USA 2016. Plongée au coeur de l'Amérique

Un reportage de Pierre Challier, envoyé spécial aux Etats-Unis.

Comme un air de Nougaro. Dès l'aérogare, j'ai senti le choc... Mais ce n'est pas New-York, c'est Chicago, le contrôle aux frontières à l'Aéroport O'Hare. Au-dessus de la file d'attente, le portrait de Barack Obama accueille les voyageurs étrangers. Souriant sur son grand écran, il souhaite «welcome» aux États-Unis. Et dit combien le pays reste accueillant, grand et innovant. « Passeport s'il vous plaît. Visa presse ? Raison du voyage ?» demande alors l'officier de police scrutant photos, tampons plus ou moins exotiques et empreintes. «L'élection présidentielle, sir». Sourire désolé du type me rendant mon sésame. 

« Jamais nous n'avons vu ça... »

«L'élection ? Le cirque vous voulez dire… we are so embarrassed, nous sommes tellement gênés…» Et là, le choc, donc. De quoi rester interdit pour qui connaît un peu le pays, la réserve de ses fonctionnaires, a fortiori en uniforme. Faut-il que la situation soit grave pour que le représentant d'une administration, réputée pour la glaciale sévérité de son personnel, se lâche ainsi. Et ce ne sont pas les débats entre candidats démocrate et républicain qui vont le contredire. « Jamais nous n'avons vu ça... », résume Brett, venu me chercher. 

Plus de 30 ans d'amitié fraternelle nous lient. François Mitterrand était président depuis deux ans et les communistes encore au gouvernement lorsqu'il a débarqué chez nous pour la première fois, en 1983. Un mec en or, jeune Américain cool et ouvert sur le monde qui aimait construire des cabanes dans les arbres, ravi de découvrir la « french way of life » et le Tour de France dans les Pyrénées. Aujourd'hui, toujours avec du bois, il agrandit et aménage de belles maisons. Quant à moi chez lui ? Ronald Reagan entamait sa campagne de réélection lorsque la famille de Brett m'a recueilli plus tard à Decatur, dans l'Illinois, après six mois passés au Kansas à expliquer que la France n'attendait pas les chars soviétiques sur les Champs Élysées et que oui, nous avions l'électricité. 

C'était en 1984... Orwell n'était encore qu'un roman mais surtout Bruce Springsteen sortait son cinglant « Born in the USA » que seuls ceux qui ne comprenaient pas l'anglais pouvaient prendre pour un hymne à la gloire de l'Amérique éternelle. Tout ça pour dire que de l'inculte Reagan à l'élégant intellectuel Obama en passant par les entreprises Bush père et fils ou Clinton... c'est bien la première fois qu'on se retrouve à parler d'emblée de la violence et de la vulgarité d'une campagne présidentielle, chaque jour tirée plus bas par l'inattendu candidat républicain, Donald Trump, plutôt que de parler de la famille en premier. À présent ? Direction la banlieue résidentielle mais vivante et mélangée d'Oak Park, où vivent Brett et sa femme Sarah. 

En ce mois d'octobre, le pays prépare Halloween. Soigneusement rangés par un personnel à 90 % mexicain, les étals de Pete's fresh market, grande surface alimentaire qui propose de « soutenir les producteurs locaux en achetant ici », débordent de citrouilles tandis qu'autour des maisons, squelettes et cavaliers de l'apocalypse commencent à surgir des gazons sous les yeux de sorcières malveillantes. 

Mais au-delà des traditions, c'est donc bien un autre film d'horreur qui préoccupe nombre de citoyens américains. Celui que promet ce type avec sa cravate rouge, sa lippe boudeuse et sa coiffure en forme de renard mort sur la tête. Donald Trump. «Dont le seul programme est de répéter en boucle qu'il va faire America great again sans jamais expliquer comment et alors que l'Amérique est déjà grande sans lui», résume Brett, inquiet des profondes divisions qu'a fait ressurgir cette campagne d'insultes, de mensonges et de dénigrement dans une société où le «civic vandalism» du milliardaire et sa «politique de la terre brûlée» – pour reprendre le Chicago Tribune – a fait exploser le Parti républicain et au-delà, le paysage politique de l'Union en ces violentes dernières semaines. 

Suffit de s'installer devant le deuxième débat télé de l'élection présidentielle 2016 pour s'en rendre compte. Il est 20 heures et sur le grand écran, Hillary Clinton endosse d'emblée l'habit de l'autorité présidentielle face à l'imprévisible Donald Trump, ce dimanche soir. Pas de poignée de mains. Mais un sourire carnassier, sans pitié assorti du regard inflexible et amusé d'une proviseure toisant le pire cancre du lycée convoqué dans son bureau pour l'ensemble de son œuvre… Chez Fitzgerald's, bar rock de la banlieue de Chicago, les guitares viennent de se taire. Devant leur verre de vin blanc, deux femmes sexagénaires savourent l'apparition de l'ancienne First Lady. Un couple de la bourgeoisie noire sourit, un chic ballon de rouge à la main. Bières, cocktails et sodas pour les autres, quelques dizaines d'électeurs des environs… 

Ici, entre deux banderoles des Chicago Cubs, l'équipe de base-ball local en pleine renaissance et en route pour son premier titre majeur depuis... 108 ans, la candidate démocrate est encore plus chez elle que l'ancien sénateur Barack Obama, pourtant né en politique à Chicago et qui était d'ailleurs at home avec des donateurs, ce dimanche après-midi. Car l'ancienne Première dame et secrétaire d'état a grandi à quelques kilomètres au nord, sur Wisner Street, à Park Ridge. 

En dessous de la ceinture 

«La plus étrange course à la présidence» de mémoire de journaliste politique a lancé tout à l'heure un commentateur. La plus en dessous de la ceinture aussi, se désole la salle, également so embarrassed. «J'attrape les femmes par la chatte», en américain dans le texte… Depuis deux jours l'enregistrement de 2005 de Donald Trump et Billy Bush tourne en boucle sur les réseaux sociaux, fait le bonheur des caricaturistes et scandalise jusqu'à l'establishement républicain qui a pris ses distances avec le candidat de son propre parti. 

Alors, pour répliquer, l'«élégant» milliardaire a choisi d'inviter dans le public celles qui ont accusé Bill Clinton d'assiduités déplacées pour les asseoir en face de l'ancien président et de sa fille Chelsea, venus soutenir Hillary. «J'aimerais revenir à la vieille Angleterre victorienne», lâche un commentateur vedette tandis que la caméra s'attarde sur l'ex-mannequin Melania Trump et le clan familial papier glacé du milliardaire, quelques instants avant l'arrivée des candidats et le début du «show» ou plutôt le match de boxe – registre Mohamed Ali-George Foreman – que semble promettre l'affiche à l'entrée de Fitzgerald's. Et pas de round d'observation. 

«Êtes-vous un modèle ?»

