L'aventure
des monnaies locales

Monnaies locales
contre argent roi

Les crises financières qui secouent la planète depuis 2008 entraînent aujourd'hui le développement de nouvelles formes d’échanges, à l’échelon mondial.Parmi celles-ci, les monnaies locales complémentaires suscitent un intérêt croissant chez les citoyens ainsi que chez certaines collectivités.

Le refrain de Bécaud est connu.«L'argent, l’argent, tout s’achète et tout se vend». Mais comment continuer à acheter sans vendre son âme au marché globalisé et à la spéculation anonyme ? Ou, autrement formulé... Comment faire travailler les entreprises locales et acheter les produits de qualité et d’ici avec l’argent d’ici afin de refixer l’emploi au pays et construire un autre avenir que strictement marchand ? Bref, comment relocaliser l’économie ? Une question qu’un nombre croissant de citoyens se pose, à travers le monde. Et à laquelle certains choisissent de répondre en créant des monnaies locales complémentaires (MLC). 


Phénomène marginal ? Pas exactement. Selon le rapport demandé en 2014par Sylvia Pinel, la Ministre du logement, de l’égalité des territoires et de la ruralité et la Secrétaire d’état chargée de l’économie sociale et solidaire Carole Delga, remis en avril dernier par la Mission d’études sur les monnaies locales complémentaires et les systèmes d’échanges locaux, «on estime à plus de 5000 les initiatives monétaires de ce type à travers le monde (...) Elles sont le plus souvent nées de l’initiative de la société civile, mais trouvent désormais une réelle bienveillance de la part des collectivités publiques locales qui leur assurent même parfois un soutien décisif», notent les auteurs (1), analysant une «dynamique planétaire». 

Depuis 2008, les monnaies locales complémentaires ont doublé en Allemagne.

Car si les monnaies locales complémentaires ne datent d’hier elle ne sont pas non plus «folkloriques», ainsi que le démontre depuis 80 ans, le WIR, en Suisse. Né dans les années trente d’une innovation monétaire rendue nécessaire par la grande crise, il ne concerne certes que les échanges entre entreprises... mais celles-ci ne sont pas moins de 65000à toujours l’utiliser ! En Allemagne, pays de l’intégriste ministre des finances Wolfgrang Schäuble mais aussi du chimgauer, l’efficace monnaie régionale bavaroise ? Depuis 2008, les monnaies locales complémentaires ont doublé et l’on en dénombre désormais une soixantaine... tandis qu’en Grèce, elles sont passée de une à... soixante-dix aujourd’hui. 



De l’autre côté de la Manche, les Anglais ont aussi leurs exemples emblématiques, où le maire de Bristol perçoit la quasi-totalité de son indemnité d’élu en Bristol Pound, livre de Bristol que 10% des habitants de la ville utilisent. Quant à la France ? Les initiatives locales s’y multiplient aussi, parfois soutenues par une agglomération, un département et bénéficiant des dispositions de la loi Hamon, depuis un an. Preuve qu’aujourd’hui, ce mouvement dont les initiateurs ont été principalement les altermondialistes, les écologistes et les promoteurs des Systèmes d’échanges locaux (SEL), convainc désormais aussi certaines collectivités locales par son approche pragmatique, à dimension humaine. 



Dans notre Grand-Sud ? L’Abeille de Villeneuve-sur-Lot, le Sol-violette de Toulouse ou le Pyrène ariégeois, lancé le mois dernier, avancent et dans les Pyrénées-Atlantiques,il y a même deux MLC, désormais, l’Eusko et la T!nda (lire ci-contre) pour dire qu’une monnaie équitable est possible face à l’argent roi.

Pierre Challier 

(1)«D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité», par Jean-Philippe Magnen, vice-président de la région Pays de Loire et Christophe Fourel, chef de la mission analyse stratégique à la direction générale de la Cohésion sociale.

L'Abeille pionnière,
le Sol-Violette
et le Pyrène

En janvier 2010, l'association Agir pour le vivant a lancé L’Abeille à Villeneuve-sur-Lot, dans le Lot-et-Garonne et a fait figure de pionnière, en France, puisqu’ elle était alors la première a renouer avec la monnaie locale. échanger des biens et des services sans spéculation : pour ce faire, L’Abeille est une monnaie « fondante », en l’occurrence, elle perd 2% de sa valeur tous les six mois, ce qui rend la spéculation impossible.à l’instar de l’Eusko basque ou de la T!nda béarnaise elle s’échange à parité avec l’euro. Elle est actuellement acceptée par 167 commerçants, artisans et entreprises.


Le 20avril dernier, Blanquefort-sur-Briolance a été la première collectivité à adopter L’Abeille, la municipalité de ce village de 500 habitants ayant signé une convention avec Agir pour le vivant dans le but elle aussi de promouvoir l’économie locale. 

Lancé l’année suivante à Toulouse, le Sol Violette a fêté ses quatre ans en juin dernier.Cette monnaie locale complémentaire se définit comme une «monnaie d’échange éthique, un levier de développement pour le commerce dans le respect des femmes, des hommes et de l’environnement. Une monnaie toulousaine pour une économie saine».Au début de l’année il était accepté par 194 commerces de la capitale de Midi-Pyrénées (avec pour objectif 200 fin 2015) et était utilisé par 1 850 adhérents. 

A Montauban la monnaie locale s'appelle Sol-Olympe en référence à Olympe de Gouges.

A Montauban on relève également le Sol-Olympe et à Cahors, le projet Sol-Si.

