Les mystères toulousains du Caravage

Le tableau découvert dans le grenier d'une demeure de Haute-Garonne, attribué au peintre italien Le Caravage par l'expert Eric Turquin, suscite toutes les curiosités, toutes les questions et une bataille d'experts d'autant plus âpre qu'un second tableau pourrait se trouver dans la région. Récit des mystères toulousains du Caravage dans ce long format de La Dépêche du Midi.

Dissimulé dans une sous-pente 

Intitulée «Judith et Holopherne», la toile pourrait, si elle était définitivement authentifiée, atteindre le prix faramineux de 120 millions d'euros L'œuvre a été retrouvée par hasard en avril 2014 par les propriétaires d'une très grande maison de la région toulousaine, datant elle aussi du XVIIe siècle, en ouvrant une sous-pente pour réparer une fuite d'eau. 

Ces derniers ont apporté le tableau au commissaire-priseur toulousain Marc Labarbe, qui a dépoussiéré le tableau puis l'a délicatement nettoyé avec de l'eau et du coton. Marc Labarbe a ensuite fait appel au cabinet parisien d'experts en tableaux Éric Turquin, qui a radiographié l'œuvre et l'a fait analyser par une vingtaine d'experts dans le monde entier. Le tableau a été interdit de sortie du territoire par le ministère de la Culture dans l'attente de son expertise et l'État a un délai de trente mois pour le racheter. 

L'œuvre a été présentée mardi 12 avril à Paris par Marc Labarbe lors d'une conférence de presse qui a attiré les médias du monde entier.

«Ce tableau a peut-être été rapporté par un soldat de Napoléon»

Le commissaire-priseur Marc Labarbe raconte l'épopée de la découverte, dans un grenier toulousain, d'un tableau attribué par des experts au Caravage, le grand maître italien du XVIe siècle. 

Quelles sont les circonstances de la découverte de ce chef-d'œuvre «Judith tranchant la tête d'Holopherne» aujourd'hui classé par l'Etat «trésor national» et estimé à plus de 100 millions d'euros ?

 Me Marc Labarbe. C'est par hasard, en faisant le ménage dans une soupente où se trouvait une entrée d'eau bouchée, que le propriétaire a fait cette trouvaille extraordinaire. Le tableau, qui mesure 1m30 sur 1m70, était recouvert de poussière, mais apparemment en bon état. Les propriétaires ont fait appel à moi pour avoir un avis. J'ai commencé à le nettoyer. Reconnaissant une œuvre italienne du XVIIe dans un état de conservation exceptionnel je l'ai fait transporter à Paris chez l'expert Eric Turquin qui a aussitôt fait le lien avec un tableau du Caravage disparu. 

Qui sont les propriétaires de cette toile présentée comme un authentique Caravage ? 

Ces personnes souhaitent conserver l'anonymat. Ils habitent une vieille maison de famille aux environs de Toulouse. Je les connais parce que ce sont des clients. 

Comment expliquent-ils la présence de ce tableau dans leur grenier ?

On ne sait pas comment cette œuvre s'est retrouvée à Toulouse, mais cette famille a un aïeul qui fut officier dans la campagne d'Espagne de Napoléon 1er. Au XVIIIe le tableau a probablement transité par l'Espagne. Il peut venir des prises de guerre de l'armée de l'empereur. C'est une hypothèse mais des recherches vont être faites. Cette famille a aussi vendu il y a 40 ans un important tableau du siècle d'or espagnol de la même provenance. 

Ce tableau a été découvert en avril 2014. Pourquoi l'affaire ne sort-elle qu'aujourd'hui ?

Il s'agit d'un chef-d'œuvre, probablement réalisé par le plus grand peintre italien du XVIIe siècle dont on ne connaît que 64 tableaux. Ce serait donc le 65e et vous comprendrez qu'il fallait rester le plus discret possible. L'information a fuité lorsque le ministère a classé cette œuvre «trésor national» avec parution au journal officiel. L'État l'a récupéré au mois de juillet pour le radiographier avant de le classer, estimant qu'il s'agit d'un jalon essentiel dans le Caravagisme. 

Va-t-on assister à une bataille d'experts ? 

La découverte d'un chef-d'œuvre aussi important suscite beaucoup d'excitation et de jalousie. Mais Eric Turquin est très sûr de lui, ce tableau est un original, ça c'est sûr. Un avis partagé par Nicolas Spinosa, ancien directeur du musée de Naples, l'un des grands spécialistes du Caravage, qui reconnaît la toile comme un original du maître lombard. Nous allons faire des recherches complémentaires. Ce sont les experts qui trancheront, mais si Turquin en parle avec autant de certitude c'est parce que beaucoup de gens autorisés l'ont examiné depuis deux ans. Finalement ce tableau ne sera pas vendu aux enchères. 