Questions des animateurs et des gens ordinaires choisis pour interroger des candidats pour ce débat « face aux électeurs » à Saint-Louis, ce soir… à Trump : «êtes-vous un modèle à donner en exemple aux jeunes pour un comportement approprié, deux jours après être apparu comme un criminel sexuel ?», attaque l'un des deux modérateurs du débat. Sur fond de décor bleu étoilé, Donald Trump fait face debout mais se dandine, s'exprime en reniflant. Interrogée sur les enjeux éducatifs, Hillary Clinton enfonce un clou en forme de contrepoint. «Notre pays est grand parce que nous sommes bons», dit-elle à une enseignante, voulant être la présidente de la diversité et de «tous les Américains». 

«Nous avons besoin de justice pour les Afro-Américains et les Hispaniques»

Trump ? «Je suis d'accord avec tout ce qu'elle dit. Nous sommes un grand pays» et d'enchaîner en dénonçant «une horrible chose : l'Obamacare», qui a offert une couverture santé à des millions de citoyens, accusée d'être ruineuse et que lui annulera. Dans la salle, l'audience se marre et les rires redoublent lorsque après avoir émaillé ses meetings de dérapages racistes, le candidat du mur anti-immigrés dit encore : «nous avons besoin de justice pour les Afro-Américains et les Hispaniques» ou «personne n'est plus respectueux des femmes que moi», présentant ses excuses et regrettant ses «propos de vestiaires». 

Education, santé, impôts, défense, mixité, politique étrangère… Trump a choisi d'être beaucoup plus offensif que lors du premier débat. Mais ressasse les éternelles mêmes attaques contre sa rivale démocrate. Sa corruption présumée et les soupçons sur la fondation Clinton. L'accusation de n'avoir pas fait ce qu'il fallait pour sauver de la mort l'ambassadeur américain, un fonctionnaire et deux contractuels de la CIA à Benghazi, en septembre 2012. L'économie qui serait en berne avec les démocrates, alors qu'Obama laisse un pays à +2,4 % de croissance en 2015 après l'avoir trouvé au plus bas, après la crise de 2008 aggravée par le gouvernement Bush. La salle s'indigne, gronde. Mais jusque là, on est dans le classique. Seulement voilà, ce dimanche soir, le candidat républicain donne dans l'inédit en revenant marteler sur l'affaire de la messagerie d'Hillary Clinton, lorsqu'elle était Secrétaire d'État, patronne des affaires étrangères et qu'elle a utilisé des serveurs privés plutôt que ceux sécurisés de l'administration. 

Jeter Hillary Clinton en prison

« Si je gagne, je vais donner l'ordre à mon ministre de la Justice de nommer un procureur spécial pour faire la lumière sur votre situation, parce qu'il n'y a jamais eu autant de mensonges, de choses cachées », scande le bateleur populiste. « Heureusement que quelqu'un avec le tempérament de Donald Trump n'est pas en charge des lois de se pays », se félicite Hillary Clinton, prenant à témoin l'audience et tous les États-Unis. « Parce que vous seriez en prison », lui réplique du tac au tac Trump, sidérant tous les commentateurs et déclenchant même une volée de bois vert dans son propre camp. Promettre à son adversaire de le jeter au cachot comme dans toute bonne vieille dictature ? Du jamais vu, jusqu'ici, dans cette démocratie. Brett et Sarah n'en reviennent pas. Ni aucun téléspectateur dans la salle. Préférant applaudir «mon amie Michelle Obama dit : quand ils s'abaissent tu t'élèves», sourit Hillary Clinton, impavide. Qui elle attaque, sans preuves non plus, sur un Donald Trump qu'elle présente inféodée à Moscou et à Vladimir Poutine, un Donald Trump dont l'élection reviendrait à installer le Kremlin à la Maison Blanche. « Il n'est pas apte à être commandant en chef », assène-t-elle, confirmant qu'elle fait partie des « faucons » de la diplomatie américaine. 

Deux visions décidément irréconciliables de l'Amérique s'affrontent… Surfant sur la colère et le sentiment de déclassement de la classe ouvrière et de la classe moyenne blanche, exclues des profits de la mondialisation – et qui ont visiblement oublié que le néolibéralisme, le libre échangisme commercial et financier débridés et la désindustrialisation avaient été lancé en fanfare par le républicain Ronald Reagan- l'Amérique vindicative du défiscalisé milliardaire Trump estime que de la somme des cupidités naît le bonheur national et que le droit réside dans la force, que migrants et réfugiés syriens sont un «cheval de Troie», les énergies fossiles l'avenir et les «Barons Brigands» du XIXe siècle, un programme économique. 

Et puis il y a l'Amérique des grandes métropoles, ceinture bleue démocrate autour du cœur rouge des états de l'intérieur, qui, à défaut d'être enthousiaste se veut raisonnable mais qui a aussi quelque peu oublié sa part de responsabilité libre-échangiste et son apparente indifférence vis à vis de l'effondrement de l'industrie, cette inondation de rouille qui a recouvert Detroit et toute les anciennes grandes villes de la puissance américaine symbolisée par les mines, les aciéries, General Motors et où aujourd'hui se cultive le ressentiment : celle de la femme d'État mettant en avant ses 30 ans d'expérience au pouvoir et ses réalisations politiques dans le domaine de la santé, de l'éducation et qui rappelle que les États-Unis ont été fondés sur la liberté religieuse, l'accueil, l'innovation, l'investissement, la générosité… 

« Trump représente une évolution des républicains vers l'extrémisme »

« Pour moi, elle a de loin dominé le débat et toutes les questions politiques », estime Daniel Lauber, 67 ans, quittant la salle à l'issue du débat et constatant « Trump représente une évolution des républicains vers l'extrémisme entamée sous Nixon et depuis 20 ans, ils n'ont mis aucun candidat pour qui j'aurais pu voter parce qu'ils ont éliminé tous leurs modérés. »

 Le lendemain ? 47 % des sondés estiment qu'Hillary Clinton a gagné le deuxième round contre 42 % allant à un Donald Trump, déroutant jusqu'à la dernière seconde. «La chose que vous respectez chez votre adversaire ?» en ultime question du débat. «C'est une combattante qui n'abandonne jamais et se bat jusqu'au bout», conclut le candidat républicain, soudain l'improbable publicitaire de sa propre adversaire. Quoiqu'il en soit... n'en demeure pas moins une autre réalité, lorsque de la somme des sondages grossit l'impression générale. 80 % de la population des Etats-Unis ne croient plus ou n'apprécient aucun des deux candidats et s'apprêtent à un vote de rejet, sur le registre du « tout sauf le candidat d'en face»... 

« Le pays est divisé comme jamais »

Et Ken Bone, le « régional de l'étape », cet « électeur indécis de l'Illinois » qui a ravi Chicago et même toute l'Amérique lors du débat du fait de son... pull over rouge, plus que par sa question pertinente sur les mesures envisagées « pour répondre à nos besoins énergétiques, tout en restant respectueux de l'environnement et en minimisant les pertes d'emplois », Ken Bone, le jovial trentenaire à la moustache d'un autre âge, ne fait pas oublier que « le pays est divisé comme jamais ». 

