Les pierres de marseille

Un été, une histoire (6/9).

Cette pierre qui a construit Marseille

Les carrières du village de la Couronne et celui de Carro ont été exploitées pendant plusieurs siècles

       La Couronne et Carro, deux noms dont les racines semblent directement liées à ce qui fit pendant des siècles leur renommée: la pierre. André Pégorier, ingénieur en chef à l'Institut géographique national, chargé de la commission toponymie de 2006, identifie la racine pré-indo européenne «Kar» désignant la pierre, que l’on retrouve aussi dans Carry-le-Rouet et Caronte. S’agissant de La Couronne, on pourrait même avoir un croisement entre le primitif «kar-iõn(e)» et le latin «columna» qui indiquerait qu’on a pu tailler des colonnes sur le site. Car ses roches de calcaire coquiller datant de l’ère tertiaire, soit de 20 à 15 millions d’années (étape que les géologues appellent burdigalien du Miocène) ont fait la renommée des deux villages aujourd’hui situés sur la commune de Martigues.

La présence humaine de chasseurs cueilleurs est attestée sur cette zone littorale par des silex (il y a environ 11 000 ans), et un hameau du néolithique (vers 2600 ans av J.C) a été découvert sur le site du Collet Redon (qui constitue d'ailleurs une des premières habitations en dur du sud de la France). Mais c’est au IIIème siècle avant J.C. que La Couronne connaît son véritable essor: les descendants des fondateurs de la colonie phocéenne de Marseille viennent chercher les pierres pour ériger leur rempart hellénistique (dit «de Crinas»), dont on peut encore apercevoir une section dans le Jardin des Vestiges de La Bourse. C’est le début d’une longue et intense exploitation, qui ne sera ralentie qu’au milieu du XIXème siècle, avec l’arrivée du chemin de fer qui facilite les échanges.



Car c’est bien leur implantation au bord de la mer qui va «booster» l’extraction des pierres des carrières de la pointe de Carro, Baoutailla (ou Cotailla), l’anse du Verdon, la Couronne Vieille ou le site de l’Arquet. Les gros blocs débités sur place sont transbordés sur les bateaux jusqu’à Marseille. Il y avait sans doute des appontements dont on n’a plus la trace. Mais on a retrouvé dans certaines pierres au bord de l’eau, des traces d’usure dues à des cordes, sûrement des amarres pour les embarcations.

Construction des monuments emblématiques marseillais

A l'époque romaine et durant l’Antiquité tardive, théâtres, citernes, aménagements portuaires ou autres bâtiments publics de la ville seront construits en pierre de La Couronne, ainsi que la vieille Major, l’église Saint-Laurent, l’abbaye Saint-Victor et tous les sarcophages. Par la suite, certains monuments emblématiques marseillais seront aussi érigés en pierre de La Couronne, leur donnant ainsi cette couleur caractéristique: la maison diamantée, les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas, l’Hôtel de Ville, la halle Puget dans le quartier Colbert, la partie centrale (et la plus ancienne) de l’Hôtel-Dieu, les bâtiments de la Vieille Charité (sauf la chapelle), le fortin de Notre-Dame de la Garde et l’hôtel dit de Cabre. On retrouve même cette pierre pour la confection de l’ancienne porte de l’Arsenal à Toulon. Plus proche, le bâti autour de la source et le lavoir public de La Couronne sont en pierre locale. En 1859, grâce à la générosité des habitants et surtout des peyrerons (carriers en patois), l’église de La Couronne est édifiée. On peut d’ailleurs voir sur son clocher les nombreuses marques de «tâcherons», les ouvriers qui ont participé à sa construction. Et plus récemment, la Maison de Carro, construite en 1995, a bénéficié de ce matériau.

Aujourd'hui, les carrières ne sont plus exploitées, mais elles offrent de superbes traces d’activités caractéristiques, avec ses fronts de taille, ses cavités où la mer s’engouffrent, et où le soleil joue avec les aspérités et la couleur du calcaire rose. Elles peuvent même servir de décor à des petits spectacles, comme ce fut le cas avec une chorégraphie du conservatoire de danse. Seule la carrière des Auffans, plus dans les terres, fournit encore des pierres pour la rénovation des bâtiments historiques marseillais, notamment la partie du fort Saint-Jean intégére dans le Mucem. Le dernier témoin de ce qui fut une véritable passerelle entre les deux villes.


