchie de Juillet jusqu’à l’avènement de la IIIe République dont il se hissa à la présidence. Mais Thiers, c’est avant tout un conservateur qui s’enfuit à Versailles pour préparer le massacre de la Commune de Paris, cette expérience de République qu’il noya dans le sang avec l’aide des Prussiens. Sa Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871 fit 20 000 morts, communards, femmes et enfants exécutés sur les barricades, dans les rues, les cours d’immeubles, fusillés au camp de Satory ou contre le mur des Fédérés du Père-Lachaise. Sans compter 10 000 déportations en Nouvelle-Calédonie dont l’égérie Louise Michel morte en 1905 dans sa chambrette de l’hôtel Oasis, au 19, boulevard Dugommier, à deux cents mètres du lycée.

       Point de départ de cette énigme, un article de Pierre Paret dans la Marseillaise du 27 avril 1967 : « Un buste qui aurait dû rester à la cave. » Ce soir-là, à l’initiative d’on-ne-sait-qui est inaugurée une sculpture de l’homme à la houppette dans la cour du lycée rebaptisé depuis plus de trente ans déjà lycée Adolphe-Thiers par décret du 22 juillet 1930 après acceptation résignée de la municipalité socialiste qui voulait imposer le nom d’Edmond Rostand. Et la Marseillaise de s’insurger qu’on puisse offrir en exemple à la jeunesse celui qui fit aussi fusiller en 1871, au Pharo, le leader de l’éphémère Commune de Marseille, Gaston Crémieux.

        A la sortie du plus grand (2 300 élèves) et du plus vieux (fondé en 1802 par Bonaparte) lycée public de Marseille, personne n’a vu de buste. Aurait-il disparu en mai 1968 quand les comités d’actions lycéens l’ont rebaptisé « lycée de la Commune de Paris », tradition tenace d’ailleurs ? Soudain la voix étonnée d’un ouvrier d’entretien. « Le buste, je sais où il est. C’est moi qui l’ai caché. Je suis d’une famille communiste et Thiers c’est l’assassin de la Commune », lance Denis Petitjean, l’agent le plus ancien du prestigieux bahut. « Avant il était déjà au rancart dans les archives du lycée, au 15, boulevard Garibaldi. Il était en bas d’un escalier sur un piédestal. Il était régulièrement renversé alors un jour en 1990 on s’est mis à deux et on l’a déplacé dans les nouvelles réserves où il est bien. Je l’ai fait aussi pour qu’il ne soit pas détruit par respect pour le sculpteur. »

       Après un mois de palabres et à la veille de la fermeture de son établissement, le proviseur Thierry Verger finit par nous autoriser à voir l’idole au purgatoire. Passé un dédale de couloirs, la porte des réserves du bâtiment scientifique s’ouvre. On éclaire et, là, derrière la porte, les petits yeux vifs de l’Adolphe, plus marmoréen que jamais, sortent des ténèbres. L’ouvrier souffle sur la houppette légendaire libérant un nuage de poussière. L’inscription apparaît : « Claude Vignon, 1879 ». Le sculpteur est une femme singulière, mondaine sous Napoléon III, mariée à un abbé défroqué puis en 1872 au député marseillais Maurice Rouvier, un banquier qui participa aux journées insurrectionnelles de 1870 à Marseille avant de devenir ministre de Jules Ferry. Ce buste n’était pas connu des experts. « C’est une belle découverte », convient Laurent Noet, docteur en histoire de l’Art, grand spécialiste de la sculpture marseillaise. Le buste avait été acheté en 1879 par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts dirigé par Jules Ferry et aussitôt expédié dans un musée de Marseille où sa trace s’est perdu dans les sables de la mémoire.

"Frappé d'un double discrédit"

« Peu de personnages ont eu comme Thiers cette charge émotionnelle »,
explique le conservateur en chef du musée des Beaux-Arts de Marseille, Luc Georget. 

                                       De la statuomanie à l'enfer politique.

