Le centre bourse, une histoire marseillaise

un été, une histoire (7/9)

Les dessous de la Bourse

Longtemps à l'abandon, les terrains de la Bourse sont un concentré de l'histoire de la ville.

Drôle de destin que celui des « terrains de la Bourse », situés juste derrière le Palais éponyme, à l'arrière de la Canebière (1er). Poumon de la cité antique, lieu de trafics, de fêtes foraines, parking... Cette zone, dont on se demande aujourd’hui encore si la « reconversion » urbaine est vraiment achevée, témoigne des atermoiements des autorités marseillaises en matière d’aménagement du territoire. Victimes des « bouleversements haussmanniens » dès le milieu du XIXe siècle avec le percement de la rue Impériale (devenue rue de la République), ces « vieux quartiers », que l’académicien Boulaya d’Arnaud décrit comme « un labyrinthe de ruelles et de maisons d’aspect sordide, semblable à un repaire de truands », seront détruits à partir de 1912 et jusqu’en 1927.

Vue aérienne / DR

On ne peut aujourd'hui que s’imaginer la Grand rue, première artère de Phocée qui jouxte la place Jean-Guin ou place aux œufs, « où s’était établi le marché de volailles au lendemain de la démolition de la halle du Grain-Mazeau », raconte notre confrère Jean Tourette dans La Marseillaise du 12 février 1967. Sur cette dernière, débouchent la rue de la Lune-Blanche et de la Lune-d’Or, du nom « d’enseignes d’hôtelleries », nous apprend le journaliste. La « rue Pavé d’amour », où s’est ouvert le premier bar à pastis est, elle, « hantée par les péripatéticiennes » et, à quelques pas de là, s’est dressée jusqu’en 1928 la maison natale du caricaturiste Honoré Daumier, au 11, place Saint Martin. Mais de 500 immeubles et 39 rues, la municipalité fait table rase, projetant de reloger les habitants expropriés dans les commerces. Au grand dam du syndicat des courtiers qui s’en émeut dans une lettre de doléance au conseil municipal le 22 mars 1923.
L’espace dégagé restera terrain vague ou presque, durant 30 ans. Le temps de s’imaginer un hôtel de ville ou des finances, un complexe de bureaux... Mais c’est le jardin « Tasso » qui voit le jour en 1937. « Des allées partaient en étoile autour de deux bassins bleus, au milieu de chacun desquels jaillissait un jet d’eau illuminé la nuit », détaille Alex Mattalia dans son ouvrage Marseille des années 30, évoquant « deux portes monumentales en fer forgé rappelant (...) celles du Parc Chanot ».

Arrivée de la Grand rue sur la place Jean Guin dans les années 1860-1870

Les « terrains de la Bourse » serviront aussi de jeu de boules où les paris ne sont pas clairs, de terminus pour les lignes de cars, de lieu de manifestations politiques. « C'était surtout un emplacement idéal pour la fête foraine et pour le cirque », se souvient Alex Mattalia. Hauts parleurs crachant du Tino Rossi ou du Rina Ketty, odeurs de berlingots et caramel, femme poisson et train fantôme... On s’y croirait. Vient la Seconde Guerre mondiale, la destruction du Vieux-Port par les Nazis puis la reconstruction. L’architecte André Leconte propose une tour de bureaux avec hôtels et maison de la Radio en 1946, le maire communiste Jean Cristofol privilégie la construction de logements. Mais c’est l’agence Boileau et Labourdette qui planche dès 1954 sur le projet de 3 tours et une barre d’immeubles pour 310 logements.

Les Labourdettes à la pointe de la technologie

Le fruit d’« une architecture, à la française » où Labourdette, qui a officié à Sarcelles, a misé sur une ville dense et mixte, mêlant commerces, bureaux, logements. Les architectes innovent. Pas de murs porteurs mais une « exo-structure », « une ossature de béton blanc, un remplissage de pierre froide mince et des radiateurs en acier ». Les bâtiments sont habités dès 1960 mais, 7 ans plus tard, Marseille se retrouve nez à nez avec son fabuleux passé. La découverte de vestiges inestimables lors du creusement du parking met un coup d’arrêt au projet.

