Le voyage introspectif
de Phocée

Tous les dix ans, c'est le même ballet nautique...
Phocée, le " vaisseau-amiral " des pilotes maritimes de Marseille,
a quitté le Vieux-Port et rejoint la Forme 2 du Port autonome 
où l'attend un entretien un peu particulier.

Dix ans ou presque, qu'il n'avait plus largué les amarres.
Ce lundi 22 février 2016, un peu avant 8h, Phocée a quitté le Vieux-Port de Marseille où il réside au pied du Fort Saint-Jean, pour rejoindre à quelques milles de là, la Forme 2 située au cœur du Grand Port Maritime.

Aidée d'un remorqueur et de bateaux pilotes, plus familièrement appelés pilotines, sa grande carcasse de 16 mètres de large et 36 mètres de long, en forme de U, mue par ses deux moteurs à propulsion, a lentement mais sûrement traversé le Port autonome en direction de son bassin de carénage.

Peinture sous-marine, entretien des propulseurs, mise aux normes incendie... ce petit bateau, qui ne rejette pas d'eau usée en mer, va séjourner en cale sèche une quinzaine de jours pour se refaire une santé et une petite beauté. 

Car si à cette occasion, il sera doté d’une centrale d’épuration et d’une pompe à chaleur « eau de mer », il va également, sur les conseils de Rudy Ricciotti, l'architecte du MuCEM, retrouver son apparence d'origine. 

« Phocée a été construit en 1965. C’est le dernier bateau sorti des chantiers navals de Port-de-Bouc, créés par la compagnie Fraissinet à la fin du XIXe siècle. C’est un monument historique ! » Jean-Philippe Salducci, le président du syndicat professionnel des pilotes des ports de Marseille et du golfe de Fos, ne manque pas de passion lorsqu'il s'agit de parler de son bateau. 

Il faut dire que ce " monument " est la base technique et opérationnelle du service dont ce Corse d'origine a la direction.  Sa mission ? Faire monter et descendre ses pilotes à bord des navires abordant quotidiennement le Grand Port Maritime de Marseille pour y prendre la barre et réaliser la manœuvre d'entrée ou de sortie. 

« Il y a en permanence un marin ici, explique Jean-Philippe Salducci. Il y a une chambre où il dort, une vigie... Juste en face, rue Henri-Tasso, nous avons un bâtiment avec le simulateur de manœuvres. Dès qu’un navire appareille, tout cela se coordonne pour servir le bateau. »

Un service payé par l'armateur qui permet, en toutes situations, d’amener à bon port ces mastodontes des mers. Les 47 pilotes et 11 pilotines de la station de Marseille-Fos, qui dispose aussi d’une base au Frioul et d’une autre sur la jetée de la Leque à Fos, procèdent ainsi à 20 000 opérations par an.

« Les pilotines sont les premiers bateaux pirates », reprend Salducci qui a navigué douze ans chez Paquet (comme second du Mermoz notamment) avant de devenir pilote à Nice et à Marseille, il y a une vingtaine d'année. « Ils vont chaque jour à l’abordage des navires et ont souvent des avaries par mauvais temps. Il est impossible d’accoster un bateau de 300 mètres de long avec un mistral à 50 noeuds pour embarquer un pilote sur une simple échelle de corde, sans taper, sans casser des coupées, sans abîmer des défenses… Ici, on répare tous les jours. »

Car, au-delà de sa face visible par les Marseillais et les touristes depuis le quai, laissant penser que ce bâtiment est un simple pavillon d’amarrage, se cache un « chantier naval maritime, flottant et naviguant ». Un bijou de technologie, que l’on qualifiera volontiers de chef-d’œuvre du patrimoine industriel maritime de Marseille.

« Les Marseillais ne savent pas que c’est grâce à lui que l’on a développé la croisière, ils ne savent pas que c’est ici que sont construites toutes les pilotines. Des ouvriers, des stratifieurs, des mécaniciens, des électriciens y travaillent, au-delà du personnel propre au ponton », poursuit Salducci. 

« Une verrue » sur le nez de la « Marseille balnéaire »

Mais si les Marseillais ont un peu de mal à se le figurer, c’est aussi qu’au fil du temps, Phocée s’est sédentarisé et son image s'est quelque peu effacée. Comme un symbole, il faut par exemple si reprendre plusieurs fois pour découvrir sa timonerie masquée au milieu de l’imposante toiture rose qui recouvre désormais le bâtiment.