Qu'en pensent les propriétaires de ce trésor ? 

Ce sont des gens très sereins, ils ne sont pas pressés par l'argent. 

Et vous en tant que commissaire-priseur ?

Je serai associé à la transaction. Pour moi c'est surtout une histoire extraordinaire comme il n'en arrive que très rarement dans le monde des commissaires-priseurs.

Propos recueillis par Sylvie Roux

Les explications en vidéo

Marc Labarbe, commissaire-priseur à Toulouse et Eric Turquin, expert, décrivent le tableau en vidéo. "Judith tranchant la tête d'Holopherne" est une toile de 144 x 173 cm.

Authentification : la bataille d'experts commence

Le tableau découvert à Toulouse est-il oui ou non de la main du Caravage ? La bataille d'experts fait rage.

L'authentification contestée par deux experts italiens

La bagarre d'experts a commencé autour du tableau découvert dans les combles d'une vieille maison, aux environs de Toulouse, présenté mardi à Paris par l'expert en œuvres d'art Eric Turquin comme «la toile la plus importante révélée ces vingt dernières années d'un des génies de la peinture universelle Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage». 

Pour Éric Turquin, il ne fait aucun doute que cette grande peinture, représentant un épisode biblique, Judith tranchant la tête d'Holopherne, est un authentique Caravage, exécuté par la main du maître, probablement à Rome en 1604-1605. 

Mais deux des plus grands spécialistes italiens du Caravage ne sont pas de son avis. Mina Gregori et Gianni Papi ne reconnaissent pas vraiment la facture du Caravage. «Je ne suis pas convaincu que l'œuvre soit de Caravaggio» nous confiait hier soir Gianni Papi. Et le «dottore» s'appuie sur des détails extrêmement précis. 

«Il y a trop d'éléments stylistiques qui ne me font pas reconnaître le style du Caravage» dit cet expert. Les dents, «absolument étranges pour Caravaggio» du géant Holopherne, les reflets très nets sur ses ongles, le relief excessif des plis du visage de la vieille femme, l'épée exagérément ciselée que tient Judith, sa main dans la pénombre, son décolleté et son vêtement de satin noir évoquent à l'expert italien un autre grand peintre, Louis Finson, disciple du Caravage. 

Ce Finson était également un marchand d'art dont un universitaire de la Sorbonne a retrouvé la trace du passage à Toulouse en 1615 (lire ci-dessus). Pour Gianni Papi, même l'attitude de Judith qui tient d'une main l'épée qui décapite Holopherne et de l'autre main la tête par les cheveux, «est un geste dépourvu de cette force, de cette énergie que le Caravaggio a toujours dans les actions qu'il peint». 

Mina Gregori, autre sommité dans le domaine de l'Art, partage la thèse de son confrère. «Je crois, dit-elle, qu'il s'agit d'une œuvre intéressante d'un peintre caravagesque français. J'adhère à la proposition avancée par Gianni Papi selon lequel la peinture serait attribuable à Louis Finson». Caravage ou pas, le tableau qui a miraculeusement réapparu dans un grenier, chez des particuliers, est considéré par tous les experts comme une peinture de très grande qualité. 

«Finson est un grand peintre, et en rapport étroit avec le langage du Caravage» affirme Gianni Papi. Mais si un Caravage peut valoir 120 millions d'euros, la toile d'un disciple sera estimée beaucoup moins cher. Désormais c'est le Louvre qui va diriger l'expertise de ce tableau, classé «trésor national» par l'Etat français. Une mesure qui permet de bloquer l'œuvre en France et d'éviter toute transaction pendant 30 mois, le temps pour les plus grands spécialistes de la planète d'accorder leurs violons. 

S. R.

«J'ai le sentiment qu'on a affaire à quelque chose de sérieux»

Axel Hemery est conservateur du musée des Augustins à Toulouse. C'est par la presse qu'il a appris la découverte sensationnelle, dans une maison toulousaine, d'un tableau «Judith décapitant Holopherne», qui pourrait être un authentique Le Caravage datant du XVIe siècle. «Dans le monde de l'Art il y a souvent des histoires qui sont montées en épingle mais se dégonflent rapidement. Là j'ai le sentiment qu'on a affaire à quelque chose de sérieux», commente Axel Hemery. 

