El Comandante

Fidel Castro 1926-2016

Un grand monstre
de l'histoire


Par Jean-Claude Souléry

Il est le dernier dont on peut dire qu’il a «fait» l’Histoire. Le «Commandante», même diminué par l’âge, même éloigné du pouvoir depuis dix ans, demeurait le symbole universel de la «Revolución.». Pour l’avoir faite les armes à la main, sur son île, dans des conditions qui tiennent à la légende, aux côtés d’un autre mythe, Ernesto Che Guevara, il est longtemps apparu comme l’archétype du libérateur aux yeux de nombreux peuples, en Amérique du Sud ou en Afrique, et, durant près d’une moitié de siècle, aux yeux de toute une génération occidentale qui rêvait de «grand Christ rouge» – comme l’aurait écrit Blaise Cendrars. 

Le «castrisme» n’était pas seulement une doctrine d’émancipation, c’était d’abord une attitude, celle de l’homme fier, pauvre mais debout, face à la mer, face à «l’impérialisme américain» qui, tant de fois, essaya d’abattre l’immense provocateur. Il faut reconnaître que ses interminables coups de gueule, sa silhouette habillée de vert olive, sa barbe de «barbudo», son cigare et son regard qui brûlait comme un perpétuel défi, vont manquer à notre monde – et manquent déjà à notre XXIe siècle tellement conformiste, comme si tous les grands hommes, fussent-ils dictateurs, fussent-ils même de «grands monstres de l’Histoire», n’étaient plus dignes de ce siècle. 

Physiquement, Fidel en imposait. Il était le «líder maximo», un terme qui en dit extrêmement long en langage hispanique, c’est-à-dire le chef qui «en a»... du courage, du culot et des tripes à revendre. Lorsqu’il libéra Cuba du dictateur Fulgencio Batista et des Américains qui en avait fait l’île de leurs plaisirs, il fut spontanément adulé par son peuple qui voyait dans cet homme hirsute et romantique la fin de son exploitation. Ainsi, longtemps, le peuple cubain a cru en cette étoile rouge qui redressait sa fierté. La victoire ou la mort! Et, en effet, tant que le socialisme cubain reçut l’aide du grand frère soviétique, force fut d’admettre la réussite, unique pour un pays du Tiers-Monde, en matière d’éducation et de santé. Les petites écolières en jupe grenat, les infirmiers cubains qui secouraient le monde... On y a tellement cru... 

Mais il était dit que les miracles ont une fin, et l’étoile rouge pâlit, l’automne guettait le patriarche, les yeux du monde s’ouvraient et constataient, fut-ce à contrecœur, que le Cuba de nos rêves n’était pas seulement fait de salsa, de tabac et de rhum, mais qu’il ressemblait surtout à une immense prison sous le soleil, qu’on y vivait dans la misère noire et la bureaucratie en uniforme. L’île avait beau s’ouvrir au tourisme capitaliste et même accueillir le pape avec un enthousiasme libérateur, plus rien désormais ne pouvait entretenir l’illusion. Le «castrisme», comme avant lui le «guevarisme», s’était perdu dans la sierra des rêves anciens. Le grand barbu, désormais, ne pouvait plus rattraper l’Histoire, il marchait à trop petits pas comme un colosse trompeur, même les derniers nostalgiques n’y croyaient pas. Sans l’habit vert du combattant, mais avec l’ample survêtement des retraités, Fidel Castro n’existait déjà plus. 

Certes, on le respectait encore, suffisamment pour ne pas abattre de son vivant le système d’oppression qu’il avait engendré. On attendait avec une infinie patience la fin de celui qui vit défiler quinze présidents américains et qui, dans la longévité, ne rivalisait qu’avec la reine d’Angleterre. Il est temps désormais de l’honorer, puis de tourner la page. Pour les Cubains, sa mort physique, comme le fut autrefois le combat de sa jeunesse, sonne sans doute le signal d’une nouvelle libération...