Pendant quinze jours, sur les conseils de Rudy Ricciotti, le " navire-atelier " va donc subir un petit lifting. « Il nous a dit : plutôt que de le relooker façon petit MuCEM, on va lui redonner son histoire d’origine… ». Une manière de s’affirmer avec plus de vigueur comme un héritage du riche passé industriel maritime de Marseille. 

« Lorsqu’il a découvert cet objet industriel, il l’a trouvé tellement audacieux dans son concept, qu’il a estimé qu’il ne fallait pas le modifier mais au contraire le remettre dans son état d’origine, pour lui redonner son côté bateau, explique Salducci. C’est pour cela qu’on enlève les grilles de protection, qu'on replace les hublots en laiton, la timonerie... On va remettre la cheminée pour les moteur à propulsion et les mâts de navigation… »

Au grand dam de ceux qui le perçoivent comme « une verrue » sur le nez de la Marseille balnéaire.

Christophe Casanova

Phocée, côté pile

Il y a d'abord ce que les Marseillais et les touristes se promenant le long du quai du Vieux-Port, en direction du fort Saint-Jean, voient. Un pavillon flottant autour duquel sont amarrées, par moment, une poignée de pilotines.

Puis il y a ce qu’il est, côté pile. Ce navire-atelier, véritable chantier naval flottant qui a produit depuis sa naissance en 1965, une cinquantaine de pilotines, ces fameux bateaux pilote accompagnant les va-et-vients des bateaux de commerce et des paquebot dans le Port de Marseille.

La dernière de la lignée est une unité de 17 mètres, dénommée Havre de Morgiret, du nom d’une calanque du Frioul. Elle sera baptisée au printemps. Comme ses " aînées ", sa coque en composite polyester est arrivée à l’état brut sur le chantier du Vieux-Port où elle a ensuite été équipée et aménagée. 

C’est que sur ce ponton, cohabitent, à flanc d’eau, un atelier charpentage, un atelier électrique, un atelier mécanique...

Au total, Phocée abrite en permanence une dizaine de salariés, mécaniciens, électriciens, charpentiers, techniciens et marins qui œuvrent donc à la construction, mais aussi à la maintenance et l’entretien des petits poisson pilote si précieux pour l'activité du Grand Port de Marseille.

Gabarit des structures en bois, peintures, atelier d’ajustage, fabrication des supports en inox, ferronneries, cablage électrique, feux, climatisation, radio, chaudronage, sableuse… Au-delà du matelotage tout est fait sur place. 

En plus de la construction, il assure la maintenance des vedettes, qui sont onze à tourner sur les golfes de Marseille et Fos, sur une flotte totale de 17 unités (la station ayant également en charge du pilotage dans les ports de Nice, Cannes et Villefranche). Cinq pilotines en moyenne sont basées en permanence dans le Vieux-Port, deux au Frioul et quatre à Port-de-Bouc.

« Nous sommes passées de quinze pilotines à onze après avoir standardisés les moteurs, explique Jean-Philippe Salducci. Nous avons 22 moteurs et chacun peut être changé en deux-trois heures.  »

Sa judicieuse structure en U, dont la partie basse s'enfonce sous l'eau, permet d'y faire rentrer la pilotine. Une fois remontée, un treuil permet l'extraction du moteur. Tous les ouvriers peuvent alors s'activer chacun dans leur coin pour remettre en état de marche chaque bateau...

Ch. C

Une place convoitée

L’emplacement qu’occupe aujourd’hui " Phocée " a été donné en 1821 par l’administrateur des affaires maritimes. A l’époque, ce qui est devenue le syndicat professionnel des pilotes des ports de Marseille et du golfe de Fos, y dispose un ponton en bois appelé " la chatte ". « Un nom d’usage pas un nom de baptême » précise Jean-Philippe Salducci.

En ce début de XIXe siècle, l’objectif est simple : le Vieux-Port de Marseille était devenu une telle forêt de mâts que l’on ne peut presque plus en sortir ni entrer. D'où la création de ce service.