Phrase qui revient chez les amis de Brett. Ken, 55 ans, cet ingénieur en bâtiment qui trouve que les démocrates sont partis « trop à gauche » sous Obama et qui s'apprête à voter pour le libertarien Gary Johnson. Kathryn qui vit « Trump comme un cauchemar » ayant encore plus polarisé un pays qui n'en avait pas besoin, parce qu'en arrière plan de l'enthousiasme déclenché chez les progressistes par l'élection d'Obama en 2008 et sa réélection en 2012, il y a eu aussi « le réveil de la haine chez les plus extrémistes », ces hommes blancs qui se sont sentis menacés par l'arrivée d'un homme noir à la présidence. Ceux-là ? Un voyant rouge clignote sous leur crâne et leur hurle « Pas question en plus d'avoir maintenant une femme à la Maison Blanche » ! ». 

Des lignes de fractures profondes qui s'invitent jusqu'au cœur du barbecue familial du vendredi soir, quelques jours plus tard. Autour des ribs et du bœuf caramélisant gentiment sur les braises, dans le jardin, Brett et Sarah, la cinquantaine, accueillent,la cousine Mindy, 48 ans, professeur de dessin et brillante artiste, le cousin Tim, la cinquantaine, frère aîné de Mindy, qui aménage des magasins dans le monde entier et Guy, 76 ans, le père de Brett. 

« Trump est un imbécile et un ignare »

Brett, entrepreneur, et Sarah, institutrice, votent démocrates, Hillary Clinton après Barack Obama «parce qu'elle est qualifiée pour le job et parce qu'il faut préserver le bilan d'Obama, sur la santé, l'éducation». Guy, avocat, honnête homme et grand admirateur de Lincoln a fait toute sa carrière à Decatur, ville moyenne à trois heures de route au sud de Chicago qui a perdu près de 20 000 habitants en 20 ans. Il a toujours été républicain. Mindy et son mari tenaient, eux, pour la ligne Bernie Sanders durant la primaire, avant de se rallier à la candidate des démocrates. Et Tim votera Trump, «parce qu'il n'appartient pas à ce système corrompu, qu'Hillary Clinton ment tout le temps, qu'elle est la copine de Wall Street et de tous ceux qui ont délocalisé, et enfin qu'on n'a rien à faire en Syrie, ni au Moyen-Orient. D'ailleurs, on ferait mieux de s'entendre avec Poutine contre les terroristes», résume-t-il, bière en main. Verre de vin pointé, Mindy riposte sans aménité. 

Et cause fort au grand frère. «Trump est un imbécile et un ignare, le candidat des petits blancs phallocrates qui détestent les hispaniques, les noirs et qui ne supportent pas non plus l'idée des femmes au pouvoir !» «Me parle pas sur ce ton condescendant », réplique Tim. «Toi, ne me parle pas sur ce ton de dominant», gronde sa sœur qui ne baisse pas les yeux. Week-ends dans les forêts du Wisconsin et séances de tir loisir au fusil ou au pistolet, pour Tim. Séjours érudits en Italie pour Mindy. Deux visages de l'Amérique, toujours, l'un face à l'autre, pendant que Guy écoute, songeur… 

Lui vit un crève-cœur. «J'ai toujours voté républicain, mais là, je ne voterai ni pour l'un, ni pour l'autre. C'est impossible. Ils sont indignes de gouverner. Alors comme je ne peux pas ne pas voter, je voterai Gary Johnson, le candidat libertarien», confie-t-il, triste d'avoir vu tous ses idéaux foulés aux pieds depuis les Bush. À table ! Le débat se poursuit, sans merci, Brett et Sarah en modérateurs. «En France, en Europe, vous devez nous prendre pour des dingues ! ?», s'inquiète soudain Mindy. Le moment où je me sens à mon tour «embarrassed» en pensant à tous les héritiers de Berlusconi mais aussi à la Hongrie de Viktor Orban, au national-catholicisme de Kaczinski en Pologne. Nous, en France ? « L'extrême droite de Marine Le Pen tient aussi un discours populiste et certains parlent désormais de la «trumpisation» de Nicolas Sarkozy ». «Qui ?», fait répéter Tim… 

Pays cherche raison de croire... Par association d'idée, Reason to believe, la chanson de Bruce Springsteen, éternel défenseur des working class people, des travailleurs, revient me fredonner à l'oreille. « Je suis le Président, il est le Boss », a dit de lui Barack Obama. Je me souviens avoir découvert l'extraordinaire puissance lyrique de Springsteen avec Candy's Room, une nuit à la radio, en 1978 ou 1979. Puis avoir écouté en boucle l'épuré Nebraska, la dépression des Grandes Plaines, avec ses ballades de serial killer, de flic au frère voyou, de patrouilleurs sur l'autoroute et bien sûr Johnny 99, l'honnête ouvrier devenu chômeur qui pète un plomb, tente de braquer la banque et prend 99 ans de prison. Springsteen, ses feux d'artifices mais aussi son noir et blanc dur, qui peint ces paysages désenchantés poussant entre le rêve américain et la réalité américaine. Pour le chanteur, la vraie crise remonte aux années Reagan, lorsque « le capitalisme est devenu fou au détriment de ceux qui ont bâti l'Amérique de leurs mains », dit-il dans une interview. 

Le rêve américain ? Du courage, du travail, de la détermination avec au bout la réussite, une jolie maison et une famille à l'unisson. C'était encore la norme, en 1947. Lorsque Hillary Diane Rodham est née le 26 octobre 1947, à Chicago. Et sur la photo des rétrospectives consacrées à l’ancienne First Lady -peut-être bientôt First female president des États-Unis- elle fait du tricycle ici, à Park Ridge, banlieue aisée de 38 000 habitants où elle a grandi. Années 50 d'une Amérique triomphante... La candidate démocrate en a-t-elle la nostalgie ? 

«Elle est revenue dans la ville de son enfance en mai pour lever des fonds et j’ai emmené mes filles la voir comme pas mal de gens », sourit Kristin Hunt, 36 ans, voisine du quartier, interceptée au hasard devant le désormais célèbre 235, Wisner Street, honoré d’une signalétique «Rodham Corner», à l’angle de la rue. Panneau qu’aucun élu local n’a fait enlever... au contraire de l’honorifique plaque indicatrice «Trump Plaza», en cours de démontage à Chicago, la commune ayant voulu marquer le coup, après les attaques du candidat républicain contre la ville, à 70% démocrate. 

«Tandis que Park Ridge, c’est plus mélangé», indique Kristin. Comme le montre un panneau Trump, sur une pelouse à trois maisons de là. Et pour preuve chez elle aussi... «Mon mari, banquier, est très conservateur et moi super à gauche.Avant même de se marier, on a presque failli divorcer pour ça !», poursuit en riant cette ancienne journaliste reconvertie dans le marketing, réveillant un écho... puisque derrière les murs de briques de l’opulente villa où vivait la famille Rodham, papa Hugh, businessman dans le textile et démocrate déçu était un fervent républicain et maman Dorothy, une ménagère démocrate convaincue. Ce faisant, où en est on, chez les Hunt pour cette élection 2016? 