Fidel Castro :
les grandes dates

Les grandes dates de sa vie. (Faire défiler dans la fenêtre ci-dessous)

Etats-Unis / Cuba : l'histoire de relations mouvementées

Les chiffres du pays

Portrait d'El Comandante

Jusque-là, la Révolution mondiale se portait chauve et la barbichette sévèrement taillée, tandis que sous la neige de la place Rouge, le mausolée de Lénine prédisait aux avant-gardes prolétariennes un avenir embaumé… Et voilà que soudain, ce 1er janvier 1959, le monde se découvre d'autres révolutionnaires. Des guérilleros chevelus sortant hirsutes de la jungle cubaine sous le soleil tropical, emmenés par un colosse au regard impavide et moqueur, cigare fièrement planté entre une casquette militaire vert olive et une barbe-brousse. Fidel Castro. 

Un enfant illégitime

 né à Biran Fusil d’assaut en bandoulière, sa Caravane de la Liberté traverse triomphalement son île, de Santiago à La Havane. Lâché par les Américains, le dictateur Batista s’est enfui. Et Fidel, avec à ses côtés son frère Raul, Camilo Cienfuegos et, bien sûr, Ernesto Che Guevarra, vient d’arracher Cuba aux grands trusts et gros mafieux américains qui en avaient fait leur casino et bordel géants. Premier d’entre ses pairs, El Commandante n’est pas encore Lider Maximo. Pas plus qu’il n’est alors pro-soviétique. Puisqu’il n’est pas même communiste. Fidel Alejandro Castro Ruz étant le « représentant de la bourgeoisie nationale », selon le mot moqueur du Che, l’année précédente. Mais c’est en vérité un homme beaucoup plus complexe qui s’apprête à prendre pour un demi-siècle les rênes du pays. Car dès l’origine, l’histoire du jeune Cubain n’est pas simple. 

Fidel Castro ? C’est d’abord la vie bancale d’un enfant illégitime né à Biran le 13 août 1926, fils d’Angel Castro, un riche propriétaire terrien d’origine galicienne et de sa cuisinière Lina Ruz. Une enfance compliquée assortie d’une tardive reconnaissance officielle par son père, à l’âge de 17 ans, mais qui ne l’empêche pas de faire de bonnes études pour finir docteur en droit de l’université de La Havane, en 1950… ayant aussi mis à profit la fac pour découvrir le militantisme et l’action. Adhérent du Parti Orthodoxe, nationaliste et anticommuniste, il participe ainsi en 1947 à une tentative de débarquement à Saint-Domingue contre l’immonde Trujillo. 

La suite ? Elle forge le début de l’épopée. 1952 : il vise les élections au Parlement, mais coup d’état de Batista. 1953 : opposant déclaré au dictateur, le 26 juillet Castro attaque avec une centaine de partisans mal armés la caserne de Moncada. 80 morts et un verdict de 15 ans de prison plus tard… « peu importe que je sois condamné, l’Histoire m’acquittera » écrit-il dans sa plaidoirie d’autodéfense, présentant avec passions ses idées progressistes. 1955. Aministié, il s’exile avec son frère Raul au Mexique. C’est là qu’il rencontre un jeune médecin argentin… 

Ernesto Guevara ne se contente pas d’être révolté par l’extrême misère de la majorité des habitants de l’Amérique latine, chasse gardée des Etats-Unis. Le « Che » est prêt à la lutte armée pour émanciper les peuples soumis à cette tutelle leur imposant des gouvernements conformes aux intérêts des grandes compagnies américaines. L’avocat cubain aussi. Alberto Bayo, un ancien officier républicain espagnol, écrivain et poète, les entraîne alors militairement. Castro fonde alors le mouvement du 26 juillet pour collecter des fonds en vue de renverser Batista et faire enfin accéder l’île à une véritable indépendance. 

La Havane se tourne vers Moscou

1956. La légende est en marche. Un yacht en mauvais état, le Granma… 82 hommes à son bord s’échouent dans la mangrove de Cuba alors qu’ils sont attendus pour lancer l’insurrection à Santiago. Les troupes de Batistales les massacrent. 

Seuls Fidel, Raul, Che et Camilo s’en sortent avec une dizaine d’autres. « Maintenant nous allons gagner la guerre », décrète Castro avant de se réfugier dans la Sierra Maestra. Personne ne survit là-bas, ricane Batista. L’erreur. 

