Rescapés des rafles du Vieux-Port

Le 24 janvier 1943, les nazis aidés par les autorités françaises, expulsent 15.000 habitants des vieux quartiers de Marseille. 

Ils s'appellent Georgette et Louis Dufour et ont respectivement 92 et 94 ans. Ils habitent Marseille. Mariés depuis 73 ans, en janvier 1943, ils étaient deux jeunes gens amoureux. Ils seront victimes de la vaste opération de destruction des quartiers du Vieux-Port. 

Parmi les 15 000 personnes évacuées, nombre de juifs qui ne reviendront pas. C'est à leur fille, Danielle Verna-Dufour, que l'on doit ces deux témoignages d'une rare intensité. 

 « La rafle du Vieux-Port, décidée par Himmler, a été confortée par les autorités françaises avec en tête un projet urbanistique de spéculation foncière dans un contexte d’idéologie fasciste, le Vieux-Port étant devenu un refuge pour les persécutés fuyant le nazisme », souligne-t-elle. « Il fallait le faire disparaître. Leur excuse ? fausse bien sûr : éliminer le crime, la saleté, le vice, le cosmopolitisme. Souvenons-nous pour ne pas faire les mêmes erreurs. » 

Ces parents ont livré, les larmes aux yeux, ce témoignage. 

« Je ne sais pas si c’est l’émotion ou d’avoir trop vécu, trop vu, qui mouillent leurs yeux. Mais j’y vois tout de même un éclat, celui de l’amour et, toujours, de l’espoir », note avec pudeur Danielle Verna-Dufour.

« L'Allemand
s’est retourné
et lui a mis une balle dans la tête »

La rafle au coeur du Panier. Source: Bundesarchiv

Louis Dufour

Je suis né en juin 1921. J'avais donc 22 ans en 1943 mais j’en avais 18 sur ma fausse carte d’identité
sous le nom de Roger Boyer, ce qui me permettait d’échapper au travail obligatoire en Allemagne, réservé aux majeurs, (la majorité est alors à 21 ans) et, le plus drôle, d’avoir droit à une tablette de chocolat par mois. 

J’étais un « Flémouca » (Camouflé). J’étais tombé amoureux de ma femme, à l’époque une magnifique brune. Elle m’avait invité ce soir du 23 janvier 1943 au repas pour me présenter à ses parents, Giuseppe et Giuseppina Monaco, émigrés italiens naturalisés Français ayant fui la montée du fascisme en Sicile. 

Il est 20 heures, le repas n’est pas terminé et il y a le couvre-feu. Ils me proposent de dormir chez eux pour ne pas courir de risque. Dimanche 24 janvier 1943, il est à peu près 5 heures du matin. Dans la rue, une voix forte, sèche, dure, qui résonne partout, nous intime de quitter sur le champ les appartements en n’emportant que le strict nécessaire. Ils ajoutent que nous serons de retour dans 24 heures, 48 maximum. Pas le temps de se retourner. 

Déjà, on tape aux portes, on nous pousse sans ménagement dans les escaliers, ça crie de partout. C’est la panique. Dehors la rue (elle habite la rue Lanternerie) est déjà noire de monde. Les familles apeurées se serrent tremblantes dans ce froid matin de janvier. Il y a des pleurs de bébé, des gémissements, des malades, des vieux que l’on soutient tant bien que mal, des femmes enceintes. L’effroi se lit dans tous les yeux. On se met en route, encadrés par l’armée française et allemande. 

Je saurai plus tard que nous étions environ 15 000 entourés par 5 000 soldats, fusil au poing. On nous entasse dans des trams qui nous conduisent en gare d’Arenc. Là, des wagons nous attendent et nous formons des files sur les quais. Je dois trouver une solution, je risque gros si on m’attrape ; les camps ou la prison après la torture pour me faire dire le nom de celui qui nous faisait les fausses cartes d’identité. C’était le maire d’une commune de chez nous. Je ne me souviens plus de son nom. Il a été pris et exécuté. 


