Au pays de dante ils sont au purgatoire

À Menton et Vintimille, les réfugiés sont bloqués depuis que la France a décidé de ne plus les laisser passer. 
Autour d'eux, la résistance de la dignité s’organise.

De part et d'autre 

 Editorial

De ce côté de la frontière ce sont des « migrants ». 
Terme de l’à peu près qui désigne ceux dont on ne connaît, finalement, ni les destins, ni les desseins. Sait-on qu’ils ne sont qu’une poignée à vouloir s’installer de ce côté, la majorité d’entre eux ayant pour but un autre pays des possibles? Un de ceux qui les appelle « réfugiés », leur fournit des logements, des cours de langue et un avenir.
De l’autre côté, on les appelle justement des « réfugiés ». Terme de l’exactitude qui désigne ceux dont on a appris à connaître les destins et les desseins. Voilà aujourd’hui, ce qui sépare la France de l’Italie.
Tandis que la France, embourbée dans ses contradictions de pays des Droits de l’Homme qui nie les plus élémentaires d’entre eux, navigue à vue, l’Italie, embourbée dans ses problèmes de dette, s’organise pour offrir à ces hommes et femmes un accueil digne.
Et quand le maire de Menton emprunte un lexique d’une autre époque pour qualifier la frontière franco-italienne de « ligne de démarcation », la municipalité de Vintimille ne voit dans l’afflux de migrants qu’un « événement qu’il convient de gérer » tous ensemble.
Il est une chose qui ne diffère ni d’un côté, ni de l’autre : la montée en puissance d’un mouvement populaire spontané, solidaire et terriblement efficace de soutien aux réfugiés. 
 Un mouvement citoyen qui ouvre ses bras dans une Europe qui ferme ses portes. 

 Paul Goiffon

"Je crois 
que Les CŒURS sont 
morts...
"

Photo Marie-Laure Thomas

Sous le soleil de plomb qui accable le poste frontière de Menton, ils sont une grosse centaine à attendre la rupture du jeûne. Venus du Soudan, de Somalie, d'Erythrée ou du Nigeria, ils sont en grande majorité musulmans. Et cette année, même le calendrier lunaire ne les a pas épargnés. Faire le Ramadan en ce mois de juin, au pic du soleil sous des parasols et dans des tentes de fortune est une torture du corps autant qu’une purification de l’esprit pour celui qui croit y trouver la rédemption. 

Parmi eux, il y a Abraham, la vingtaine. Parti il y a un an et demi de chez lui, au Darfour, pour fuir les exactions des Chebabs, il a traversé ce que Dante appelle les cercles de l’enfer. Le Darfour, le Soudan, la Libye, la Méditerranée à fond de cale... Son paradis ? « Apprendre des choses, je ne demande que ça. J’étais étudiant en management dans mon pays et je veux continuer ». En attendant, son purgatoire se trouve dans le pays du poète italien. 

Sur les rochers qui surplombent la mer, juste en-dessous du poste frontière de Saint-Ludovic, des voiles de bateau et des tentes sans âge forment le campement d’Abraham et de ses compagnons d’infortune. Depuis quelques jours, la Croix-Rouge y a installé une antenne médicale mobile et une cantine où chacun peut trouver des fruits, de l’eau ou du sucre. Trois membres de Médecins Sans Frontières sont venus en renfort. Pourtant habitué des maraudes dans toutes les Alpes-Maritimes pour venir en aide aux SDF, le docteur Nicolas Coudray a les yeux dans le vague, comme s’il ne savait par où commencer. « Je dois avouer que je suis un peu choqué de voir ce type de situation en 2015 » commence-t-il avant d’évoquer les pathologies qui touchent actuellement les réfugiés de Menton. À la déshydratation, aux dermatoses et à la gale s’ajoutent les écorchures et les ecchymoses induites par le fait de dormir sur un rocher de calcaire. 

Tout à côté et séparées de quelques mètres, les forces de l'ordre françaises et italiennes, chacune dans leur pays, surveillent le morceau de rocher. Au milieu, un agent des renseignements généraux italiens garde une trace vidéo de chaque personne qui passe par le camp. Une quarantaine de personnes sont assises sur le parapet qui surplombe le camp. 

