Une Toulousaine piégée dans la Turquie d'Erdogan

Une Toulousaine franco-turque d'origine kurde, qui était partie combattre Daech en Syrie, a été arrêtée à l'aéroport d'Istanbul, accusée par les autorités de préparer un attentat suicide. Un épisode qui illustre le durcissement du régime d'Erdogan à l'égard des Kurdes mais aussi la complexité de la situation de la région à l'heure où une trêve fragile a lieu en Syrie. Elle pourrait être un symbole. Celui de la guerre qui ravage la Syrie. Celui de ces Kurdes – de ces femmes kurdes en l'occurrence – qui ont tout quitté en Occident pour aller courageusement combattre Daech en prenant les armes. Celui, enfin, de la Turquie d'Erdogan, dont le régime se durcit un peu plus chaque jour depuis la tentative de putsch raté de cet été. Oui, Ebru Firat, une jeune étudiante Toulousaine en médecine, pourrait être ce symbole depuis qu'elle a été arrêtée le 8 septembre 2016 à l'aéroport Ataturk d'Istanbul par la police turque. 

Sur le chemin du retour en France, cette jeune femme se voit accusée d'avoir voulu préparer un attentat suicide dans la capitale pour le compte du PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan, considéré comme organisation terroriste par les autorités du pays. Ebru Firat, que France 2 avait rencontrée en janvier dernier pour un reportage sur les Français qui se battent contre Daech, est depuis emprisonnée. Piégée dans la Turquie d'Erdogan ; piégée dans un pays qui est au cœur des tractations diplomatiques qui tentent de résoudre le conflit syrien. Syrie : ces Français partis se battre contre l'État islamique.

Ne pas froisser Erdogan 

Difficile pour l'heure de savoir si la jeune Ebru Firat pourra recouvrer la liberté et regagner la France. Difficile car les chancelleries occidentales ne peuvent pas froisser Recep Tayyip Erdogan, le président turc, acteur clé de deux dossiers inextricablement liés : celui du conflit syrien et de la lutte contre Daech ; et celui des réfugiés qui frappent à la porte de l'Europe. Les relations avec Erdogan se sont considérablement compliquées depuis la tentative de putsch raté. Le président turc s'est lancé dans de vastes purges qui dépassent, d'évidence, les seuls putschistes et concernent des opposants et notamment des Kurdes. Le régime a ainsi suspendu 11 500 professeurs suspectés de soutenir un parti pro-kurde. 

Purges contre les Kurdes 

Le 8 septembre justement, date de l'arrestation d'Ebru Firat, le président Erdogan a assuré: «nous avons mené et menons actuellement les opérations les plus importantes de l'histoire contre l'organisation terroriste du PKK, à la fois à l'intérieur et en dehors de nos frontières». Et gare à ceux, comme notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, qui l'appellent à respecter l'État de droit et à arrêter les purges. «Il devrait se mêler de ses affaires», avait rétorqué Recep Tayyip Erdogan dans une interview à la chaîne Al-Jazeera.

Le réchauffement diplomatique pourrait venir de la situation en Syrie. La Turquie s'est, en effet, félicitée de l'accord entre Américains et Russes sur une trêve. Commencée lundi, elle pourrait se prolonger de 48 heures pour permettre d'acheminer de l'aide humanitaire. L'accord russo-américain a été accueilli «avec satisfaction» par Ankara. En faisant revenir ainsi Erdogan dans le jeu diplomatique, les Occidentaux peuvent peut-être espérer le ramener vers plus de modération. Alors que la Turquie est engagée dans une opération terrestre en Syrie contre l'organisation de l'État islamique, et surtout contre les combattants kurdes du PYD (équivalent syrien du PKK de Turquie), le président turc a fait un geste inattendu en faveur du fondateur du PKK, Abdullah Öcalan. A l'occasion de l'Aïd al-Adha, il a autorisé la famille du dirigeant à lui rendre visite dans sa prison, le 12 septembre, pour la première fois en deux ans. Un geste qui peut peut-être redonner espoir aux proches d'Ebru Firat. 

Philippe Rioux 

DES COMBATTANTES KURDES EN PREMIÈRE LIGNE CONTRE DAECH 

Leur lutte contre Daech stupéfait et séduit le monde entier. Ces femmes sont Kurdes de Turquie, de Syrie, d'Iran mais aussi binationaux d'Europe. Parmi elles, plusieurs Françaises qui ont tout abandonné pour lutter contre l'EI. Engagées au sein des Unités de protection du peuple ou des Unités de défense féminines, elles sont les héritières d'un mouvement de résistance créé il y a près de quarante ans en Turquie autour de Sakiné Cansiz, cofondatrice du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ces «amazones» seraient entre 15 000 et 20 000, formées au maniement des armes, à la guérilla et à la survie en milieu hostile. Sachant que les jihadistes leur réservent le pire des martyres lorsqu'elles sont capturées, elles préfèrent se donner la mort que de se rendre. Au lendemain des attentats de Paris, plusieurs d'entre elles ont même, via internet, proposé à la France : «de venir à Paris pour l'aider à traquer les soldats de Daech ». 