Je dois faire vite. Je connais leur manière d’agir ; j’ai travaillé à la gare, aux bagages. Nous étions surveillés par un soldat allemand. Un jeune collègue, un peu fou-fou, avait dit « Hitler, kaput ». L’Allemand s’est retourné et lui a mis une balle dans la tête. C’était comme ça. Nous attendons, amassés sur le quai. Un cheminot passe près de moi. Je lui lance : « Donne-moi ta casquette. » Il me la fait passer. Je la mets sur ma tête et je réussis à sortir tranquillement des rangs. 

J’ai recherché cet homme très longtemps mais les moyens de communication n’étaient pas ce qu’ils sont maintenant. S’il me lit et qu’il se reconnaît, s’il a raconté son histoire à ses enfants ou petits-enfants, sachez qu’il m’a sauvé la vie. J’étais jeune et téméraire, j’ai attendu que ma fiancée, qui est devenue ma femme, monte dans les wagons pour partir. 

Recueilli par Danielle Verna-Dufour

«Il a vociféré
"file de droite"
sans avoir attendu la fin de ma réponse»

1 642 Marseillais ont été envoyés par train à Compiègne. Source: colonel.petre.resistance.marseille.over-blog.com

Georgette Dufour

Je m'appelle Georgette, à vrai dire Concetta, Conception. Mais tout le monde m’appelle Georgette depuis que je suis arrivée en France à l’âge de 2 ans. Ce matin-là, on est parti avec une couverture et quelques affaires. Notre perroquet est resté dans l’appartement. Je tremblais de peur et de froid. 

Les soldats allemands avec leurs fusils me terrorisaient. Même maintenant entendre parler allemand me donne des frissons. Avant de monter dans les trams, on marche sur le Vieux-Port. Il fait beau. Des gens endimanchés se promènent. Ils nous regardent passer comme des bêtes, curieux, indifférents, souvent dédaigneux. J’ai honte. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai honte. Pourtant moi aussi je me promène le dimanche, et je mets mes plus beaux habits, et mes chaussures avec la semelle en carton. 

Maintenant, j’ai peur. Je ne sais pas, à ce moment-là, que plus rien jamais ne sera comme avant. On nous entasse dans des wagons. Et ils ferment les portes avec des grincements atroces. J’arrive tout juste à respirer. Pas de lumière. Mes parents me protègent comme ils le peuvent mais ils doivent penser avant tout à mes trois sœurs plus petites et qui réclament à boire et à manger. On est écrasés, les uns contre les autres. Le voyage est interminable, sans eau ni nourriture. 

Nous arrivons le soir au camp de Fréjus. Dès l’arrivée, les hommes et les femmes sont séparés. Les femmes gardent avec elles leurs enfants s’ils sont encore petits. Ma maman s’accroche au bras de mon papa et crie son désespoir. Nous nous plions tous aux ordres sous les hurlements. Un grillage sépare les hommes des femmes. Le soir, on nous jette de la paille et nous dormons là, à même le sol en ciment dur et froid. J’ai 18 ans. Je le supporte. Mais je me demande maintenant comment ont fait les vieux, les malades, les petits. 

Sept jours plus tard on m’appelle. Il y a là, assis à une petite table, un officier allemand et un officier français. Il y a 2 files plus loin. On avance : « Nom, prénom, âge. Tu connais quelqu'un à Marseille ? Adresse. » Je donne le nom et l’adresse du père de Louis, Dufour Henri, la Belle de Mai. « File de droite. » Il a vociféré « file de droite » sans avoir attendu la fin de ma réponse, un peu au hasard. Je ne saurai que plus tard que la file de gauche était destinée aux camps d’extermination de Sobibor et d’Auchwitz. 

On me met dans un train direction Marseille où je rencontre ma marraine qui habitait à une rue de chez nous. Je ne suis jamais sortie seule. Je suis perdue. Elle m’indique comment aller à l’adresse que j’ai indiquée. Plus tard, avec Louis, nous sommes allés avec un charreton pour essayer de récupérer ce qui n’avait pas été pillé dans notre appartement (par les « bons » Français). Louis a réussi à se procurer un brassard pour franchir le barrage. 