Tandis que des antifascistes italiens donnent des cours de langue avec un papier et un crayon, les associations musulmanes françaises débarquent des marmites de chorbâ et de simples citoyens tiennent une table pour recharger les portables à l’aide d’une batterie de voiture reliée à un panneau solaire. 

Gabriel et ses « collègues d’enfance » comme il les appelle, sont Mentonnais. Si lui est un musulman converti de longue date, ses trois amis sont athées, tatoués et piercés. « Je suis là parce que malheureusement, où pourrais-je, ailleurs, mettre mieux à profit le précepte du Ramadan qui est de faire un maximum de bien en se défaisant d’un maximum de mal? Mes potes eux, ils sont là parce qu’ils habitent à côté et qu’ils sont choqués par la situation. Alors depuis hier, on vient apporter des plats chauds, des vêtements et un peu de chaleur humaine » explique-t-il avant de pester sur ses concitoyens. « Menton est une ville de 50 000 habitants, certains très fortunés. Pas même un sur cinq se sent concerné par ce qu’il se passe. Franchement, je crois que les cœurs sont morts. Tout le monde sait et personne ne se déplace ». 

"Mais où aller lorsque tous les pays autour du vôtre sont en guerre ou aux mains de criminels de guerre ?"

Photo Marie-Laure Thomas

Si pour Gabriel, à Menton, les cœurs sont morts, à quelques dizaines de kilomètres de là, à Nice, Teresa Maffeis les voit renaître depuis que les réfugiés sont bloqués à la frontière. Membre hyperactive de l'Association Démocratique à Nice, ville d’Eric Ciotti et Christian Estrosi habitués à dégainer leurs diatribes anti-immigration, elle est interpellée dans la rue depuis peu pour... de bonnes raisons. « Quand les gens me reconnaissent, d’ordinaire, c’est plus souvent pour me dire de m’occuper des Français plutôt que des étrangers. Et bien depuis une semaine, on vient me voir aussi pour me demander comment aider les réfugiés de Menton » raconte-t-elle dans un sourire.

 Le changement de point de vue des Niçois, Teresa l’attribue aux images terribles renvoyées par les naufrages, les exactions de Boko Haram ou les crimes de guerre du Darfour et à l’acceptation du caractère inexorable de ces migrations dans les mentalités. « Avant, la majorité de migrations dans ces pays se faisaient du sud vers le sud. Mais où aller lorsque tous les pays autour du vôtre sont en guerre ou aux mains de criminels de guerre ? » questionne-t-elle. 

Nice est plus habituée que sa voisine à accueillir ces populations, parce qu’elle est un lieu de passage pour les trains venant d’Italie et montant vers le Nord de l’Europe. « Le schéma est toujours le même. Ils débarquent à Lampedusa ou ailleurs en Italie, retirent de l’argent que des proches installés en Europe ont déposé chez Western Union et achètent un billet de train pour Paris. Mais Paris n'est quasiment jamais la destination finale, c’est juste le carrefour ». 

Ça, c'était avant le 9 juin. Ce jour-là, Teresa accompagne sur le quai un demandeur d'asile muni d’un billet pour Paris. Un policier leur barre la route et leur dit que plus personne ne passe en raison des événements de Paris, où 500 personnes manifestent pour protester contre l’évacuation de 350 réfugiés installés sous le métro aérien. A partir de cette date, les contrôles de police dans les trains, sur les routes et dans les rues des villes frontalières ont été intensifiés. Côté italien, si la situation est compliquée, l’organisation, à la différence de la France, est à la hauteur du phénomène.

"je veux juste changer ma vie..."