Guillaume Atchouel

Ebru, l'étudiante toulousaine qui combattait Daech

«Je veux qu'on me la rende ! Je veux qu'elle sorte de prison le plus vite possible, parce que je connais ma fille, elle n'a rien fait de tout ça, ce n'est pas possible qu'on la garde !» nous expliquait hier soir la maman d'Ebru Firat, depuis sa maison de Diyabakir, à l'est de la Turquie, non loin de la frontière syrienne. Une maman qui n'arrive pas à contenir ses larmes, bouleversée par l'annonce de l'arrestation de sa fille, Toulousaine d'origine kurde. Qui pour l'instant est dans une cellule, gardée à vue à Istanbul, soupçonnée de préparer un attentat suicide. Une accusation gravissime, dans un pays qui ne badine pas avec le terrorisme. Ebru risque très gros. Et sa mère le sait bien… 

«Impossible qu'elle soit une terroriste, proclame sa tante, qui elle habite Toulouse. C'est une fille dynamique, qui aime la vie. Jamais elle n'aurait l'idée de se suicider! Qu'elle ait voulu combattre Daech, je dirais… qui n'aurait pas envie de combattre Daech ? Mais un attentat-suicide, cela n'a rien à voir avec ce qu'elle est.» 

Ebru Firat est une jeune femme brune, petite et pétillante, jolie, joyeuse et active. Elle est née à Moissac il y a 25 ans. «J'ai grandi en France, raconte sa maman, d'origine kurde. Puis je suis retournée en Turquie où j'ai rencontré et épousé mon mari. Nous sommes revenus en France, à Moissac, en Tarn-et-Garonne, et c'est là que Ebru est née.» Puis la famille a déménagé à Toulouse, dans le quartier de Bellefontaine. Ebru fréquentera l'école Daniel-Fauché, le collège Bellefontaine, puis enfin le lycée. La famille aura aussi quatre garçons. Le papa est maçon et travaille sur les chantiers de l'agglomération. «C'est une jeune fille comme les autres, très gentille, souriante, qui aime les sorties avec les copines, qui aime beaucoup aller au cinéma» poursuit sa maman. «Elle est de tempérament calme : je ne lui connaissais pas de petit copain», précise sa tante. Mais sans doute sa double culture et sa double nationalité ont incité Ebru à s'intéresser à l'histoire du peuple kurde, tragiquement persécuté sous la botte de Saddam Hussein en Irak et à présent, l'une des cibles de Daech dans la guerre en Syrie et en Irak. 

Des études à la fac de médecine à Toulouse 

Après le lycée, Ebru commence des études de médecine. Qu'elle a interrompues. L'an passé, sa famille décide de quitter la France et de retourner dans la ville turque où elle a conservé des attaches, Diyarbakir, une cité à majorité kurde. Ebru va donc partir pendant l'hiver 2015-2016. Et c'est ainsi qu'elle va rejoindre la résistance kurde à la frontière de la Turquie et de la Syrie. C'est à cette occasion qu'elle apparaîtra sur un documentaire réalisé par France 2, qui met en scène ces Français qui sont partis pour la Syrie… mais pour combattre Daech aux côtés des Peshmergas. 

Elle est filmée dans un village repris à Daech, à 50 km de Raqqa, la capitale de l'État islamique autoproclamé en Syrie. Là-bas, elle se fait appeler Amara. On la voit manipuler comme s'il s'agissait de crayons de longues balles de fusils-mitrailleurs. Des armes qui, dit-elle, viennent de Hongrie, ou de Russie. Drôle de job pour une ancienne étudiante en médecine… «C'est vrai, parfois on sauve des vies d'une manière, parfois on sauve des vies en en prenant d'autres…» dit-elle. Elle évoque son passé toulousain et ses relations pendant sa scolarité : «On était ensemble au lycée et puis un jour certains ne sont pas venus, on les a attendus un jour deux jours trois jours…» raconte-t-elle. «Au début, on pensait qu'ils étaient malades. On a appris qu'ils étaient venus en Syrie pour rejoindre les rangs de Daech et tuer des gens. Si un jour je vois une personne que je connais, je serai obligée de la combattre. Si je ne le tue pas, c'est lui qui le fera». 

Ebru rentrait à Toulouse quand elle a été arrêtée 

Elle ne reste que quelques mois au front. En mars 2016, elle rentre à Toulouse et cherche du boulot. «Elle avait tenté médecine, mais ces derniers temps, elle voulait plutôt entrer dans la police, raconte sa tante. Elle avait même fait un stage au commissariat de Bellefontaine !» Ebru est repartie en juin, retrouver sa famille en Turquie pour les vacances. C'est à son retour, à l'aéroport Ataturk à Istanbul, alors qu'elle faisait escale entre Diyarbakir et Toulouse, qu'elle a été interpellée, le 8 septembre. Son avocate, Me Agnès Casero confirme : «Elle avait rendez-vous ces jours-ci à Pôle Emploi. J'ai sa carte Tisseo, sa demande pour l'attribution d'un logement HLM… Elle avait l'intention de vivre et travailler en France !» 

