L'estaque,
Fenêtres sur cour

Un été, une histoire 9/9. Pour le dernier volet de sa série consacrée au patrimoine "marseillais", la Marseillaise s'est intéressée aux courées ouvrières de l'Estaque.

« Le rêve d’une cour, c'est le rêve de la démocratie.
La cour c’est l’agora, le seul monument qui devrait exister pour permettre la République et la démocratie. C’est à dire un lieu, un espace où l’on puisse se rencontrer, venir se parler et décider ensemble.
Je crois que cette cour, la terre entière en rêve ».
Robert Guediguian

« Ici, c'était le coin des Italiens »

Rencontre avec Delia et Lucien qui habitent 
« depuis toujours » dans la courée
dite "Maisons Mouraille", 
située sur les hauteurs du vallon des Riaux.

Quand on leur demande comment s'appelle le lieu où se trouve leur maison, la réponse est unanime et le ton empreint d'un certain étonnement : « Eh beh… c’est l’Estaque-Riaux ! »

Les questions suivantes ne paraissent guère plus porteuses de sens. Alors il faut creuser. Un moment...
- Cet endroit n’a pas un nom particulier quand même ?
- « Avant c’était les Maisons Mouraille, du nom des propriétaires… »- Et la courée Mouraille, ça vous dit quelque chose ?-

- « La courée ? Non… mais remarquez, sur les lettres qu’on nous envoie, parfois, il y a marqué "cour Mouraille". Mais enfin… je ne sais pas ? C’est l’Estaque ici, monsieur... »

« C'EST LÀ QUE JE SUIS NÉ »

Lucien et sa femme Delia vivent à l’Estaque, donc. " Punto e basta ", comme auraient dit leurs ancêtres. Perché au sommet du vallon des Riaux, coincé entre le viaduc de la Cimenteraie et celui des Riaux, emprunté par le chemin de fer qui se sépare quelques mètres en amont, ce couple habite la courée dite « Maisons Mouraille ».

Depuis toujours ou presque. Et sans trop le savoir, donc. Sans doute d’ailleurs, ne savent-ils pas non plus que leur courée apparaît sur un tableau de Georges Braque, Le Viaduc à l’Estaque peint en 1908, œuvre qui situe la naissance du cubisme…

Lucien Ferri est né vingt ans plus tard, le 14 novembre 1928, à Marseille. Et il a « toujours habité ici ». « Cela fait 118 ans que ma famille est à Marseille, précise-t-il. Ma mère était d'origine italienne. Elle est venue en France avec sa sœur. Elle avait une dizaine d’années et elle a connu mon père ici. C’est là que je suis né. »

« A cette époque, beaucoup d’Italiens venaient en France », justifie sa femme Delia dont les parents ont eux aussi traversé les Alpes pour « fuir la misère » et trouver du travail. « Il paraît qu’il y avait un bar à Marseille, où ils allaient tous pour être embauchés ».

Avec leur modeste demeure, ces deux enfants d’immigrés italiens, et leur voisin Manuel, dont le nom ne trahit pas ses origines espagnoles, représentent un condensé du patrimoine ouvrier de l’Estaque. Comme beaucoup de courées, la « leur » fut construite à partir de 1889 au bout de la montée Antoine-Castejon pour Louis-Guillaume Mouraille, maître tuilier. Le promoteur était le directeur de la Société des Tuileries de l’Estaque Gare Nord. Le même qui fit construire la Cité Mouraille dans le secteur de la gare.

Comme beaucoup de courées, elle était dédiée à cette main d’œuvre immigrée venue faire tourner les usines de Rio Tinto, Lafarge, Pennaroya... Là des Espagnols. Ici des Italiens.

« Ma famille venait de Reggio Emilia, dans le Nord de l'Italie, près de Parme. Mes parents, mes oncles, mes tantes étaient des paysans, ils avaient des troupeaux de vaches... Le canal du Rove, là-bas, explique Lucien en pointant du doigt l’horizon, j’ai des oncles qui sont venus y travailler. Ils faisaient des saisons puis retournaient en Italie. C’est comme ça que mon père est venu aussi. Il était jeune, il s’est fait embauché à Kuhlmann comme chauffeur. »

Il y est resté jusqu’en 1942 et cet accident à bicyclette en descendant le Rove : « Il s’est tué »...

Lucien, lui, est rentré à Lafarge à l’âge de 14 ans, comme mousse. Il en est sorti à 60 ans, à la retraite au terme d’une belle carrière qui l’a vu devenir chef de fabrication spécialisé dans les démarrages d’usines.

« Ici, c’était le coin des Italiens. En haut, à Penaroya, c’était les Espagnols. Mais enfin... Il y avait trois usines la Coloniale, la société Kuhlmann et l’Oceine. Et les trois-quarts des employés étaient des Italiens. » Du 100% italien même dans cette courée Mouraille qui réunissait six logements répartis dans les deux bâtiments encadrant la cour.

« Tout le monde avait la table dehors, tout le monde se parlait, la "buanderie" était commune à tous... Il y avait une bonne ambiance dans cette cour », raconte Lucien, les yeux brillants. Dans cette cour commune d’une soixantaine de mètres carrés sur laquelle donnent les six portes et fenêtres des logements, ces travailleurs ont retrouvé un peu de leur Italie natale.