Photo Marie-Laure Thomas

 

À Vintimille, il a fallu faire face à ce reflux de population venu des gares françaises. Avec l’accord de Rete Ferroviare Italiane (ndlr: équivalent du Réseau Ferré de France), la compagnie ferroviaire nationale, la municipalité a réquisitionné des bâtiments. La Croix-Rouge italienne, aidée par le collectif No borders, s’affaire toute la journée. Une cantine a été installée en plein air, les réfectoires sont devenus des dortoirs où des lits estampillés Ministère de l’Intérieur accueillent les hommes dans un bâtiment, les femmes et les enfants dans celui d’en face. 

Patiemment, les réfugiés restent là, toute la journée, à attendre leur chance de passer la frontière. Jetaï et June sont Ethiopiens. Aujourd’hui âgés de 20 et 17 ans, leur voyage a commencé il y a un an. Dans leurs sourires, leurs regards et dans leurs chairs subsiste la trace de l’enfer, désormais derrière eux. « Nous avons quitté notre pays pour des raisons politiques, parce qu’il n’y a aucune liberté, aucune démocratie. Nous avons traversé l’Ethiopie, le Soudan et la Libye avant de prendre un bateau pour l’Italie » racontent-ils. La plus terrible épreuve ? « La Libye », juge Jetaï en soulevant son pantalon pour montrer les traces de coups portés sur ses jambes il y a des mois. « Là-bas, la police et l’armée font tout ce qu’elles veulent. On a été volés, battus. Ici au moins, la police ne fait que nous ramener à Vintimille » sourit-il. « Maintenant c’est fini, je vais à Milan et là-bas j’essaierai de prendre un autre chemin que la France pour rejoindre mon frère en Angleterre ». 

Tout près d’eux, une habitante de Vintimille interpelle un membre de l’Unicef. Les bras chargés de jouets, elle a besoin d’aide pour décharger sa voiture qui en est pleine. « J’ai fait une collecte auprès de mes collègues pour les enfants de la gare ». Ama, 4 ans, fouille déjà le sac à la recherche d’une Barbie, son paradis à elle. Avec son papa, Elias, et son petit frère, ils sont partis d’Erythrée il y a deux ans. Toujours le même chemin, toujours les mêmes cercles de l’enfer avec une difficulté en plus. Eux sont chrétiens et Elias porte la croix tatouée sur la main. Depuis la Libye, les stigmates sont autour de son œil gauche tuméfié. 

Pour l’heure au Purgatoire, Elias n’a qu’un souhait pour entrer au Paradis: 
« Je veux juste changer ma vie ».

Paul Goiffon

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CHIFFRES:  
Entre unique espoir et nombreux dangers

Photo Marie-Laure Thomas

Difficile d'établir leur nombre exact, mais la course à l'Europe est bien réelle. Unique moyen de se faire une idée du phénomène, établir les chiffres concernant les demandeurs d'asile. Pour autant, l'ampleur de la situation est biaisée, tant le nombre de migrants n'ayant pas connaissance des démarches à effectuer est important.

Les demandes d'asile dans les principaux pays d'Europe

Les réfugiés fuient généralement les mêmes pays (Erythrée, Congo, Afghanistan, et depuis peu la Syrie), pour les mêmes raisons: guerres, faillites politiques, pauvreté.

A l'instar de la Suède, certains pays européens ne rechignent pas à ouvrir grand leurs portes. En revanche, la France, en 2014 a accepté un peu moins d'une demande d'asile sur trois.

La survie est toujours plus forte que le risque. Les réfugiés continuent à fuir leurs pays pour rallier l'Italie, et Vintimille, ultime étape avec la France avant l'Europe du nord. Le risque néanmoins, est de ne pas ressortir vivant de la traversée périlleuse de la Méditerranée.

Cela représente donc une moyenne de près de 1500 morts par an. En 2014, 75% des migrants décédés dans le monde ont perdu la vie en Méditerranée.

Le cimetière Méditerranée

Le début d'année 2015 s'est révélé très meurtrier. Depuis janvier, 30 fois plus de réfugiés sont morts en Méditerranée que sur la même période en 2014.

Comparatif morts et traversées en Méditerranée

Selon l'Organisation Internationale pour les Migrations, le bilan total pourrait atteindre 30 000 morts d'ici la fin de l'année.

Infographies réalisées par Nicolas Giannino