Marseille et son passé industriel

Un été, une histoire (8/9)

Mémoire retrouvée de nos usines

La ville-port a participé pleinement aux révolutions industrielles, démontre le chercheur Xavier Daumalin 

Les études de ces vingt dernières années ont bouleversé notre vision historique sur l'industrie marseillaise. « Aucune autre ville française n’a connu un tel renouvellement de ses connaissances en matière d’histoire industrielle », souligne Xavier Daumalin, professeur en histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, la référence sur le sujet.

 On a longtemps considéré, déclarait-il en juin lors d’un colloque au musée d’histoire de Marseille, que l’essor portuaire de Marseille à compter de 1860 avait été tardif, que Marseille avait raté la « seconde révolution industrielle » qui s’étend de 1880 à 1930. « On estimait que les milieux d’affaires locaux, marchands et familiaux n’avaient rien pu faire sans l’apport des capitaux parisiens. On estimait que cette industrialisation avait été incomplète, spéculative car avant tout fondée sur la transformation des produits agricoles - huile d’olive, riz d’Indochine, sucre des Antilles, arachide du Vietnam, coprah d’Afrique de l’ouest ou de l’Océan indien - et faiblement mécanisée car reposant sur une forte main d’æuvre immigrée venue d’abord d’Italie puis du Maghreb à partir 1907. On considérait aussi que cette industrialisation était longtemps restée recroquevillée autour du port avant de se déplacer vers l’étang de Berre au lendemain de la Première Guerre mondiale puis vers Fos vers 1979. » Tout cela est depuis démenti et l’historien propose une « nouvelle chronologie ».


Production de Savon / DR
Pas moins de 8 sites industriels dans les calanques

« Marseille a participé pleinement à la première révolution industrielle » (1830-1860) dans l'huile, le sucre, le savon mais aussi, et cela a été négligé, dans le soufre, les acides, la soude, le ciment, les tuiles, les briques et même les navires à vapeur comme celui à hélice sorti des usines de La Ciotat en 1847. « On ignore que l’ingénieur britannique George Stevenson était venu en personne en 1843 à La Ciotat configurer l’atelier de production des locomotives dont il est l’inventeur. Les usines de machines à vapeur employaient plus de 500 personnes, ce qui pour l’époque était considérable. Marseille est alors un vecteur de la modernité industrielle pour l’ensemble du bassin méditerranéen. »

Des études ont démontré que les industriels marseillais avaient réussi la « seconde révolution industrielle » commencée en 1880, en investissant personnellement, par l’actionnariat public ou avec l’appui des banques régionales, la SMC, la banque Bonnasse, la banque Cassati disparue. De nouvelles industries naissent que cite Xavier Daumalin : « En 1907, une minoterie flambant neuve en béton armé est créée sur le canal de Port-Saint-Louis-du-Rhône à Arles. A Fos, se crée la cimenterie Romain Boyer. Les huileries Verminck ferment cinq usines dans Marseille pour s’installer à Caronte. L’usine Rocca-Tassy-De Roux de Végétaline s’installe aux Aygalades. Dans les calanques, la métallurgie du plomb s’implante à l’Escalette et c’est l’une des plus modernes de France. On a oublié aujourd’hui qu’on avait eu pas moins de 8 sites industriels dans les calanques. Qui se souvient qu’on avait au col de Sormiou une usine de soude et une usine d’épuration de pétrole ?! »

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On raffinait le brut

« Les industriels marseillais ont réussi à investir dans ce qui fait la modernité de l'époque, le pétrole. Rastit produisait des huiles de graissage mais surtout la très importante Compagnie Générale des Pétroles des familles Fraissinet, Imer et Baux détenait des puits de pétrole dans le Caucase et raffinait le brut à Marseille. » Les Marseillais sont présents dans l’électricité avec Energie Electrique du Littoral Méditerranéen, une des plus importantes de France, dans les engrais chimiques avec Schlœsing, dans la construction automobile avec Turcat-Méry qui mettra ses moteurs sur des avions. On retrouve les Marseillais avec la famille Zafiropoulo, principal actionnaire de la firme automobile lyonnaise Rochet-Schneider. « Le grand fait d’armes des Marseillais de cette époque, c’est le premier vol en hydravion réalisé par Henri Fabre en 1910 et la construction des hydravions dans le chantier naval de La Ciotat. » 

Viennent les « années noires » de 1960 à 1990. « Marseille subit un véritable choc de désindustrialisation et voit disparaître en trois décennies les fleurons de son industrie. Marseille depuis s’est engagée dans une autre histoire économique qui s’écrit dans un autre territoire urbain. C’est le lancement dès 1994 d’Euroméditerranée. »

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texte : DAVID COQUILLE

Quel avenir pour les friches?