Tours des Labourdettes en 1964 / DR

Après moult polémiques, la municipalité passe de la démolition à la tentative de réhabilitation avec la création le 20 juillet 1971 de la ZAC de la Bourse. Elle prévoit la réalisation sur 5,6 hectares du World Trade Center censé « affirmer le rôle de Marseille capitale de l'aire métropolitaine » avec un parking, un musée, des galeries commerciales. Mais la crise pétrolière remet tout en cause. Le centre Bourse est finalement bouclé en 1993. Reste qu’au cours de ces décennies, les habitants se sont appropriés les lieux. Alors quand la majorité de droite qui a remporté la Ville en 1995, annonce son intention d’élargir encore l’offre commerciale du complexe, le conseiller municipal Gérard Chenoz osant qualifier ces constructions « d’erreur architecturale », ils s’organisent en association. Et finissent par obtenir que leurs logements soit reconnus à leur juste valeur, avec le label « Patrimoine du XXe siècle ». L’arrivée du tram, la refonte du Centre Bourse, toujours pas achevée, ne changeront pourtant rien à l’affaire : les espaces publics que les Marseillais avaient fini par s’approprier sont à ranger au rang de souvenir.



Texte : Mireille Roubaud

Vue aérienne du Vieux-Port dans les années cinquantes / DR

Le bras Defferre

En 1967 sont découverts les vestiges du Port antique, seuls témoignages de la "Marseille Grecque". Un trésor conservé au prix d'âpres querelles.

Ni étouffé par la modestie, ni écrasé par le poids de l'Histoire, Gaston Defferre. Alors maire de Marseille au moment où sont mis à jour les premiers vestiges émergeant de la cité antique en cette année 1967, l'édile socialiste, bien décidé à faire sortir de terre le grand centre commercial et culturel apte à moderniser la ville, est catégorique : ce ne sont pas quelques vieilles pierres qui lui barreront la route – ni celle des pelleteuses déjà à l'oeuvre. Quelques années auparavant, la pénurie de toits pour abriter une main d'oeuvre de plus en plus nombreuse venue des rives voisines, nécessitait de multiplier les nouvelles constructions. N'y manquait plus qu'un pôle commercial d'envergure. Le grand terrain vague du quartier de la Bourse est l'endroit tout indiqué pour satisfaire la demande – à condition d'y installer un parking de 2000 places. Une décision capitale : sans le vouloir, Gaston Defferre trouve les vestiges que les historiens n'espéraient plus : ceux de la "Marseille Grecque". Les archéologues affirment y déceler les traces du port antique (à moins de 300m de l'actuel Vieux Port), où les échanges commerciaux se nouaient. La surprise n'est pas vraiment de mise : l'exhumation, en 1911, du mur de Crinas, classé monument historique, était un indice de taille quant à l'emplacement des vestiges. Pour autant, la découverte est inestimable. Mais de là à sacrifier un si précieux parking...

Vue aérienne des fouilles / Inrap
"ON AURAIT DIT DES OLIVES VRAIES!"

A Paris, le député-maire bombe le torse face à un Ministère de la Culture pas vraiment sur la même longueur d'onde. L'élu ne veut pas lâcher son centre commercial et propose de... déplacer les ruines ! "Ce n'est pas pour quatre petits cons d'archéologues que je vais renoncer à un chantier qui va transformer ma ville" lance t-il depuis la capitale. Blocages administratifs, financements en suspens, querelles politiques... Defferre met en avant les 4 milliards de francs perdus par la municipalité en cas d'arrêt du projet commercial – et le nombre d'emplois induits qui s'envoleraient. Le ministère de la Culture et un bon nombre d'élus municipaux, dont des adjoints de la majorité, veulent, eux, que Marseille ne demeure plus une "cité antique sans antiquités". La querelle perdure. Des semaines. Des mois. Sur le chantier, les archéologues, qui ont gagné le droit, par un décret d'occupation du terrain, d'investir une zone de fouilles de 13 000 mètres carrés, peinent à venir à bout de leurs époussetages. Les engins avec qui ils doivent cohabiter viennent heurter en 1974, de long morceaux de bois qui pourraient bien être les restes d'un bateau de commerce. Les ouvriers n'ont pas attendu ce moment pour sérieusement tergiverser. Parmi eux, Marius Aubert, le contremaître, s'est déjà rangé du côté des archéologues, et veille à ce que les fouilles se déroulent avec le moins de casse possible. A tous les ouvriers (en grande partie étrangers) comprenant ses indications, il intime de mettre à l'abri les divers objets déterrés : céramiques, ossements... "On a trouvé de petites assiettes, des lampes à huile, des paniers en osier, dans la boue, des tissus brodés à la main (...) des amphores pleines d'olives, avec le fenouil, des feuilles de lauriers dedans, tout. On aurait dit des olives vraies! On a trouvé des amphores de toutes époques, des petites, des grosses, des moyennes, de tout. Et même, quand ils sont venus faire les travaux pour faire le parking, nous, on surveillait les pelles mécaniques devant et on récupérait toutes les amphores qu’on pouvait" témoigne Marius Aubert en 2008 sur les ondes de France Culture.