«Traditionnellement, chacun vote pour annuler le vote de l’autre, mais là, on s’interroge et séparément on est arrivé à la même conclusion : on va peut-être voter pour Gary Johnson, le candidat libertarien. Trump est dangereux et je pense Clinton malhonnête, elle a encouragé Bill à mentir lorsqu’il s’est retrouvé dans la tourmente avec Monica et les autres et il y a trop de scandales attachés à son nom », poursuit-elle, regrettant «l’agonie de la vieille presse et l’avènement de la nouvelle, sur internet, qui a polarisé les gens, chacun ne lisant plus que ce qui va déjà dans le sens de ses opinions plutôt que de s’informer à toutes les sources, avec un esprit critique» ... «Broken democracy, broken free press», démocratie cassée, presse libre cassée : «je suis déçue, j’ai renoncé à changer le système, mais en fait, mère de deux filles, j’hésite encore à ne pas voter pour elle, vu l’autre », conclut-elle. 

Une Jaguar noire fleurant bon ses 80 000 $ arrive silencieusement, soulevant quelques feuilles jaunes.La porte automatique du garage s’ouvre. Descend une dame blonde distinguée, la soixantaine, maîtresse des lieux «depuis 25ans». «Non, aucun commentaire sur l’élection, j’ai déjà eu des télés de partout, j’ai des gens qui sonnent sans arrêt chez moi, j’en suis lasse », s’excuse-t-elle courtoisement. Une voisine déboule brutalement et interrompt. «Vous êtes journaliste ?Franchement vous appelez ça une maison «classe moyenne» comme le fait Hillary Clinton sur son site ?», attaque-t-elle sans se soucier de la propriétaire, gênée, et qui prend congé. Foutu pour le thé... 

«Certes, le quartier s’est «gentrifié» en 60ans, mais ça reste une maison de la classe moyenne », estime Brett, qui m’accompagne et connaît bien l’immobilier local. Qu’en pense le supporter de Trump, plus loin ?Sonnerie à la porte peinte de bleu bordelais... Personne.Il paraît que le propriétaire d’une maison proche du 235 Wisner Street a fait sa pub sur le fait qu’il était voisin de la maison d’Hillary. President Clinton, bon pour le marché local ? Nous qui voulions le lui demander... 

Retour à Bronzeville... «Aujourd'hui, les blacks savent qu’ils sont des cibles...»

Aux antipodes de Park Ridge, Bronzeville, au sud de la Windy City, où le vent souffle souvent entre les grattes-ciels. Le Community Club House de John Cook n’a pas bougé, depuis 2012. La salle festive et sociale du diacre catholique -où Martin Luther King et Barack Obama veillent dans leur cadre- est toujours en face du vénérable lycée Wendell Phillips, symbole du quartier noir historique de Chicago comme l’établissement peut se vanter aujourd’hui d’envoyer 100% de ses bachelier à la fac, avec des résultats ayant permis de lever 5,4 M$ de bourses universitaires au mérite, en 2015. Certes, un signe porteur d’avenir, mais de là à dire que tout roule… 

« Au quotidien, rien n’a changé pour nous », balance en passant un lycéen dégingandé. Shakinah Reed : un nom qui le rappelle dans le livre 2016 du lycée. Double page d’hommage. Elle était en terminale, elle a été tuée par balle. Et dans l'établissement, les sacs à dos transparents des élèves et le poste de filtrage à l'entrée pour la sécurité -image qui m'avait frappé lors de ma première visite- témoignent eux aussi toujours des réalités violentes du quotidien. La longue marche pour les droits civils entamée il y a plus d'un demi-siècle par Martin Luther King, sur la photo dédicacée par Jesse Jackson à ses côtés dans le bureau d'accueil, n'est pas prête de s'arrêter. 

De fait, une fois expédiée en trois vannes la grande affaire du moment qu’est le retour des Chicago Cubs au sommet du base-ball, après…108ans d’absence, pour John Cook, le bleu repasse au blues, devant un cognac tassé. Il y a quatre ans, il s’échinait à remobiliser les jeunes derrière Barack Obama pour offrir un second mandat à leur presque voisin du 5046 South Greenwood Avenue, devenu le premier président noir des États-Unis en 2008.Aujourd’hui ? éducateur dans le civil, John estime que « la loi sur les soins de santé abordable a aidé les Afro-Américains plus que tout puisque beaucoup n’avaient aucune couverture santé ». Mais pour le reste… Infrastructures vétustes, chaussées délabrées, écoles qui ferment, « on a toujours besoin d’emplois ». Et il y a pire. 

Après Michael Brown à Ferguson, à l’été 2014, il y a eu Laquam Mc Donald, cet autre ado noir, descendu de 16 balles par un policier blanc à Chicago. Impunité des violences policières que les vidéos continuent à révéler régulièrement, à l’origine du mouvement Black lives matter, « les vies noires comptent »… « Je pense que ça nous a renvoyé trois pas en arrière », confie John, « parce que c’est une forme de lynchage, qui, quelque part, confirme officiellement à tout homme noir qu’il est une cible », explique-t-il, tandis que Donald Trump, lui, souffle sur les braises d’un racisme « décomplexé ». « Il a déterré quelque chose qui était là, dormant », et qui peut désormais dégénérer, redoute John. 

Trump et le cerveau reptilien 

« Donald Trump parle au cerveau reptilien de cette Amérique qui n’a jamais fait son examen de conscience sur les Amérindiens, les Noirs, l’esclavage, sujets toujours tabous », résume pour sa part Kim Matthews, 47 ans, qui habite non loin de là. Salon toujours coquet et si les enfants ont grandi, elle n’a pas vieilli. Il y a quatre ans, spécialiste de l’enseignement, elle travaillait pour l’état de l’Illinois, son mari dans l’administration pénitentiaire. Elle sait que la criminalisation de la pauvreté, accélérée sous Bush, a nourri des prisons sans avoir d’autre finalité réelle qu’un business lucratif. Elle sait aussi la couleur des statistiques. Noir. « Et brun des latinos », ajoute-t-elle (Statistiquement aux États-Unis, Un jeune noir a 21 fois plus de « chances » d'être abattu par la police qu’un jeune blanc)

« On arrive à un tel seuil de désagrégation familiale depuis deux ou trois générations, faute de politique adaptée, que les jeunes sont devenus le produit de leur environnement violent : de proies durant l’enfance - à l’instar de Laquam Mc Donald, violé alors qu'il avait trois ou quatre ans, puis trimballé de familles d'accueils en foyer, en tous les cas régulièrement maltraité - ils deviennent prédateurs, le fruit aussi de siècles de cicatrices invisibles, mais jamais reconnues ni soignées ». Comme son mari qui est désormais chef de projet sur l'un des chantiers du futur tramway, elle a quitté son poste. Elle veut monter une brasserie. 

Sur Obama ? « Lui est un Kenyan-Américain, nous sommes Blacks. Moi, je ne peux pas aller en Afrique rendre visite à mes grands-parents, lui, il peut… », dit-elle, façon de rappeler qu’il n’a pas répondu aux espoirs placés en lui par la communauté. Pour autant, elle a été « heureuse de voir une merveilleuse famille black à la Maison Blanche » et comme John, elle appelle haut et fort à voter Hillary Clinton. Avec pour urgence de relancer l’économie car « si l'économie était mieux dirigée, il y aurait moins de délinquance », mais aussi de réformer ce « pays policier ». Surtout ? «Parce que nous sommes à un moment crucial de notre histoire et qu’Hillary est le choix le plus intelligent ».