«Il n'y aura pas forcément unanimité et on aura du mal à écarter les querelles d'experts, mais le ministère de la culture a été prudent de bloquer ce tableau». 

En 2012, Axel Hemery avait été le commissaire de la remarquable exposition «Corps et Ombres, Caravage et le Caravagisme européen» aux Augustins. C'est un connaisseur. «Ce thème biblique de Judith coupant la tête d'un géant qui terrorisait le peuple juif est un thème fétiche du Caravage. Une des copies les plus connues est celle de Ludovic Finson qui a connu Le Caravage. Toutefois ces copies n'ont pas la profondeur du maître. Si ce tableau est un Caravage ce serait le 6e en France. 

Il y en a trois au Louvre, un à Nancy et un à Rouen. Dans ce cas, 100 millions d'euros est un prix qui convient. C'est une somme considérable, mais grâce à un appel au mécénat et une mobilisation importante, un musée comme le Louvre peut parvenir à réunir les fonds.

Les cinq tableaux du Caravage en France 





L'exposition de 2012 "Caravage et le caravagisme européen"

Qui peut acheter un tableau du Caravage?

Le tableau découvert à Toulouse, présenté mardi 12 avril à Paris par le commissaire-priseur toulousain Marc Labarbe et l'expert parisien Eric Turquin comme une œuvre possiblement exécutée par le Caravage autour de 1605 a été classé «Trésor National» le 25 mars dernier par le ministère de la culture. 

Ce tableau reste la propriété des particuliers toulousains chez qui il a été découvert, mais ce classement interdit sa sortie du territoire français pendant 30 mois. 

Durant cette période, l'Etat s'engage à se porter acquéreur de la toile, à un prix qui sera négocié avec les propriétaires en fonction des résultats de l'expertise, indique un porte-parole du ministère de la culture. Si toutefois l'Etat ne fait pas de proposition dans le délai maximum de 30 mois, les propriétaires pourront récupérer leur bien et le vendre aux enchères, même à l'étranger. 

Estimé à 120 millions d'euros

Actuellement le tableau est estimé à 120 millions d'euros. C'est le montant annoncé par l'expert Eric Turquin. Ce prix correspond à un authentique Caravage, ce qui fait encore débat pour le tableau en question. Désormais plusieurs experts vont se prononcer. 

L'État et le musée du Louvre, compétent en la matière, vont «réunir les meilleurs experts de la planète, confronter les tableaux à d'autres Caravage, pour obtenir une expertise unanime, on espère d'ici l'été» indique un conseiller du ministère de la culture. 

Véritable Caravage ou tableau d'un élève du grand maître, cette toile du XVIIe est considérée comme un trésor patrimonial par l'Etat français qui souhaite la conserver sur le territoire où elle est, apparemment depuis de longues années. 

Comment l'Etat peut-il financer l'achat d'œuvres pour des sommes aussi importantes ? En partie par le mécénat, répond le ministère de la culture, rappelant qu'il y a des dispositifs fiscaux qui permettent à des entreprises privées de déduire 90 % du montant investi dans des œuvres d'art sur les impôts de la société. 

Des privés peuvent aussi défiscaliser, à moindre hauteur. L'an dernier un mécénat du groupe d'assurances AXA a permis au Louvre d'acheter un Horace Vernet. «Au final c'est quand même l'Etat qui finance, car il perd des rentrées d'impôts mais le mécénat permet à des entreprises ou des privés de s'engager pour le patrimoine» observe notre interlocuteur au ministère de la culture.

Sylvie Roux

Un deuxième Caravage à Toulouse ?

Et s'il existait un autre tableau du Caravage, caché quelque part à Toulouse, oublié au milieu de souvenirs de famille poussiéreux ? Avis à la population ! Tous au grenier ! Un trésor à cent millions d'euros dort peut-être dans la maison… 

On rêve mais c'est possible. Après la révélation, lundi, de la découverte extraordinaire d'une grande peinture «présumée» du Caravage dans les combles d'une maison aux environs de Toulouse, il pourrait exister une autre toile méconnue du grand maître de la Renaissance italienne dans la ville rose. C'est un enseignant de la Sorbonne, Mickaël Szanto, qui lance cette hypothèse. En préparant sa thèse sur l'histoire du marché de l'Art à l'époque moderne (XVIIe et XVIIIe siècles) cet universitaire a découvert aux archives municipales de Toulouse la trace d'une toile du Caravage, gagnée en 1615 dans une tombola par un Toulousain ! 