Pour la cale du bateau, c'est une autre histoire : le spécimen semble atteindre les 20 mètres au garot, à cheval entre la zone circonscrite pour les fouilles à proprement parler, et celle consacrée à la construction du parking... "j’étais dans le bureau en train de travailler, en train de recoller les amphores, poursuit Marius Aubert, tout d’un coup je me retourne et je vois un bout de bois qui partait. Vite, je suis sorti et j’ai vu, dans le trou, un départ d’un fond de bateau. J’ai dit : Félice, arrête-toi. 'Mais pourquoi ?' J’ai dit : il y a un bateau en dessous ! Il me dit : 'Tu es un fada, ce n’est pas vrai'. J’ai dit : arrête-toi, descends et regarde. Pour lui faire peur, j’ai dit : si tu ne t’arrêtes pas, Félice, je vais chercher les gendarmes. Ça a été dur pour les arrêter."

Patrimoine contre modernité

Parking du centre Bourse  en 1965 / DR

Les médias s'en mêlent : outil de propagande municipale, le "Provençal" (dont Gaston Defferre est le directeur) prend fait et cause pour le maire de la ville. De son côté, La Marseillaise relaie à longueurs de colonnes, la pétition lancée par les archéologues pour sauver les vestiges, et échange quelques amabilités avec la concurrence. Les kiosques deviennent les témoins privilégiés d'une véritable guerre : le maire contre les archéologues. La politique contre le patrimoine. Un journal contre un autre. L'obstination contre la raison. Le feuilleton dure encore quelques semaines. La suite, on la connaît. Defferre cède. Ragaillardi par l'engagement financier de l'Etat, le maire semble également avoir été touché par le témoignage muet des murs antiques se dressant enfin dans la cité plus que jamais phocéenne: "j'espère, personnellement, que l’on pourra tout à la fois conserver les vestiges et poursuivre le programme de modernisation du centre de Marseille car, il ne faut pas oublier que si le passé est une chose importante, l’avenir compte aussi beaucoup et que le devoir de la municipalité, tout en conservant les vestiges du passé, est de moderniser le centre de Marseille, pour en faire la première Métropole régionale". Une prise de conscience tardive, mais salutaire.

Les ruines de la "Marseille Grecque" sont désormais l'unique témoignage de cette époque, accolé à celui d'une autre : l'époque de la consommation effrénée statufiée par le Centre Bourse qui cercle les vestiges à la manière d'un monument d'ironie – son centre commercial, Defferre le voulait, il l'a eu. Mais sans avoir eu besoin de déplacer le moindre bout de mur. Le port antique désormais uni à un temple de la consommation, pierre contre pierre. Aujourd'hui, malgré l'incongruité de cette cohabitation, on s'habitue. Sur la passerelle en surplomb, les clients du Centre Bourse longent l'impressionnant décor avec détachement, occupés à débriefer sur les rayons de DVD qu'ils viennent de dégarnir, les soldes sur les dernières collections, le cheeseburger trop cuit de midi, le smartphone qui tombe en rade de batterie dés qu'il s'agit de photographier, pour le principe, les vieilles pierres sur lesquels leurs yeux se posent parfois. Les vrais savent, eux, que pour fouler du pied et toucher du doigt ces merveilles d'un autre temps, il suffit d'approfondir sa visite du Centre Bourse afin d'y dénicher la porte d'entrée du Musée d'Histoire de la Ville – la seule s'ouvrant sur la Marseille Grecque, étrangement peu investie par les touristes le jour où nous l'avons photographiée sous toutes ses antiques coutures. Tout au plus, ce jour là, s'attardaient quelques curieux autour du fond de cale de l'immense bateau rescapé du chantier des années 60 par l'intervention de Marius Aubert. Longtemps à l'abri des regards en attendant de trouver un abri assez vaste pour héberger ses 20 mètres de bois, l'esquif repose désormais entre les murs du musée, séparé de son ancien berceau minéral par la façade de verre de l'établissement. Au dehors, devenu le refuge d'une poignée de chats peu conscients de se prélasser sur des pavés vingt fois centenaires, le port antique continue d'exposer ses trésors à tous, les blasés, les passionnés, les anciens, les modernes, les Gaston, les Marius...


Texte : Sabrina Guintini

Les ruines grecques et le centre Bourse / Photos S.G.

Réalisation : Lucas Hoffet