Du côté de chez Trump

Dans l’Illinois, ancienne frontière de la Louisiane, les plats paysages aux airs de Beauce ont gardé bien des noms de France : le Fort de Chartres au sud, Marseille, Versailles et… Rochelle, qui campe là en bordure de l’autoroute 88 traçant vers l’Ouest à une heure de la mégalopole. Champs immenses au cordeau patrouillés d’énormes tracteurs et moissonneuses, semés de fermes modèles comme dans les films… Mc Cormick a construit sa fortune à Chicago et ici, l’agriculture fait vivre la majorité des habitants, dont Dean Svela, 57 ans, qui cache derrière sa moustache brune des origines norvégiennes. Propriétaire de 45 acres de bonne terre noire, il en cultive « 2 700 au total, avec un autre fermier ». Rapide conversion de l'acre en hectare, sur son mobile : comprendre 1 092 ha… 

« Maïs, soja, haricots semence » énumère Dean, ajoutant au portrait de sa ferme l’élevage de veaux et 350 à 400 porcs. Pour employé ?Il pointe du doigt sa femme Deann – prononcer Di-Anne – qui lui réclame alors sa paye en se marrant et se rappelle comment leurs trois enfants, tous passés par l’université, pestaient quand il fallait aller castrer les cochons. Souvenirs qu’ils évoquent tous avec nostalgie aux repas de famille, désormais, «parce que c’était la vraie vie». 

Bière pour tout le monde, nachos pour les autres, ce soir on est au bar avec leurs voisins Jim et Jenifer Knetsch. Et l’événement à la télé, c’est la reprise des Blackhawks, l’équipe de hockey de Chicago, « trois fois championne en 6 ans », souligne Jim, en fan. Toujours mieux que les débats présidentiels, « on ne les regarde même plus, ils passent leur temps à s’insulter et l’agriculture n’a même pas été abordée », pointe Dean. Pourtant, il y aurait de quoi dire. De 8 dollars hier à 3 dollars le boisseau de blé aujourd’hui…« Il y a trois ans, les prix se sont cassé la gueule », résume Dean, constatant aussi que « la Chine importait beaucoup plus ». Résultat ?Ceux qui n’ont pas été prudents souffrent, explique-t-il, décrivant une ruralité américaine où le marché ne paye pas non plus le travail… « mais où le bio gagne du terrain », note Jim, à la tête d’une entreprise d’emballage. L’élection ? « On est déçu que notre pays ne puisse pas faire mieux, côté candidats, mais Hillary, elle a trop menti », lâche Jim qui votera donc pour Donald Trump « parce que c’est un outsider, étranger au système ». 

« Il faut se mettre avec Poutine »

« On est conservateur à la campagne et certes Trump est le synonyme même de mensonge et d’immoralité, mais au moins, il n’est pas Hillary », répond Dean qui votera aussi pour lui. Quant aux Mexicains, attaqués par leur candidat mais main-d’œuvre rurale par excellence ? « Nous, ils viennent du Texas pour les travaux saisonniers, les mêmes familles depuis des années », se défendent-ils, mettant en avant le mal qu’ils ont à recruter localement «parce que les gens gagnent plus en restant à la maison avec les aides», croient-ils savoir. 

« L'urgent, c’est de se mettre avec Poutine pour battre Daech »

Nouvelle tournée. Mais au fait, revenons-en à ce sparadrap du mensonge, collé aux escarpins de la candidate démocrate, puisque cette histoire de « Hillary la menteuse » tourne en boucle chez les républicains... George W. Bush et Dick Cheney n’ont-ils pas mille fois plus menti qu’Hillary pour faire un désastre du Moyen-Orient sans que Trump leur promette la prison ? relève-t-on alors benoîtement comme arrivent hamburgers, fish and chips et salades. Hochements de têtes. Sourire un peu gênés. « Eux ? On n’a su qu’après »… 

Le Moyen-Orient, la Syrie, justement ce qui pousse Tim Whitmore, 52 ans, à voter Trump. « On n’avait rien à foutre là-bas, on a tué des milliers de pauvres gens et pendant ce temps-là, les va-t’en guerre de l’industrie se sont goinfrés. C’est une honte. Maintenant, l’urgent, c’est de se mettre avec Poutine pour battre Daech puis de laisser ces gens en paix et là-dessus Trump a raison », a-t-il répété devant le barbecue. De là à dire que l’électeur « trumpiste » est globalement pacifique… Rene Dumonin, 45 ans, lui, votera Trump « parce qu’en bon businessman, il saura quoi faire pour remettre en forme le pays », est-il convaincu, mais aussi « parce qu’il défend le droit d’être armé, essentiel, du Deuxième amendement : si on cède là-dessus, ce sera comme donner les clés de la maison au système », dit cet amateur de calibres, en cette fin de campagne aux inquiétants accents de veillée d’armes. 

« Les infos sont truquées »

Sur la route du retour vers Chicago, crochet par DeKalb, mondialement connue pour avoir été la ville de naissance de Cindy Crawford, il y a 50 ans. Plus sérieusement ? L'un des berceaux historiques de Monsanto et même la marque de l'un de ses maïs, qui transporte à travers le monde le nom de cette petite ville peuplée aujourd'hui de 44 000 habitants dont 20 000 étudiants inscrits à la Northern Illinois University. Et le genre d'endroit qu'on évitera d'autant plus d'appeler « paumé à la campagne » qu'on aura visité sa superbe bibliothèque « art déco », avec Mariana, la mère de Brett. Des millions de dollars investis... mais lieu de culture gratuit pour tous les résidents de la commune. Ici ? En plus des livres et des DVD, il y a aussi un labo avec des imprimantes 3D pour les inscrits, « afin que chacun puisse apprendre et s'entraîner, designer ses projets et les imprimer pour les développer, qu'il apprenne ainsi à maîtriser cette nouvelle technologie », vous explique Joshua, devant les machines en train de produire des pièces. 

À quelques blocs de là, Mariana dirige l'une des maisons universitaires de la sorority Sigma Sigma Sigma, l'une de ces grandes demeures sur les campus où vivent ensemble entre 20 et 30 étudiantes (ou étudiants, pour ce qui est des fraternities ). Incurable optimiste, Mariana. Autrefois. Plus réservée, aujourd'hui, à 74 ans, et confrontée aux excès de toutes sortes de la nouvelle génération, « du jeudi soir jusqu'au dimanche, sans s'arrêter » , résume-t-elle, s'interrogeant sur le temps désormais réellement dévolu aux études. Et ce que « ses » jeunes perçoivent réellement des enjeux de l'élection. 

Dans la salle à manger, McKenna Rainholt, avale son lunch d'une main, son téléphone portable greffé à l'autre. Elle a 19 ans, vient du Wisconsin et étudie la comptabilité. « J'essaye de me tenir à l'écart de la politique, de ne rien suivre sur Facebook, les infos sont truquées », estime-t-elle. Deux gamines entrent en tempête. Ni bonjour, ni rien. Trop « vénères », trop énervées, quoi. Leur vie est trop un enfer aussi : « on n'a pas pu prendre le bus parce qu'il y avait des manifestants de « Black lives matter » qui bloquaient ! » , expliquent-t-elles, l'une d'elle précisant entre deux machouilles de chewing gum être « vraiment la mauvaise personne avec qui parler politique ». 