« On étaient tous Italiens, oui. Un faisait venir l’autre, comme maintenant les Algériens et les Tunisiens. Mon père s’est installé, il a fait venir un parent… Cela s’est fait comme ça. »

Les cOURÉES, patrimoine oublié

« Habitat ouvrier non programmé », selon l'urbaniste et géographe marseillais Marcel Roncayolo, les courées (le nom vient de cette petite cour étroite et commune à l’ensemble d’habitation) sont apparues du côté de l’Estaque entre le milieu du XIXe siècle et la Grande Guerre. 

En ces temps-là, on ne parlait pas encore de barre HLM. Mais l’idée de départ était un peu la même : loger la classe « laborieuse » à proximité des centres industriels. Or, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, avec l’ouverture de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Marseille et l’installation des premières tuileries, le village de l’Estaque, renforcé par l’arrivée du tramway en 1892 et de la route en 1900, devint une zone industrielle de premier plan. 

Cette industrie lourde y laissa une indicible balafre au pied de la chaîne de la Nerthe. Elle fut également si gourmande en main d’œuvre qu’elle transforma le petit port de pêcheurs et ses 1.600 habitants, en 1876, en un village « résidentiel » pour les ouvriers des usines alentour. 

Durant plusieurs décennies, travailleurs immigrés, espagnols et surtout italiens sont ainsi venus gonfler les rangs d’une population estaquéenne qui culminera à 13.500 habitants en 1931 et se verra border d’un nouveau quartier, les Riaux, à son extrême nord. C’est dans ce contexte qu’une dizaine de courées ont poussé dans le secteur. 


L'eau bien commun 

Techniquement, ces petites maisons modestes empruntent beaucoup de caractéristiques à la résidence individuelle. Elles sont pourtant classées comme « habitat collectif ». D’un étage en général, mitoyennes et toutes semblables, elles se font face le long d’une ruelle privée où l’on accède par un passage étroit. L’arrivée d’eau, sanitaires et lavoirs, qui trône dans cette cour centrale, est l’élément commun partagé par les locataires. 

« Réputé » pour ses cloisons minces et sa mauvaise isolation sonore, cet habitat bâti sur un principe d’économie génère une grande promiscuité laquelle induit un style de vie particulier qui perdure parfois. Surveillance réciproque en cas d’absence, veillée dans la cour, garde des enfants, arrosage des fleurs, étendage du linge... ses petits échanges de services sont les bases d’un vivre-ensemble érigé en règle de vie. 

En petit nombre à l'Estaque, les courées ont construit leur légende dans les villes industrielles du Nord de la France. Il faudra attendre 1997 pour que ce patrimoine ouvrier estaquéen soit popularisé à son tour par le film de Guédiguian Marius et Jeannette. Le réalisateur marseillais dépeint à travers le cadre de vie de ses personnages un espace de convivialité, populaire, romantique, légèrement hors du temps.

Simple hasard ? Quelques mois après la sortie du film, en février 1998, une étude de l’architecture et de l’urbanisme du quartier de l’Estaque est lancée sous la maîtrise d’ouvrage du ministère de la Culture via la Direction régionale des Affaires culturelles. Aujourd’hui, le service régional de l’inventaire général du patrimoine culturel (SRIPC) recense neuf courées dans le 16e arrondissement qui prennent souvent l’apparence de voies sans issue. Mais aucune ne porte le nom de courée.


MÉMOIRE DE LA CONDITION OUVRIÈRE

La courée des Oursins, aujourd'hui impasse des Oursins, construite à partir de 1843, est la plus ancienne. La courée Fenouil-Puget (de 1861 à 1883), la courée Saccomane (1882), la courée Mouraille (1889), la courée Arnaud (1883-1911), la courée Castejon (1908), la courée de la Redonne (1912-194), la courée de l’impasse des Chalets (à la sortie de la guerre) et pour finir la courée Bellevue, en 1923, ont suivi. Leur implantation s’est faite en lisière du tissu urbain, « sur des terrains libres qui avaient alors vraisemblablement perdu depuis peu leur usage agricole », précise le SRIPC.

La plupart des courées de l’Estaque sont construites par la petite bourgeoisie de fabricants et négociants pour des arrivants aux revenus très modestes. Certaines le sont par les futurs habitants eux-mêmes... La division des courées en copropriétés intervient au début du XXe siècle, mais le statut locatif perdure jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, et même encore aujourd’hui. Cet habitat, autrefois déclassé et désormais inscrit au Plan local d’urbanisme de Marseille, est « un lieu de mémoire qui a une grande importance historique ».

La courée Arnaud, la plus emblématique, appelée péjorativement cour des miracles, « témoigne des conditions d’habitation très particulière d’une main d’œuvre déclassée qui a pourtant contribué aux activités industrielle et agricole de Marseille jusqu'en 1950 », précise le PLU dans ses justificatifs de préservation.

« Elle conserve la mémoire (...) de la condition ouvrière et du contexte de spéculation, d’insalubrité et de précarité sociale qui a présidé à la construction des courées. »

Reportage Christophe Casanova.
Photos David Coquille et Christophe Casanova.
Réalisation Christophe Casanova.