Quelques années plus tard en 1843, les pilotes se voient ensuite octroyer rue Henri-Tasso, de l'autre côté du quai, des bureaux qui viennent compléter le dispositif. Depuis cette date, l’organisation avec le ponton perdure. Malgré les pressions pour s’installer ailleurs. « Nos élus locaux ne seraient pas contre le fait de mettre quatre ou cinq pannes de plus pour la plaisance, c’est une pression électoraliste » explique Jean-Philippe Salducci.

« Plusieurs fois on est venu nous voir, reprend le responsable des pilotes professionnels du port. Nous disposions également d’une parcelle au pied du Fort Saint-Nicolas », une cale de halage qui a été rendue au début des années 2000 en échange de la certitude que le ponton en face conserverait son emplacement stratégique. On y retrouve aujourd’hui le club de plongée, Marseille côté Mer plongée.

« Mais depuis quelques temps, on veut encore nous déplacer. On nous a proposé récemment d’aller nous installer dans le Port Autonome ou dans la hanse du Pharo. Mais là, l'opération était trop compliquée... On ne cesse de chercher des solutions pour sortir tous les bâtiments de l’état. Guy Teissier, le président de la communauté urbaine, est encore venu nous voir il n’y a pas longtemps ».

Mais le syndicat des pilotes qui dispose d’une AOT, une autorisation d’occupation temporaire, pour sa mission de service public sur cette partie du Vieux-Port appartenant à l’Etat, n’entend pas renoncer à sa position stratégique. 

« Notre dispositif n’est pas aussi facile à bouger que celui des douanes par exemple » reprend Salducci, avant de conclure : « Nous disposions d’une station à l’Estaque mais elle a fermé en 2013. La maire de secteur Samia Ghali avait fait lever toutes les barrières pour rendre le port accessible aux riverains. Sauf que des minots venaient plonger du ponton, des voitures du personnel ont été brûlées, des pilotines ont été larguées à la mer… bref on a du partir ».

Autant dire que les pilotes du Port de Marseille ont bien l’intention de s’accrocher à leur dernière demeure…

Ch. C

Rudy Ricciotti :
« Je ne suis pas l'architecte, je suis le psychanalyste »

« Dans la culture de l’oisiveté, la culture du travail peut heurter. » En quelques mots, Rudy Ricciotti, l’architecte du MuCEM, qui officie comme "conseiller" sur le projet de réhabilitation de Phocée, pose le débat.

Rudy Ricciotti, quel est votre rôle dans la rénovation de Phocée ?

Moi j’interviens à la défense de ce navire, parce qu’ils veulent qu’il dégage… Il y a une fascination et une capacité pour la bureaucratie fasciste à mobiliser de la haine contre la mémoire du travail qui est phénoménale. C’est pour cela que je suis venu à la défense de cet ouvrage. Non seulement on veut détruire le travail, mais on veut aussi détruire sa mémoire.

Et vous le faites gracieusement ?

Bien évidemment ! Je veux le défendre, d’ailleurs on va faire un livre, je vais écrire un texte... C’est un ouvrage exceptionnel que l’on pourrait inscrire à l'inventaire des monuments historiques, au même titre que certains navires de collection. C’est unique. Je pense que c’est unique en France déjà, et peut-être même en Europe.

C’est un ouvrage atypique, quand même. Je ne sais pas si vous l’avez vu mais il y a un tour à bord, sur lequel ils fabriquent les arbres d’hélices. C’est bien la première fois de ma vie que je vois un tour flottant. Pour moi, un tour, il est dans une usine, sur un sol en béton. Là, c’est quand même extravagant ! Un tour est une machine qui vibre, ce n’est pas facile à manipuler…

Et comment allez-vous rendre acceptable cet ouvrage qui déplaît
à la bureaucratie ?

Non... Répétez la question. Je n’ai pas dit : “ bureaucratie “. J’ai dit : “ bureaucratie fasciste ”. Si vous ne précisez pas, je ne vois pas ce que je peux vous répondre. Il faut s’habituer à utiliser des mots comme ça, parce que l’on est dans un pays où la haine du travail prend des proportions exceptionnelles maintenant. Non seulement on veut détruire le travail, mais on veut aussi détruire sa mémoire.
Donc pour répondre à votre question, ce que je veux moi, c’est révéler exactement ce qu’est cette plateforme industrielle, ce navire.
Si vous regardez bien les détails, en dessous de la ligne du plateau où vous avez les pieds, c’est un langage industriel. Au-dessus, c’est un langage maritime, voir balnéaire. Quand je dis maritime, c’est tout ce qui est la super-structure. 