« Ah ouais, c'est vrai, y a bien ce type du troisième parti, là... »

Kayli passe par là, elle a 20 ans. Mariana essaye d'engager le dialogue. « Si tu ne votes pas, tu donnes ta voix à un autre, non ? » . « Ah ouais, c'est vrai, y a bien ce type du troisième parti, là, mais je ne sais pas comment il s'appelle... Enfin, sans doute que je voterai Hillary, elle connaît le boulot et sait comment gouverner. Trump est peut-être bon dans les affaires, mais la façon dont il parle aux gens n'est pas vraiment sympa et ça me choque, ce qu'il a pu dire sur les femmes, sachant qu'il a deux filles. Comment peut-on parler comme ça ? » 

Mackenzie Knapper a 20 ans, elle aussi. Et quelque chose de la distinguée Bree Van de Kamp de Desperate Housewife, mais ado et naturelle. Elle étudie la psychologie pour devenir psychothérapeute. 30 000$ par an, payés par sa mère. Sydney Blanz-Entjih débarque pour sa part en première année. Elle a 18 ans et pour objectif de devenir entraîneur sportif. Cela lui coûte 29 000$ par an, dont une partie est financée par sa bourse, grâce à de bons résultats scolaires. Mackenzie commence : « depuis que j'ai vu les deux finalistes, je me suis désintéressée de l'élection. Bernie Sanders n'étant plus en course... Je n'aime ni Hillary Clinton, ni Donald Trump. Mais je vais voter parce que mes parents me font voter. Mon beau-père était dans la Navy, c'est un vétéran d'Afghanistan, quand je lui ai dit que je ne voterai pas, il s'est vraiment fâché, m'a rappelé que le droit de vote était un droit dont on avait le devoir de se servir. Du coup, je voterai sans doute Hillary, parce que ne pas voter, c'est donner une voix à Trump et que ses déclarations sexistes reviennent à faire la promotion d'une culture du viol ». 

Michelle Obama : « Quelle présidente elle ferait ! »

Sydney ? « Pareil. Impossible d'avoir un président qui puisse trouver normal de parler ainsi des femmes. Sauf que je ne peux pas voter, je ne me suis pas inscrite ». Ce qui ne l'empêche pas d'avoir son idée sur les premières mesures à prendre. « S'attaquer à la question de la dette qui nous plombe et légaliser les immigrants illégaux s'ils sont de bons travailleurs ». Jordan rejoint la table. Elle étudie pour devenir kinésithérapeute. Ça lui coûte 30 000 $ par an qu'elle finance par un emprunt et par son job, dans un restaurant. « Les clandestins, tu parles ! Tous ceux qui bossent avec moi sont illégaux »... à la télé, Michelle Obama finit son discours du New Hampshire. 

« Quelle présidente elle ferait ! », entend-on. Autorité morale, dignité, mots forts, idées puissantes pour dire « enough is enough », que la ligne rouge vis à vis des femmes est franchie, qu'aucune femme ne peut voter pour un candidat tenant de tels propos sexistes... Elle est totalement engagée dans la bataille pour soutenir Hillary Clinton. En bas de l'image, défile l'annonce du prix Nobel à Bob Dylan. Un non événement, visiblement, aujourd'hui. Dylan, qui doit tant à Hugues Aufray, en France, qui l'a traduit et chanté dès 1965. Cauchemar psychomoteur... le titre qui ramène soudain à Trump et l'Amérique de l'intérieur et des hommes blancs en colère. 

Des psychopathes aussi. Pourquoi entend-on si peu rappeler que Donald Trump n'est pas seulement caricaturé sous les traits inquiétants de Daniel Clamp, dans Gremlins II, mais qu'il est surtout le modèle admiré vers lequel tend le yuppie cupide Patrick Bateman, symbole du Wall Street des années 80-90 et terrifiant tueur en série sadique d'American Psycho, ce roman culte de Brett Easton Ellis. How many roads must a man walk down ? Fredonnait Dylan... L'heure de reprendre celle pour Chicago, en repensant au coût des études, l'un des enjeux majeurs sur lequel Bernie Sanders avait su séduire les jeunes, pendant la primaire démocrate. 

« Écoute, c'est simple, lorsque je suis parti étudier à Augusta na après le bac, au milieu des années 80, mes parents payaient 16 000 dollars par an, tout compris. Lorsque Sarah et moi avons envoyé notre fils aîné à Augustana, il y a deux ans, c'était 40 000 dollars par an », me résume Brett dont les deux enfants sont aujourd'hui à l'université. Épargne de la génération précédente, ils font face. « Mais une société dont les forces vives commencent dans la vie avec des dettes, avant même le premier vrai emploi, a un gros problème », tombent aujourd'hui d'accord de plus en plus d'Américains. Notant aussi que cela a un impact sur le prix de leur santé. « Parfois, un médecin spécialiste démarrera après de longues études en ayant déjà emprunter des centaines de milliers de dollars. Ensuite ? Il faut qu'il commence par rembourser... » résume Andy Wasserstrom, cardiologue et professeur d'université. 

Décidément, qu'il fait beau. Et bon flâner dans Chicago. Se perdre dans ses perspectives, ses architectures sur fond de lumières dorées émaillant le verre, l’acier, les parements minéraux des buildings dans le soleil d'automne. Retourner saluer Un dimanche après midi à la Grande-Jatte, chef d’œuvre de Seurat, mais aussi la très belle collection d'impressionnistes, Monet, Renoir. Picasso, Matisse, Chagall sont là également, à l'Art Institute où les Nighthawks, les Oiseaux de Nuit d'Edward Hooper veillent aussi tout comme l'emblématique American Gothic et son faux couple de paysans de Grant Wood, vous renvoyant à l'austère rigidité de l'Amérique rurale figée derrière sa fourche et fixant le monde en mouvement. Dehors, au pied des grattes ciels, La Porte des Nuages d'Anish Kapoor plus prosaïquement rebaptisée le « Haricot » par les locaux, attire toujours autant de monde et les futurs mariés, avec ce couple tout à sa représentation du bonheur qu'il convient de fixer pour au moins l'éternité, cerné de photographes et de vidéastes jouant avec les reflets de la sculpture. Ballet des écureuils faisant leur stock d'hiver dans le parc... 

Tout au bout, là-bas, des hommes en marche rappellent Giacometti. Mais ils sont de rouille et sans tête. À leurs pieds, une maman chinoise guide patiemment au bout de son bras son petit garçon et lui apprend à marcher. Mais sur les grands lacs, ces mers intérieures bordant le Canada et sans barrières avec les vents du nord, le temps change rapidement. 

