le temps de la réflexion

Au Mucem, mardi 13 janvier, 1500 personnes ont assisté à la soirée "Pour Charlie, la liberté et contre la peur". Histoire de mettre des mots sur des émotions.

Le Mucem, mardi soir, a donc réussi son pari. Rassembler très largement les Marseillais après cette semaine d'effroi et de mobilisation dans tout le pays contre les attentats terroristes qui ont frappé de plein fouet l’une des valeurs essentielles de la République, la liberté d’expression. Caricaturistes, chercheurs, écrivains, philosophes, journalistes ont croisé leurs paroles, le fruit de leurs expériences et de leurs travaux avec le public. Autour de quatre grands thèmes : « rire, insolence, impertinence, dessins et caricatures », liberté de la presse, de pensée et de conscience, « paix et guerres, Islam, islamisme, djihadisme… » et, enfin, une réflexion sur les raisons de la peur qui pourrait gagner le peuple français, s’il n’était capable de cet esprit de résistance dont il fait preuve ces jours-ci comme dans les heures les plus sombres du passé. Après le temps du dégoût est donc venu celui de la mobilisation puis de la réflexion nécessaire pour comprendre les raisons de cette déraison, leurs sources profondes, historiques, politiques, et chercher en commun les meilleures réponses à apporter à cette dérive d’une partie - minoritaire - d’une jeunesse française déboussolée. 


Embrigadée dans un processus dont elle ne maîtrise même pas la nature, marionnettes désespérées d’obscurs idéologues qui font leur fond de commerce de la haine du lien social et de l’émancipation. Parce que cela menace leurs intérêts et leur appétit de pouvoir. Une réflexion indispensable pour éviter d’autres dérives, tout aussi dangereuses. Celle d’une tentation « toute sécuritaire » ou encore celle d’un amalgame qui stigmatiserait l’ensemble des musulmans. Une opportunité dont se sont immédiatement saisies des forces politiques, bien nationales celles-là.

Ne pas baisser les bras, le dessein des dessinateurs

Photo Patrick Di Domenico

 Ils ont repris du poil de la bête mais ils n'en menaient pas large il y a quelques jours. Et pour cause : avec la tuerie de Charlie Hebdo, ce sont leurs collègues, leurs copains qui ont été abattus, leur métier qui est visé. Abasourdi, choqué, le dessinateur algérien Slim, qui avait collaboré à plusieurs reprises à Charlie Hebdo, explique avoir réagi de manière irrationnelle : « J’ai tenté d’appeler Wolinski alors que j’avais vu son nom défiler dans la liste des tués. Je lui ai laissé un message... » Slim évoque aussi Cabu, son talent et son humanité, Charb qui lui demandait de temps à autres des dessins. Il se dit aussi gêné aux entournures (« J’avais l’impression que petit à petit le journal déclinait ») et lui-même « formaté » : « On a du mal à rire du prophète, c’est trop sacré. Et j’ai trouvé idiot de reprendre les dessins publiés par le journal danois, ils n’étaient pas drôles... » Le tout en se prononçant pour la liberté d’expression. Compliqué... 


 Le rédacteur en chef du Ravi, Michel Gairaud, évoque Charb aussi, que le mensuel satirique avait invité en 2012, soulignant que la librairie qui devait les accueillir dans la foulée du débat qui s’était tenu sous surveillance policière à l’Alcazar s’était finalement rétractée au dernier moment... Plus largement il se dit, avec Le Ravi, « inquiet face à la montée de l’islamophobie, aux actes antisémites, à la récupération politique (du FN notamment) » et soutient « le droit inaliénable à dessiner, à caricaturer » : « Il ne faut pas baisser les bras », ajoute-t-il en allusion à la couverture du dernier numéro de son journal. Michel Gairaud déplace également le débat sur le terrain des aides à la presse pour déplorer que la presse satirique ne soit pas aidée et que le pécule aille notamment « aux journaux propriétés des marchands d’armes et des bétonneurs » : « L’inquiétude de Charb n’était pas de tomber sous les balles, mais la mort économique de son titre. » Fathi Bourayou, dessinateur et directeur du Festival de la caricature de l’Estaque, est triste - « on a perdu tellement de copains » -, révolté - « on est des fantassins de la liberté, on ne baissera pas les bras ». Il veut trouver des solutions, des raisons d’espérer qui passent, selon lui, avant tout par « l’éducation » : parlant notamment de ses interventions et ateliers dans des établissements scolaires des quartiers nord, il souligne que « ces jeunes n’ont pas appris à lire les dessins de presse, ils n’ont pas été éduqués à cela. Les caricaturistes doivent leur enseigner les codes pour lire ces images. » 



 Créée à l’initiative de Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations Unies, et Plantu, l’association Cartooning for peace était représentée au Mucem par le dessinateur Pierre Ballouhey : « Tignous, qui faisait partie de Cartooning, était mon copain. Le jour du massacre je lui ai envoyé un SMS. Il n’a pas répondu... » « Tristesse, rage, colère contre ces salopards. C’est ce qu’on a ressenti. Puis on s’est tous mis à dessiner comme des fous. » Derrière les intervenants sont projetés des dessins envoyés par ceux de Cartooning et d’autres, puis des unes de Charlie. Et des archives de l’INA, où l’on entend notamment Charb prononcer son, hélas, désormais célèbre « Je ne vois pas comment je pourrais vivre dans un pays où je ne pourrais plus rire de tel sujet parce qu’il y a un risque judiciaire ou mortel. Autant crever tout de suite. » 