Des huileries, minoteries, fonderies du XIXe à l'abandon mais parfaitement conservées méritent d'être rénovées. Quinze sites espèrent leur classement pour échapper aux bulldozers 


Une architecte réclame le classement en « Patrimoine de l'industrie » de 15 anciens sites du XIXe siècle dans le quartier des Crottes à Marseille. Gisèle Ducasse a vécu longtemps dans ce quartier délaissé du 15e qui fut durant un siècle le creuset des industries alimentaires et métallurgiques, au carrefour des grandes infrastructures ferroviaires et portuaires de la ville. Le choc de la désindustrialisation a jeté ce noyau villageois à l'identité ouvrière marquée dans le chômage, la pauvreté, laissant un paysage de friches industrielles en déshérence.

La chaudronnerie Croizat sur la place Bougainville / DC

L'architecte DPLG y a recensé tout un patrimoine oublié qu’Euroméditerranée 2 n’entend pas forcément vouloir préserver, ni réhabiliter dans la réalité du vaste chantier en cours. Des parpaings murent depuis peu les accès et fenêtres de plusieurs de ces ensembles en brique et en pierre de taille. Craignant que tout ne soit rasé, elle a alerté la direction du développement urbain de la Ville de Marseille, l’Atelier du Patrimoine, l’architecte des Bâtiments de France, le pôle Architecture et Espaces protégés de la Direction régionale des affaires culturelles lequel a pris contact avec Euromed pour « la prise en compte d’un ensemble manifestement patrimonial » (sic).


« Les Crottes, c'est la naissance des industries alimentaires, les semouleries, huileries, sucreries, et de l’industrie métallurgique, les fonderies, chaudronneries. Ces bâtiments et entrepôts sont beaux, sains. Certaines façades offrent de longues séquences monumentales qui rythment l’ancien chemin de la Madrague-Ville. Leur grande qualité de construction est démontrée. Ils peuvent tout à fait être réhabilités en habitat durable et cela ne coûte pas plus cher. Leur charme séduit mais c’est aussi toute l’histoire de la ville qu’on lit sur ses murs, ses façades. » 

« Un ensemble manifestement patrimonial », selon la Drac 

Traverse du Château-Vert, des bulldozers ont dégagé le bâti. « Ici, c'est le souvenir de l’ancien Château-Vert détruit en 1865, cité par Lamartine, Gérard de Nerval, où les Marseillais venaient se désaltérer après s’être baignés sur la plage d’Arenc. » De la gare d’Arenc de 1896, sas des déportations de 1943, ne reste que le long et superbe corps d’entrée en pierre et brique. Pour combien de temps encore ? Arpenter les Crottes, c’est rencontrer à tout instant l’histoire industrielle de Marseille, de ces entrepôts et usines en belle pierre de taille de Calissanne. Les frontons parlent d’eux-mêmes. Ici la chaudronnerie Croizat sauvée sur la place de Bougainville. Là, à l’angle de la traverse du Bachas l’ancienne Compagnie de distribution d’électricité dont les charpentes Eiffel abritent les véhicules du Samu social. Des cheminées s’élèvent dans le ciel. « 1885 », lit-on sur l’une d’elles. C’est l’immense fonderie Queyras Frère qui court du boulevard de Sévigné à la graineterie du boulevard de Magallon sur le site de l’appel d’offres pour une unité d’habitation d’urgence. Traverse Antoine-Caria, ce sont les Ateliers de travaux électriques Noël Aîné. Sur le boulevard Oddo, le sigle HDR rappelle en façade les Huileries d’arachide Darier de Rouffio. 

Euromed se veut rassurante sur le papier. « Ces entrepôts et fabriques, témoins du passé industriel, qui sont aujourd’hui en grande partie vides, pourraient être réinvestis pour des nouvelles fonctions, logements, équipements, services… » Son étude d’impact de la ZAC littorale consacre même un paragraphe au « patrimoine historique et culturel » pour souligner « la qualité patrimoniale de certains bâtis, ainsi que leur état de conservation, notamment dans le secteur des Crottes. Ces bâtiments seront préservés et rénovés ». L’établissement public écrit même qu’il agira « en favorisant la réhabilitation de bâtiments industriels existants » en phase avec les orientations du Plan local d’urbanisme pour le quartier. « Certes. Mais sur ses derniers plans, tout ce qui date de 1850 à 1900 est complètement effacé pour faire la place. Les trois quarts de ces friches y sont remplacées par du neuf », alerte Gisèle Ducasse. « Si la Ville et la Drac ne se mettent pas d’accord, Euromed fera ce qu’il veut. » Pour l’Agence d’urbanisme de l’agglo de Marseille, la préservation de ce patrimoine nécessite des mobilisations larges y compris dans la société civile. « La valorisation du patrimoine doit être considérée non pas comme un obstacle mais comme un élément fondamental de la conception des projets », rappelle-t-elle. A Euromed à présent de le démontrer. 


Texte et photos : David Coquille

Réalisation : Lucas HOFFET