Ce matin ? Donald Trump est une marionnette trempée. Cheveux jaunes, yeux verts, costard noir, cravate rouge...effigie de papier-mâché sous la pluie, il traverse la Chicago River sur une passerelle, tenu à bout de bras par un manifestant latino. Et le voilà maintenant debout au 401 de North Wabash Avenue, au pied des 423 mètres de sa Trump Tower pour entendre la colère de Mexicains, d’Équatoriens, de Salvadoriens qui lui scandent : «nous voulons la justice et nous la voulons maintenant, nous voulons des excuses et nous les voulons maintenant !» 

Procès devant le palace

Une trentaine de manifestants pour autant de policiers à vélo les encadrant... «Les manifs anti-Trump, c’est trois fois par semaine en ce moment», confie l’un d’eux, le sourire bienveillant. Celle-là a débuté rive droite, sous l'égide de la place Yitzhak Rabin au son des tambours martelant les slogans de «Donald Trump en prison» ou«Donald Trump ne paye pas d’impôts» et rive gauche, elle prend maintenant l’allure d’un procès devant le palace et les appartements de luxe du milliardaire, candidat promettant «le retour de la grandeur américaine»... mais qui, à Chicago, n’arrive pas à louer ses boutiques du rez-de-chaussée.

«Stop Trump ! Stop racism ! Stop deportations »

«Frères américains, chrétiens, luttons ensemble contre lui ! Luttons pour une démocratie qui fasse une place à chacun, luttons pour la dignité de tous les Sud-Américains», lance un curé salvadorien à la chemise rouge en phase avec la théologie de la libération. Sur 322millions d’habitants aux états-Unis ? Les Hispaniques sont aujourd’hui la première minorité du pays. Cela fait «55 millions de latinos contre Trump», calcule un sexagénaire derrière sa banderole résumant «Stop Trump ! Stop racism ! Stop deportations » sans oublier de dire « Non au mur » et réclamant «des papiers pour tout le monde», quant au 12 millions de clandestins qui font aussi tourner l’économie. 

«Ni des criminels, ni des trafiquants, ni des violeurs, mais des gens qui travaillent et qui ont construit votre tour, M.Trump ! Qui nettoyent vos chambres d’hôtel, M.Trump ! Qui travaillent dur et font ces métiers que vos électeurs refusent de faire », balance une dame au mégaphone. «2000 $ par mois dont 500 partent au Mexique pour payer les factures et les médicaments de ma mère, 70 heures de travail par semaine», vous a résumé aussi Ismaël Guttierez, serveur de 21 ans qui rêve de faire du droit pour devenir policier mais «qui aujourd’hui [se sent] menacé... 

«On ne nous expulsera pas parce que nous sommes des citoyens américains appartenant à ce pays que nous avons construit aussi ! Et nous sommes ici aussi pour soutenir les femmes, insultées par Trump. Nous, nous respectons les femmes, les travailleurs, la famille » reprend un homme au micro. En un mot comme en cent ? «Au revoir Donald Trump, tu ne seras pas président !» lance Diana Reyes, 45 ans, tandis que Juan Andrès Mora, 71ans, travailleur social mexicain, appelle à «arrêter cette campagne raciste et fasciste contre les immigrants et à donner des papiers à tous ceux qui travaillent et payent leurs impôts ici». 


Pour clore la manif, mot d’ordre est maintenant donné de rendre à la marionnette toute la violence qu’elle a déclenchée. Coups de pied, de poings, de matraque en carton, parties intimes dûment visées par les dames...Et soudain, c’est aussi le souvenir d’un autre 11 septembre qui explose en boomerang sur la tête en papier du candidat républicain, héritier des haines de Richard Nixon : 11 septembre 1973, coup d’état à Santiago, assassinat de la démocratie au Chili... «El pueblo unido jamas sera vencido !», le peuple uni jamais ne sera vaincu ! reprennent en chœur les manifestants de Chicago, entonnant le refrain des Quilapayun devenu hymne des opprimés. 

Dispersion. à l'angle du pont, des jeunes filles blanches et blondes se cadrent l' index dressé face au Trump en lettres géantes que le magnat a imposé au paysage du centre ville. Selfie en forme de doigt d’honneur, elles rient. Plus loin, un vétéran fait la manche assis par terre, son drapeau planté dans un carton. Cycle des guerres d'expansion de l'Empire ou destinées à trouver un ennemi extérieur pour détourner l'attention des problèmes intérieurs, déjà au XIXe siècle et bien avant le coup de Cuba et des Philippines, en 1898... En prenant pour boucs émissaires les Mexicains et tous les Sud-américains, Trump n'est jamais que le continuateur d'une longue tradition. Et qui se souvient que de 1845 à 1847, la Conquête de l'Ouest fut aussi (voire surtout) une longue campagne militaire d'annexion des territoires où l'on parlait espagnol et langues amérindiennes, au nord d'un Mexique qui venait de s'affranchir de la tutelle de Madrid, en 1821. Alamo vu par Hollywood avec le courageux John Wayne contre les « vilains » : règle d'or et règle universelle de l'histoire toujours écrite par les vainqueurs. 


«Nous ne volons le boulot de personne, nous faisons le boulot que personne ne veut faire dans les champs, le bâtiment», vous avait déjà dit la veille Marcos Hernandez, Mexicain et « indien aztèque » d'origine précise-t-il. « Le racisme a toujours été là et nous nous sentons sans espoir. C'est une honte d'en être où nous sommes aujourd'hui. En fait, depuis que je suis aux États-Unis, je n'ai jamais vu un candidat avec un vrai profil de président à part Bernie Sanders », lâche ce quinquagénaire installé à Bronzeville. Stature imposante, regard sévère derrière ses lunettes, il est ingénieur dans le bâtiment et constate « avant, il existait une espérance dans l'éducation des gens, pour que ça change, mais ce à quoi l'on fait face aujourd'hui, c'est de la haine. Ils sont pauvrement éduqués, ce sont des suiveurs, des moutons de Panurge qui vénèrent Trump parce qu'il est riche. Mais être riche ne signifie pas être éduqué et lui, c'est juste un riche qui égare ceux qui l'écoutent. »

« Après le 11-Septembre, les gens haïssaient Ben Laden. Aujourd'hui, une certaine droite change de cible »

Ces discours factieux de Donald Trump, cette façon de dire par avance que s'il perd l'élection, c'est parce qu'on lui aura volé la victoire, cette légitimation de la violence à laquelle il a déjà fait allusion... Marcos redoute-t-il une explosion, quel que soit le résultat ? « Ça a déjà commencé », estime-t-il. « Après le 11-Septembre, les gens haïssaient Ben Laden. Aujourd'hui, une certaine droite change de cible. Or les États-Unis sont un melting-pot où les gens ne viennent que pour une chose : travailler dur et gagner de l'argent pour avoir une meilleure vie. Le mélange fait partie de l'ADN du pays et c'est ça qu'il détruit. Mais il a réussi à mobiliser la communauté mexicaine. « Si tu ne votes pas, tu votes pour Trump » : c'est le mot d'ordre qui circule. » 

Pour Marcos aussi, tout « le paysage politique a explosé avec cette élection » et il est plus que temps de trouver une « troisième voie » pour « réunifier le pays », première chose que devra faire le prochain président, ou plutôt la prochaine présidente, selon lui, pour qui la victoire du candidat républicain est inenvisageable. « Il faut sortir de la confrontation face à face, le seul but des républicains, c'est d'empêcher les démocrates de gouverner, alors que les démocrates avec Obama ont sauvé le pays de la faillite dans laquelle les républicains avaient précipité l'économie, en 2008. Comment peut-on oublier aujourd'hui l'état dans lequel était le pays ? » Pour lui, cette troisième voie s'appelle surtout Bernie Sanders, pour rendre aux Américains une santé et une éducation à des prix abordables par la classe populaire et la classe moyenne. « Et je ne crois pas que Hillary Clinton ira sur ce terrain là », regrette-t-il. 