Toute sa famille est très inquiète : quand on entre dans une prison turque, pas facile de savoir quand on en ressort… et comment. «La garde à vue peut être très longue, en matière de terrorisme, explique Me Agnès Casero. J'ai déjà averti le consulat de France pour qu'un avocat agréé puisse la rencontrer et commencer d'assurer sa défense. Et je vais moi-même me rendre en Turquie le plus vite possible, à la demande de sa famille, pour voir ce qu'il est possible de faire pour la tirer de là.» Avec le risque terrible, dans le contexte explosif des relations entre Kurdes et Turcs, que la jeune Toulousaine serve d'exemple… 

Dominique Delpiroux

Jean-Luc MOUDENC, GEORGES MERIC ET CAROLE DELGA VONT INTERVENIR POUR EBRU FIRAT

Pour éviter une instrumentalisation du cas d'Ebru Firat par la Turquie, un comité de soutien s'est constitué le 16 septembre en faveur de cette jeune Toulousaine de 25 ans. A l'origine de ce comité de soutien, le conseiller régional Jean-Christophe Sellin, en lien avec l'avocate d'Ebru Firat , Me Agnès Casero ; Jean-Christophe Sellin est à l'origine d'un jumelage entre la région Occitanie et la région de Rojava, le Kurdistan syrien. Il a obtenu de Jean-Luc Moudenc, maire de Toulouse, Georges Méric, président du conseil départemental et Carole Delga, présidente de la région Occitanie que ces élus demandent à la fois aux autorités françaises et turques de se mobiliser pour libérer au plus vite la jeune Toulousaine. La première tâche du comité de soutien, en attendant que Me Casero puisse se rendre sur place, sera d'intervenir auprès du consulat de France à Istanbul pour qu'un avocat puisse être désigné afin d'assurer la défense d'Ebru. Un premier avocat, commis d'office en début de semaine, s'est retiré du dossier, car d'origine kurde lui aussi, il ne voulait pas risquer de compromettre les chances de sa cliente.

D. D.

Zoubeyr Mahi : "Je suis prêt à écrire au président Hollande"

Zoubeyr Mahi dans son magasin à Albi./Photo DDM, archives

Interview de Zoubeyr Mahi, président de l'association franco-kurde de Midi-Pyrénées 

Que pensez-vous de l'arrestation de cette jeune Toulousaine arrêtée à Istanbul? 

Elle ne m'étonne pas de la part du président turc Erdogan. Il considère tous ses opposants comme des terroristes. Dans sa ligne de mire : les partisans de Fethullah Gülen et bien sûr les Kurdes. Avec le putsch manqué de juillet, il a les mains libres et fait absolument ce qu'il veut. Il a désigné les Kurdes comme étant ses ennemis. Mais, les 25 millions de Kurdes n'appartiennent pas tous au PKK (ndlr : Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui a effectué des opérations terroristes. 

Que peut-on faire pour la faire libérer ? 

C'est à l'Europe de prendre ses responsabilités. Mais, elle manque de courage. Elle est trop faible pour signifier à Erdogan qu'il va trop loin. Et avec la menace d'ouvrir le robinet des réfugiés, il dispose d'un moyen de pression supplémentaire. L'erreur est de lui avoir donné 6 milliards d'euros pour s'en occuper. C'est comme si vous payiez la totalité des travaux à un artisan et qu'ensuite vous courriez après pour qu'il les effectue. M.Poutine qui n'est pas un personnage très fréquentable a su se montrer plus ferme avec la Turquie. 

Les Kurdes de Midi-Pyrénées vont-ils se mobiliser ? 

Je ne suis pas sûr qu'une manifestation de 200 Kurdes place du Capitole fasse évoluer les choses pour l'étudiante emprisonnée. Au contraire, on risque plus de déranger les gens qu'autre chose. À mon sens, c'est aux politiciens français et européens de monter au créneau pour faire bouger les lignes. Des initiatives de type pétitions seront également plus efficaces que des manifestations. Je suis prêt à écrire une lettre à François Hollande pour le sensibiliser à cette cause. 

D'autant que les Kurdes sont des alliés précieux de la coalition... 

En effet, il ne faut pas oublier le rôle prépondérant des peshmergas (ndlr : les combattants kurdes) dans les combats en Irak et en Syrie. Quand Daech avançait, c'est eux qui étaient en première ligne et qui ont stoppé leur progression. C'est grâce à eux que le groupe terroriste a été affaibli et a finalement reculé. Pour cela, ils ont sacrifié 30 % de leurs forces (ndlr : blessés compris). Par ailleurs, n'oublions pas que le Kurdistan est le seul territoire où les minorités religieuses de la région sont protégées. La reconnaissance occidentale n'est pas à la hauteur de ses efforts. Propos recueillis par Benoît Rouzaud

Où sont les Kurdes : l'implantation du plus grand peuple du monde sans Etat