Regardez bien la cuisine, c’est de l'inox, du contreplaqué marine, enfin des matériaux très caractéristiques de l’univers de la voile et des voiliers. Et tout ce qui est en périphérie, les gardes corps, il y a des endroits pour mettre des mats, des drapeaux, des hublots… C’est ces choses qu’il va falloir remettre.

Je leur ai demandé d’aller du plus industriel au plus frivole, le plus frivole étant de remettre des mâts sur lesquels il y a des fanions de la société des pilotines de Marseille, en passant par des sous phases de coursives avec des faux-plafonds en acajou, des hublots. Tout cela dans un monochrome blanc.
Le bâtiment a été abîmé, ces cinquante dernières années. Il ne ressemble plus très bien à ce qu’il était à l’origine. Il faut le restituer, comme l’on fait la restitution d’un bâtiment historique.

Cela va-t-il prendre du temps ?

Non cela va être fait assez rapidement. Vous savez, le problème, c’est que s'ils ne veulent pas être éjectés du Port... Parce que c’est vrai que, comme ce bateau témoigne d’une mémoire vive du travail, d’une industrie, d’une culture maritime savante, comme il témoigne aussi d’une autonomie par rapport au champ du pouvoir, il est perçu comme une insulte par la bureaucratie... fasciste, d’accord ? 

Je le précise, car le problème aujourd’hui, c’est que nous sommes dans un pays où le glissement des mots est tel que l’on ne peut pas s’étonner de fabriquer des collabos... J’aime bien parler librement. Il faut un peu de courage. On ne peut pas fermer sa gueule sur tous les sujets.

Ce navire est certainement une des plus belles choses qu’il y a dans le Vieux-Port de Marseille.

Comment êtes-vous venus sur ce projet ?

Je connais le commandant Salducci depuis pas mal d’années. Je l’avais convoqué sur un dossier : je devais aménager un cargo de 170 mètres pour Louis-Vuitton à New-York. C’est comme cela que je l’ai connu et que je connais son expertise. Il m’a écrit, en me disant qu’il y avait un ouvrage qui était malmené qu’on voulait les enlever du milieu, alors que c’est un endroit stratégique pour eux. Si on veut les mettre au fond du port industriel, et qu’un jour un navire s’échoue à l’entrée, et bien tout le port de Marseille sera paralysé.

Mais bon, la bureaucratie fasciste ne pense pas à ces choses là… D'ailleurs, elle n’est pas là pour penser, elle est là pour nuire aux valeurs, aux intérêts et à l’esthétique du monde travail maritime. Et vous savez pourquoi ? Parce que cette bureaucratie fasciste est devenue un mécanisme d’exil de la beauté, et n’envisage la culture que comme un vecteur de soumission. Elle n’envisage pas la culture du travail, le principe de la beauté du travail comme étant crédible. Ce navire est beau, il faut qu’ils le sortent du port. L’idée qu'ils se font de la beauté, c’est le reste.

Donc moi, je suis là pour le défendre. C’est un patrimoine industriel maritime et balnéaire. Il est dans une triple linguistique et c’est cela qui est assez exceptionnel. Surtout, il n’est pas inerte, il est actif. Il y a des gens à bord qui travaillent, qui ont un métier, et je trouve cela fascinant. Parce que dans un port, 99% des navires sont inertes. Il ne s’y passe rien.

Il se trouve à quelques mètres du MuCEM. Va-t-il y avoir une porosité ?

Le mot porosité est exact dans la mesure où le MuCEM développe une porosité spatiale et imaginaire avec l’horizon marin, l’horizon maîtrisé de la Méditerranée. Et bien de la même manière, ce navire entretient une porosité avec le monde du travail maritime. A la fois, dans sa structure industrielle, il est en U avec un truc qui se lève, et dans sa superstructure. Il est dans une condition balnéaire de ce qu’est un navire des années 60.
Ce n’est pas un lookage qu’on va lui faire, on va juste lui redonner confiance, lui redonner une fierté, une tendresse, une efficacité linguistique. Je ne suis pas l’architecte, je suis le psychanalyste de ce navire, je suis son coach.

Propos recueillis par Ch. C.