«Il s'agissait, explique Mickael Szanto, d'un tableau certifié du Caravage, intitulé David et Goliath. C'était le lot n° 126 et il était estimé à 300 sols. La personne qui a gagné cette peinture avait acheté un billet de tombola à 6 sols. On est sûr que ce Caravage a été la propriété d'un Toulousain. Qu'est-il devenu ? Mystère. Mais il est peut-être encore à Toulouse…» 

Cet universitaire parisien a retrouvé tous les documents de cette tombola : le cahier dans lequel sont décrits 160 tableaux, en vieux français, avec une estimation de leur valeur, et un autre registre où ont été consignés les 18 lots gagnés, parmi lesquels le David et Goliath du Caravage. «Quand le tableau Judith tranchant la tête d'Holopherne est réapparu, retrouvé miraculeusement dans un grenier toulousain, j'ai tout de suite fait le rapprochement avec ces vieux cahiers que j'avais consultés aux Archives de Toulouse quand je faisais mes recherches sur les «blanques».

C'est ainsi qu'on appelait, au XVIIe siècle, les loteries organisées dans les villes par des marchands d'art. Ces tombolas étaient non seulement autorisées mais dûment consignées dans les registres municipaux. Les lots à gagner étaient exposés dans un stand. Il suffisait d'acheter contre quelques sols la possibilité de tirer un billet de tombola. Les marchands exposaient aussi des œuvres proposées à la vente». 

Le marchand qui a organisé cette tombola à Toulouse s'appelait Pierre de Bruyn», poursuit Mickaël Szanto. «Il était flamand, très connu au début du XVIIe siècle et il a certainement vendu des milliers de tableaux en France. La loterie se déroula du 12 février au 2 avril 1615. 4128 billets ont été tirés. 

L'exceptionnelle Allégorie des quatre éléments, réapparue récemment sur le marché de l'art, de Louis Finson, disciple du Caravage, faisait aussi partie des lots. 

C'est lui qui a signé une des copies les plus connues représentant «Judith coupant la tête d'Holopherne». Pour cet enseignant de la Sorbonne, il faut peut-être chercher de ce côté l'explication de la présence de Judith dans la soupente oubliée d'une vieille maison toulousaine. 

Mon sentiment est que ce tableau était à Toulouse depuis le XVIIe siècle

«Mon sentiment est que ce tableau était à Toulouse depuis le XVIIe siècle, qu'il y a probablement été vendu par Finson en marge de la tombola». Simple hypothèse, en espérant que David et Goliath ressurgisse à son tour un jour, peut-être… C'était la riche époque des pasteliers. 

Le registre, vieux de 300 ans, est précieusement conservé aux Archives Municipales de Toulouse, parmi des kilomètres de vieux papiers. «Il y a un grand mystère autour du Caravage en ce moment» observe Jean-Louis Reuland, conseiller municipal en charge des archives et de la documentation. 

«D'abord ce tableau découvert dans des combles, maintenant la trace d'un second Caravage dans des documents du XVIIe siècle ! C'est étonnant. Il faut se souvenir qu'à l'époque Toulouse était dirigé par les Capitouls, c'était la période faste du pastel et ces riches Toulousains étaient certainement amateurs d'œuvres d'art», dit l'élu qui a consulté les archivistes toulousains sur le sujet. 

«Les blanques étaient organisées dans la Trésorerie, un bâtiment royal disparu, à l'emplacement actuel du temple protestant, place du Salin», précise-t-il. De ce David et Goliath du Caravage, il ne reste aujourd'hui que quelques lignes tracées à la plume, difficilement déchiffrables pour un œil non averti. Quant à Judith et Holopherne, la toile découverte à Toulouse, elle a été classée «trésor national» par l'Etat. 

Le ministère de la culture et le musée du Louvre vont organiser l'expertise du tableau, consulter les plus grands spécialistes mondiaux du Caravage. L'Etat a 30 mois pour se porter acquéreur de ce tableau qui pourrait valoir autour de 120 millions d'euros selon Eric Turquin, un expert parisien, si du moins c'est un authentique Caravage, ce qui fait débat pour le moment. 

Sylvie Roux

Qui était le Caravage ?

Qui était le Caravage ? Quels sont les ressorts de son génie ? La réponse en trois courtes vidéos.



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"Les mystères toulousains du Caravage". Un long format de La Dépêche du Midi. Textes : Sylvie Roux. Mise en page Philippe Rioux. Images : DR. Vidéo : TVSud et Artcento.