Le buste retrouvé d'Adolphe Thiers est inscrit à l’inventaire du musée des Beaux-Arts de Marseille qui ignorait son existence. « Il était arrivé chez nous en 1879. Après, on perd sa trace. C’est très bien d’être tombé dessus. Il est de Claude Vignon, une femme sculpteur, c’est assez rare », se félicite Luc Georget, le conservateur en chef. « à cette époque, l'État achetait les œuvres du Salon de Paris pour faire vivre les artistes. Thiers est Marseillais, on envoie donc son buste à Marseille. L’attribution ne fait aucun doute. Mais nous ne savons pas quand il a été déposé au lycée Thiers pour des raisons à mon avis tout à fait politiques », estime le conservateur en charge de quelque 8 000 œuvres parmi lesquelles 300 sculptures dont un second marbre de Claude Vignon, « Daphné changée en laurier » de 1869. L’élève de James Pradier était à l’évidence talentueuse.

       Reste l’énigme irrésolue de sa circulation. Arcade, la base de données du Centre historique des Archives nationales qui trace l’histoire des œuvres d’art acquises par l'État français, détient une photo du buste au milieu d’autres œuvres du salon du palais des Champs-Elysées de 1879. C’est la seule. « La Méditation de Rodin, par exemple, n’a jamais été photographiée avant 1915. Alors imaginez le buste d’un président de la République qui n’a, en plus, pas vocation à être exposé dans une salle », relativise M. Georget pour qui il est vraisemblable qu’avec la polémique de 1881 sur la statue monumentale de Thiers réalisée par Auguste Clesinger refusée par la Ville et reléguée à Aix, le buste de Vignon soit lui aussi devenu encombrant. « Il a pu être exposé au début mais dans un coin et rapidement retiré », conçoit Luc Georget qui découvre que le marbre de Thiers a été assuré à son arrivée 500 francs de l’époque, « soit le prix d’un buste peu onéreux, celui d’une œuvre de commande officielle ». « Aujourd’hui plus personne ou presque ne sait le rôle de Thiers dans la Commune. Malheureusement le temps est passé. Il n’est plus d’actualité alors qu’en 1879, le "Premier président de la IIIe République française" - c’est le titre du buste - est un personnage et un sujet brûlants », indique le conservateur.

« Quand c'est Thiers,
tout est compliqué »

       On peut imaginer que le buste a été déplacé un temps parmi les sculptures du jardin du palais Longchamp avant d’être descendu dans les réserves jusqu’à son envoi dans l’entre-deux-guerres au lycée. « Il parait logique qu’il y soit arrivé en 1930 quand le Grand lycée de Marseille a été renommé lycée Thiers », pense Luc Georget qui replace la polémique dans son contexte, celui de « la statuomanie du XIXe siècle qui a envahi la ville jusqu’à la Première Guerre mondiale et qui a joué un rôle très important comme signe urbain, comme œuvre qui parle et qui tient un discours. Après 14-18, la statue tombe dans le désintérêt, le désaveu, le discrédit par son côté IIIe République dépréciée. La relégation du buste de Thiers n’est donc pas forcément liée à un enfer politique. C’est un objet un peu vieillot qui n’a plus d’intérêt et qu’on enlève. Le buste de Thiers a été frappé de ce double discrédit. Aujourd’hui la rue Thiers, le lycée Thiers sont là. On va à Thiers comme on va au David du Prado inscrit également dans notre inventaire. Mais bien peu de Marseillais relient aujourd’hui le bonhomme à son action politique. »

       Faut-il rapatrier le buste au musée ? « Le buste de Thiers fait sens au lycée Thiers. Son emplacement là-bas est historique. C’est tout à fait normal qu’il y soit. Thiers a perdu de sa force dans un monde dépolitisé. Peu de personnages ont eu comme lui cette charge émotionnelle. C’est un sujet passionnant. La France a eu tellement de régimes politiques que la valse des portraits politiques était inscrite dans sa tradition. Dans toutes les villes de France on a décroché, remis dans les réserves ou malheureusement vu détruire des œuvres dans un moment de colère ou d’émeute. Mais un portrait de Charles X qui a été un roi réactionnaire n’a jamais suscité cela. Là, c’est vraiment lié au personnage de Thiers », souligne Luc Georget qui a souvenir du plasticage de son mausolée au Père-Lachaise en 1971. « Quand c’est Thiers, tout est compliqué. » Compliqué comme le statut de l’autre sculpture de Thiers dont Marseille a héritée mais qu’elle a de façon informelle refourguée en 1936 aux Arts et Métiers à Aix alors qu’elle devait être déposée à Longchamp. Thiers reste sulfureux. L’Inventaire a refusé cette année de l’inscrire dans le patrimoine de la Ville.



Textes et Photos: David Coquille Réalisation: Lucas Hoffet