Partout des ruines encore fumantes, une odeur âcre, la désolation. Notre immeuble est encore debout (il sera dynamité le lendemain). J’entre en pleurant dans l’appartement. Notre perroquet Coco s’etait caché derrière le manteau de la cheminée. Il est mort là de peur, de faim et de froid. Comme il était jovial quand de sa voix nasillarde il accueillait mon papa qui rentrait du travail : « Monsieur Monaco ! Monsieur Monaco ! » 

Tout a été volé, pillé, cassé, détruit. Le coffre où se trouvait mon trousseau a disparu. Délicatement, maman y déposait des draps brodés et repassés, durement acquis, pour un futur mariage. Plus rien ! disparus l’argent, les bijoux, les habits, les couverts, les draps, les serviettes, les provisions, les raisins pendus que maman faisait sécher. Il reste une table, des chaises renversés. 

Voilà.

Recueilli par Danielle Verna-Dufour

commémorations
sur fond d'inquiétude

La démolition du quartier du Vieux-Port (Ina Société)

Marseille a commémoré dimanche 24 janvier 2016,  le 73e anniversaire de « l'une des plus grandes tragédies de son histoire », dixit Denise Toros-Marter, présidente de l’Amicale des anciens déportés d’Auschwitz, qui a longuement décrit avec Raymond Alexander, président de la Mémoire Vive de la Résistance, et Francine Esalier, de l’Amicale des anciens déporté d’Oranienburg, ce que furent l’expulsion de 25 000 habitants des quartiers du Vieux-Port, la destruction de 1 494 immeubles, les rafles et les déportations sans retour. 

Présentes aux cérémonies de souvenir, Martine Vassal, présidente du conseil départemental, et Caroline Pozmentier, représentant le président du conseil régional, ont entièrement laissé cette année la parole aux associations. 



Le 22 janvier 1943, 40 000 personnes étaient contrôlées, 6 000 arrêtées et près de 2 000 emprisonnées aux Baumettes. Un premier convoi de 1 642 Marseillais partait le 24 janvier de la gare d'Arenc vers le camp d’internement de Compiègne rejoint par un second convoi de 800 hommes parti de Fréjus. 786 juifs de Marseille étaient déportés à Sobibor le 10 mars suivant, puis 600 Marseillais étaient envoyés à Sahsenhausen.

« Et voici que 70 ans après la Libération, nous vivons à nouveau une ère terrifiante contre laquelle il va falloir nous armer de vigilance, nous préparer pour affronter des jours difficiles », a alerté Denise Toros-Marter devant le Mémorial des camps de la mort sous l’Hôtel-Dieu. « Depuis les années 80, les dangers qui nous guettaient nous frappent à nouveau durement », lui faisait écho Gérard Bismuth, secrétaire général du consistoire israélite de Marseille, à la seconde cérémonie sur le parvis de l’Opéra. « On ne vaincra ce fléau qu’à condition de le nommer, d’en finir avec les paraphrases frileuses qui nourrissent la montée des extrêmes. Comme souvent dans l’histoire du monde, les malheurs des juifs ont simplement précédé les malheurs des sociétés dans lesquels ils vivaient », rappelait-il.

Le chant des déportés était interprété par la chorale Rénanim suivi de Nuit et Brouillard de Jean Ferrat tandis que des enfants déposaient des gerbes de fleurs au pied d’une plaque apposée en 1993 en façade d’un mur avec sa phrase qui résume le sens des commémorations : « Ta mémoire est leur seul souvenir ». « Nous prions et nous bénissons la République et la France », a dit le Grand rabbin de Marseille, Ruben Ohana, associant à sa prière en mémoire des six millions de victimes de la Shoah, « tous nos compatriotes, les 130 victimes et toutes les autres d’avant tombées dans les derniers atroces attentats ».

David Coquille

photos dr / d.C / Jean-Paul Herbecq CD13