Texte et photos : Nathalie Pioch

Le twist de l'Hôtel de Cabre

En septembre 1954, une société danoise réussissait la translation spectaculaire de la Maison de l’Échevin de Cabre. Comment la plus vieille maison de Marseille a changé de rue 

L'Hôtel de Cabre ou maison de l’Échevin de Cabre est la plus vieille demeure de Marseille. Cette maison de trois étages a été très probablement construite en 1535 pour le consul Louis de Cabre, un riche commerçant de la cité dont le portrait et celui de sa femme sont sculptée au premier étage entre deux fenêtres.
Comme le rempart hellénistique exhumé en juin 1967 dans le jardin des vestiges du centre bourse, comme la Maison diamantée plus tardive (1620), la Vieille-Charité ou l’abbaye de Saint-Victor, cet édifice majeur dans l’histoire de Marseille a été réalisé en pierre de taille des carrières de la Couronne. Son architecte resté inconnu a réalisé une oeuvre très sculptée de style Renaissance, marquée par de fortes réminiscences gothiques de la fin du moyen âge.

La demeure a bien failli disparaître en février 1943, lors de la destruction du quartier du vieux port. Elle n’échappa à la démolition que sur l’insistance des autorités municipales qui l’avaient faite classée monument historique en avril 1941. En 1943, on avait tant bien que mal protégé sa façade mais le dynamitage méthodique des 1500 immeubles alentour avait ébranlé ses structures et endommagé sa façade grossièrement protégée. Sa toiture et sa loggia au dernier niveau avaient été retirées.


Ce rescapé de la guerre a connu en 1954 une péripétie singulière qui l'a fait entrer dans la légende : son déplacement de 20 mètres et sa rotation de 90 degrés car dans le plan de 1952 de reconstruction du vieux port, il se trouvait dans le périmètre de la Grand' Rue élargie. On envisagea de le démonter et de le rebâtir plus loin mais cela aurait occasionné des dommages irréversibles. C’est le déplacement qui fut choisit « après 4 siècles pour laisser passer les voitures », écrit le Provençal.

"120 millimètres à la minute"

Comment bouger un mastodonte de près de 700 tonnes ? Après de longues études préparatoires du ministère de l'urbanisme et de la reconstruction avec les services de l’urbanisme de la Ville, les travaux débutèrent le 28 mai 1954 confiés principalement à l’entreprise danoise spécialisée Christiani & Nielsen qui avait déjà déplacé des tours de cracking à la raffinerie de Lavéra. Des fondations, une cave et un socle en béton furent construits sur le nouvel emplacement distant de 20 mètres à l’angle actuel de la Grand’ Rue et de l’actuelle rue Bonneterie (ex-rue Torte) tandis que les baies de l’hôtel étaient comblées avec des briques.
Le récit détaillé des opérations se lit dans la Revue Marseille n°24 d’octobre 1954 sous la plume de Pierre colas, l’architecte en chef des monuments historiques. Du 15 juillet au 15 août, on posa des rails et on construisit quatre chariots porteurs, sorte de brancard sur roues pour faire glisser l’immeuble. Le 10 septembre, quatre vérins hydrauliques alimentés par un petit moteur de 4CV soulevèrent délicatement l’ensemble de 670 tonnes posé sur 8 poutres en acier.


Et le voyage de plusieurs jours commença. « 120 millimètres à la minute ! » ironisa La Marseillaise dans son édition du 11 septembre aux premières loges devant une « foule attentive » rassemblée pour voir passer le convoi « à la vitesse de l'escargot ». « Monté sur des roues, l’hôtel a pris la route » écrivit le Provençal. « L’Hôtel de l’Echevin de Cabre a parcouru hier 6m60 ! » titra notre quotidien dans l’attente impatiente du « mouvement giratoire » de 90 degrés destiné à présenter sa façade sous un meilleur angle de vue. De noter : « Les opérations d’hier ont continué à passionner les gens qui ont stationné sans interruption toute la journée à la Grand’ Rue. » « Je devais avoir 8 ans, mon père m’avait emmené voir », se souvient confusément Michel, 69 ans, un habitant du quartier. Les derniers 6 mètres allaient être filmés par les caméras de télévision alors que « la tour TV du parc Chanot » à l’essai venait d’émettre des « images expérimentales » et que les premières antennes de tv prenait place sur les toits de Marseille. Le 16 septembre, l’Hôtel de Cabre arrivait enfin à destination. « Pour la maison de Cabre à droite, alignement ! » salue martialement le Provençal. Restait encore à caler l’ensemble avec ses nouvelles maçonneries puis à restaurer ses façades. Le 18 septembre tout était achevé.

Texte et photos : David Coquille

Réalisation : Lucas Hoffet