Aux citadins et intellectuels « petits-bourgeois » du 26 juillet, Castro et ses lieutenants offrent bientôt une redoutable force rebelle de paysans armés. à quelques centaines, ils battent les milliers d’hommes de Batista appuyés par des avions, des chars, de l’artillerie et des conseillers américains. Car Castro fédère aussi le pays, derrière ses combattants, comme en 1898 l’île s’est déjà fait voler son indépendance par son grand voisin. Lequel ne supporte pas le nouveau pouvoir. La radicalisation des États-Unis contre les « Barbudos » va radicaliser à son tour Castro dont les harangues galvaniseront le peuple contre l’impérialisme. 

Avril 1961. Le mot « socialiste » apparaît dans le vocabulaire de la révolution castriste pratiquement en même temps qu'échoue la tentative de débarquement de la baie des Cochons, financée par la CIA.

Confronté à cette escalade, Castro nationalise les intérêts américains. En 1962, Washington réplique par l’embargo. Cuba ne peut plus vendre son sucre. Une catastrophe économique. Pour écouler sa ressource première, La Havane se tourne vers Moscou… qui voit en l’île une plate-forme rêvée pour ses missiles nucléaires contre les États-Unis. Kennedy-Kroutchev, le téléphone bout. En octobre 1962, la troisième guerre mondiale est évitée de justesse.

Désormais ? Avec 638 tentatives d’assassinat de la part de la CIA, le charismatique Castro prendra les travers du révolutionnaire assiégé : prison pour toute opposition. Reste aujourd’hui à savoir quel Castro l’Histoire jugera. Le Comandante devenu dictateur d’un pays ruiné en son palais ? Ou l’icône d’un grand espoir malmené. 

Pierre Challier 

Qui pour lui succéder ? 

Premier ministre de Cuba de 1959 à 1976, la présidence étant alors assurée par Osvaldo Dorticos, puis président des Conseils d’Etat et des ministres après la création de cette fonction qui le laissait seul à la tête du pays, Fidel Castro a quitté le pouvoir le 24 février 2008 après avoir démissionné pour raison de santé. Depuis cette date, c’est son frère Raul qui assume les plus hautes fonctions. Fidel Castro avait également été le Premier secrétaire du Parti communiste de Cuba jusqu’en 2011, poste auquel son cadet lui a également succédé. 

Avec la disparition de Fidel Castro, se pose aujourd’hui à Cuba la question de l’héritage et de la transmission. Outre la centralisation et l’étatisation à outrance, il y a quelques années déjà, les frères Castro ont reconnu une autre erreur : ne pas avoir préparé la relève en maintenant trop longtemps les «historiques» au pouvoir. Raul Castro a ainsi annoncé qu’à l’horizon 2018, il ne devrait rester aucun «compagnon» au gouvernement, la priorité étant de passer la main à une nouvelle génération. Celle-ci est aujourd’hui incarnée par le n°2 du gouvernement depuis février 2013, Miguel Diaz-Canel. Agé de 56 ans et perçu comme un bon gestionnaire, il est celui qui soutient la politique de libéralisation économique de Cuba où la terre a été donnée en usufruit aux paysans et où plus de 40 000 Cubains travaillent à présent à leur compte. 

Préserver la souveraineté du pays 

Eviter «l’effet Gorbatchev» mais réussir à créer un «socialisme avec des mécanismes de marché» plutôt qu’un «socialisme du marché», comme en Chine: le but est de changer à l’intérieur du modèle mais pas de changer de modèle, afin de préserver la souveraineté du pays, son système de santé reconnu et son éducation gratuite. Au-delà de Cuba, Castro part aussi en laissant à son pays des alliés et des héritiers refusant l’hégémonie de Washington et du marché : Evo Morales, le président de la Bolivie et Nicolas Maduro, successeur de Chavez au Venezuela.

P. C.


"El Comandante. Fidel Castro 1926-2016".Un long format de la rédaction des informations de La Dépêche du Midi. 

Textes : Jean-Claude Souléry, Pierre Challier.
Photos : AFP, DR.
Mise en page : Philippe Rioux.
© La Dépêche du Midi, novembre 2016.