Exercice et perception de la liberté de la presse

Photo AFP

Pour l'ancien correspondant du Monde à Marseille, Michel Samson, le débat se pose en ces termes : la liberté de la presse en France est chose acquise, la véritable question, selon lui, est « la responsabilité du journaliste face au lecteur, à l’auditeur, etc., c’est le contenu de la presse ». Il insiste ainsi sur « l’importance du choix des faits que l’on relate et sur la manière dont on nomme ces faits ». La question essentielle, ainsi, c’est « qu’est ce qu’on a à dire de ce monde et pourquoi ?, d’où parle-t-on ? » (au sens notamment des sensibilités politiques, au sens où « les choix journalistiques sont toujours politiques »). Samson prend l’exemple des grèves à la SNCM pour illustrer son propos : certains médias iront interroger les mécontents (voyageurs, etc.) quand d’autres se tourneront vers les grévistes, histoire de connaître les causes de leur mouvement. « La liberté de la presse, ok, on est tous pour ici. Mais qu’est ce que ça implique comme responsabilité ? », insiste-t-il, s’appuyant sur l’éthique de responsabilité théorisée par le sociologue Max Weber. Ainsi, par exemple, c’est, selon lui, « une connerie majeure d’écrire qu’il existe une communauté musulmane ». 


 Ex de la Marseillaise, et prix Albert Londres en 2014, Philippe Pujol insiste sur « la nécessité de prendre la liberté d’expression » (« elle ne se demande pas ») et évoque contraintes (se laisser aller à trop vouloir faire plaisir au lecteur) et auto-censure. « La seule solution face à cela, c’est le pluralisme ». Quant au rapport à la presse (et aux caricatures de Charlie Hebdo notamment) tel qu’il est vécu par ceux qu’on appelle les jeunes « des cités » (« ou des banlieues, des quartiers populaires, on les nomme comme on veut »), il est difficile en raison « du manque d’éléments de compréhension qui fait qu’ils prennent tout au premier degré », poursuit Philippe Pujol. « Car ils passent leur temps à galérer, à se battre pour survivre. » 

Menace financière 

 Une autre menace qui pèse sur la liberté de la presse, selon certains, a déjà été évoquée par les caricaturistes : « La dictature de l’argent », selon les mots de Jacqueline de Grandmaison pour RSF (Reporters sans Frontières), « une presse qui appartient aux avionneurs, aux bétonneurs... ». Des médias sont en grande difficulté, comme Le Ravi et la Marseillaise, poursuit-elle, qui pâtissent notamment des critères des aides publiques « à revoir d’urgence ».  

"Les anti-lumières perdront cette guerre"

Photo Patrick Di Domenico

« Je me sens menacé en France, et pour le moment, j'ai l’impression d’être davantage en sécurité dans mon pays, en Algérie ». Ces quelques mots sont de l’écrivain Kamal Daoud, qui avait été pressenti pour y participer. Pas de meilleure introduction au débat autour de l’Islam et l’islamisme, djihadisme, paix et guerre... Un moment privilégié pour en découdre avec quelques idées reçues que Fethi Benslama, psychanaliste et universitaire tunisien plaçait au centre de son intervention. 


Après avoir rappelé avoir « commencé sa carrière, avec une condamnation à mort », celle prononcée par les dignitaires religieux iraniens contre l’écrivain Salman Rushdie et rappelé que ce qu’on dénomme « l’islamisme radical n’a pas cessé de tuer journalistes, écrivains, penseurs ». Pour ajouter que les événements que l’islamisme, loin d’être étranger à l’Islam, est la résultante d’une « lutte sans merci à l’intérieur du monde musulman ». Car celui-ci n’a pas été imperméable au monde des Lumières qui avait aussi ses partisans au sein de cet univers, notamment dès le début du XXe siècle. « Quelques-uns, parmi les musulmans, avaient compris qu’il se passait quelque chose » dont on ne pouvait faire l’économie. « Émancipation progressive des femmes, accès de plus en plus généralisé à l’éducation, c’est-à-dire à la possibilité de penser. C’est ce processus historique qui finira par l’emporter ». En des temps « de décomposition religieuse où on ne sait plus vraiment ce que cela représente d’être musulman, où n’importe qui peut se proclamer imam et même appeler au djihad, c’est-à-dire faire l’apologie de la guerre », il ne reste plus qu’aux anti-lumières de proclamer leur haine du lien social. Exacerbée par « la rencontre avec des prédicateurs payés par l’Arabie saoudite ou le Qatar » dont certaines chaînes de télévision ne cessent de développer ces discours de haine. 

 Un recul du droit 

 Le philosophe Michel Terestchenko, pour sa part, revient sur ces politiques « qui ont alimenté la terreur ». Les guerres contre l’Irak de Sadam Hussein, à l’initiative des Bush père et fils y ont certainement contribué. Et avec elles, les reculs du droit qu’elles ont engendrés. « Tortures pratiquées par la CIA, maintien de l’ouverture de Guantanamo, usage des drônes », les différents gouvernements américains qui ont permis ces pratiques, y compris celui de Barack Obama ont leur part de responsabilité. « Mais ces actes de terrorisme sont aussi le produit pathologique d’une société individualiste comme la nôtre. La violence islamiste s’enracine dans le processus d’individualisation de sociétés déstructurées et c’est en partie le cas en France ». 

Textes : Antoine Pateffoz et Gérard Lanux
Photos: Patrick Di Domenico
Dessins: Ray Clid
Réalisation: Paul Goiffon