La troisième voie... Au Victory Center des libertariens, on espère bien profiter du malaise

Retour sur mon premier dimanche d’été indien à Chicago. Le marathon est fini. Deux hommes médaille de participant au cou, une femme et un bambin descendent vers le lac Michigan. Conversation au hasard de la rencontre, près de la Tribune Tower, tour néogothique de 1925 inspirée par la cathédrale de Rouen et où siège le Chicago Tribune... Alex Borg a 32 ans, il est assureur.Comptable, Brian Puccinelli, a 34 ans. Tous les deux sont venus de New-York pour courir. L’élection présidentielle ?«Nous avons le choix entre un dingue et une criminelle. Je voterai Gary Johnson. Je supporte les libertariens et c’est aussi un vote de protestation», dit Alex. «Pareil» pour Brian. Photo souvenir, Alex prend l’enfant sur ses épaules, Brian enlace Alex. La dame garde la poussette. 

« Les valeurs de Gary Johnson sont finalement celles d'un républicain modéré »

«Gary Johnson» : le choix aussi pour Guy, 76 ans, avocat pas encore tout à fait retraité dans sa ville de Decatur, à 3 heures de Chicago, et à mille lieues des deux New-Yorkais. Républicain de toujours, admirateur de Lincoln, il ne supporte ni Trump, ni Clinton et son sens civique lui interdit de s’abstenir. Donc... ce sera le candidat libertarien. Ken, 55 ans, voisin de Brett et architecte ? Déçu par les démocrates, il a fait le test proposé par les libertariens et a coché une majorité de cases : « c'est vrai que je me sens en résonance avec ce qu'ils proposent et je voterai sans doute pour Gary Johnson »... cet ancien gouverneur du Nouveau Mexique que le board du Chicago Tribune a officiellement décidé de soutenir, aussi, après avoir soutenu Obama en 2012. «Parce que les valeurs de Gary Johnson sont finalement celles d’un républicain modéré proche des valeurs traditionnelles du journal», décrypte Steve Chapman, éditorialiste, mais qui lui, à titre personnel, vote Clinton. 

Alex, Brian, Guy, le grand quotidien du Mid-West, mais aussi Kristin Hunt, croisée devant la maison d’enfance de la candidate démocrate et beaucoup d’autres qui se déclarent spontanément pour Johnson, comme cette étudiante croisée à DeKalb qui en a « ras le bol »... Enfin bref, toujours est-il que le nombre et la diversité de celles et ceux qui annoncent spontanément soutenir Gary Johnson surprend en cette fin de campagne. Qu’ils adhèrent à une idéologie prônant une liberté individuelle maximum dans un pays où l’état serait réduit au minimum ou qu’ils rejettent Donald Trump et d’Hillary Clinton. 

«Et personnellement, j’y crois, c’est l’année ou jamais », s’enthousiasme Otto Barone, 66ans, devant chez lui au 2305 West Foster Avenue, bureau de campagne libertarien à Chicago tous simplement baptisé «Victory Center ». A l’intérieur de cette boutique vide et défraîchie, au trois quarts vide et adossée au restaurant qu’Otto vient de retaper ? Quelques tables, chaises, cartons de tracts et bien sûr l’affiche du candidat qui propose d’« Arrêter de surveiller le monde », de « mettre fin à la guerre contre la drogue » et de « laisser le libre marché créer des emplois ». 

De fait, si sur les questions économiques Johnson est bien à droite et prêt à faire régner comme seule loi la loi du marché, ce non-interventionniste apparaît "très à gauche" sur les questions de société, voulant ouvrir les frontières puisqu’il pense que « l’immigration est une bonne chose » mais aussi légaliser le cannabis et traiter le problème des drogues côté santé publique plutôt que criminalité. Et peu importe s'il sait couvert de ridicule lorsqu'à la télé, il n'a pas su où était Alep et ce qui se passait en Syrie.. «Gary Johnson a fait du bon boulot comme gouverneur républicain du Nouveau-Mexique durant deux mandats », souligne Otto, « serial entrepreneur » cédant à titre gracieux son local « pour qu’une autre voix puisse être entendue ». 

Faiseur de roi ou de reine ?

Pour lui, la situation actuelle est « épouvantable » : « les deux principaux partis ne représentent plus ce pays comme ils le devraient et le jour après l’élection, une moitié du pays hait l’autre moitié », estime-t-il. « Donnez sa chance au troisième parti, qu’est-ce que vous avez à perdre ! » milite donc le sexagénaire en espérant que « le peuple sera le vainqueur de cette élection. » Pour l’heure ? De 0,99 % en 2012, Gary Johnson serait passé à 6 % dans les derniers sondages…Anecdotique ? Plus personne pour en rire à la veille d’un scrutin qui pourrait bien placer ce troisième candidat en faiseur de roi ou de reine, selon à qui manqueront ses voix dans cette élection imprévisible.

« Un bulletin de vote est plus fort qu'une balle de fusil »

Au dessus du Navy Pier s'avançant dans le lac, des congressistes religieux latinos s'avancent tout de blanc vêtus. La Lumière du Monde : le nom de leur église évangélique qui tient une grand-messe dans une salle de congrès... Des bateaux partent en croisière. Un fier quatre mâts motorisé appareille, ses drapeaux de pirates dans le vent. Dans le ciel passe l'hélicoptère de Barack Obama, encadré par trois Boeing-Bell Osprey, hybrides mi-avion mi-hélico. Tout le monde lève les yeux. Le Président est en ville afin de lever des fonds pour sa fondation, paraît-il. Au bout de la jetée, les drapeaux sont à l'équerre dans le vent. 

La bannière étoilée des États-Unis encadre l'Illinois avec son Aigle tenant le sceau de l'état. L'Illinois : Land of Lincoln, son surnom et son appellation sur toutes les plaques d'immatriculation où le portrait du grand président apparaît en filigrane bleuté. « Un bulletin de vote est plus fort qu'une balle de fusil »... L'une de ses citations les plus connues. « Aucun homme n'a assez de mémoire pour réussir dans le mensonge », une autre. « Mieux vaut ne pas changer d'attelage au milieu du gué »... Durant la campagne, chacun a tenté de se s'approprier l'imposante figure tutélaire d' « Abe », figée dans le marbre. À ses pieds, qui sortira demain de la boue ?


"Plongée au coeur de l'Amérique". Un long format de La Dépêche du Midi. Texte : Pierre Challier. Photos : DDM, Pierre Challier, AFP, DR. Mise en page : Philippe Rioux. © La Dépêche du Midi, novembre 2016