Quant à la dernière née de ces monnaies locales, elle a vu le jour le mois dernier en Ariège : c’est le Pyréne, créé par l’association Monnaie 09. En circulation depuis le 4 juillet, symbolique date d’ouverture du Festival « Résistances » de Foix, il se présente sous la forme billets de 1, 2, 5, 10 et 20 Pyrènes, également au taux de conversion de 1 Py pour 1 €. 

Son utilisation pourra s’étendre dans l’année à l’ensemble du territoire ariégeois, au gré de son adoption et de son usage par les habitants. Attention ! Certains ne manqueront pas de s’interroger alors, quant à ces monnaies alternatives sur le BitCoin, la monnaie virtuelle d’internet...Eh bien le BitCoin est «une anti-monnaie locale», souligne le rapport sur «D’autres monnaies locales», car par définition le BitCoin est apatride et anonyme.

Béarn : on peut faire ses courses en T!nda

Bien en évidence devant les fruits et légumes, le tableau noir écrit à la craie rouge dit... «ici, c'est oui pour la T!nda !». L’annonce d’un nouveau produit bio en rayon ? Non.Mais d’une nouvelle monnaie locale complémentaire, celle qui circule depuis le 29 juin dernier en Béarn et la seconde, donc, à être désormais disponible dans les Pyrénées-Atlantiques après l’Eusko basque. Témoin ici, à Billère, dans cette BioCoop Panier du Béarn que dirige Stéphane Carlier depuis septembre 2014.La T!nda ou Tinda ? «Comme moyen de paiement, elle représente actuellement moins de 1% chez nous, mais accepter une monnaie locale est un acte militant pour 99,99% des magasins bio.


Dès qu’il y en a une dans une ville ou une agglomération, on en est car ça va dans le sens de ce que l’on défend, les circuits courts », explique le commerçant. Pour preuve cette dame venue aux renseignements et qui attend près de la caisse. «Je souhaiterais approvisionner un compte en T!nda avec prélèvement au fur et à mesure des courses de la famille», explique Isabelle Ferdinand à Stéphane Carlier qui lui répond sur le possible et le faisable. Ni «bobo», ni «baba», elle travaille chez Orange. Et pour elle, «consommer local est une démarche, une philosophie de vie.

«ça va dans le sens de ce que l'on défend, les circuits courts», explique le commerçant.

Alors comme la T!nda va dans ce sens, qu’elle permet de sortir du système bancaire traditionnel, je suis prête à y souscrire», précise-t-elle. à deux pas, en ce jour de canicule, Christian Hameau-Castevert déguste une citronnade maison et... boit du petit lait. Lui qui paye déjà ses courses en coupures colorées piochées dans sa liasse de 1,2, 10 ou 20 T!ndas.Salarié de l’association De main en main, il est en effet la cheville ouvrière de cette dernière née des monnaies locales complémentaires en France. Une casquette qui s’ajoute à d’autres pour ce militant du réseau alternatif en Béarn, également coordinateur de l’Association pour le Maintien d’un Agriculture Paysanne (AMAP) de Jurançon, à côté de Pau. Groupement d’achat éthique solidaire, cafés solidaire, jardins parcelles solidaires, Pau à vélo... et maintenant cette monnaie que chacun veut plus «tintante» que trébuchante, puisque telle est l’étymologie occitane de Tinda...


«Oui, c’est une monnaie militante et qui réunit des gens ayant déjà fait une approche des circuits courts et des solidarités locales, un socle d’ «amapiens» », confirme-t-il avec le sourire. Son but alors ? «Relocaliser l’économie», résume Christian Hameau-Castevert. Qui profite de la rencontre avec cette cliente intéressée pour lui tendre l’annuaire des prestataires agréés. Lequel va de «A la bonne page, achat et vente de livres et tableaux» à «William Dessene, psychologue clinicien», en passant par Emmaüs voire même un coiffeur «bio», pour dames et surtout par une centaine d’autres commerçants, artisans, apiculteur, boulanger bio, fromager, plombier, restaurateur professionnels des soins alternatifs ou associatifs. 

«Le principe est simple et peut-être assimilé à celui des tickets restaurant.Vous adhérez à l’association De Main en Main, vous recevez la carte que vous présenterez pour toute transaction, puis vous échanger vos euros contre des T!ndas dans les comptoirs d’échanges répertoriés sur l’annuaire.Un euro équivaut à une T!nda et vous achetez au même prix qu’en euro avec vos billets-coupons de 1, 2, 5, 10 ou 50 T!ndas», explique-t-il. 

«Un euro équivaut à une T!nda et vous achetez au même prix qu'en euro avec vos billets coupons»

«Par contre la manœuvre inverse de reconvertir les T!ndas en euros n’est pas possible pour le client, seulement pour le prestataire qui paye alors 2% de commission, car le but, c’est justement de faire circuler notre monnaie locale au maximum», prévient-il aussi. Bien. Mais quel bénéfice pour le vendeur ?«La notoriété, de nouveaux clients aussi, qui lui viennent du réseau grâce à l’annuaire», répond Christian. Quant au client ?«Certains leur font parfois des remises de 5à 10% s’ils achètent au rayon T!nda». Mais même sans remise à la caisse, Stéphane Carlier contaste pour sa part que «ça marche». «C’est amené à se développer, on le voit tout de suite : en un mois, j’ai déjà fait rentrer deux fois des T!ndas pour l’équivalent de 1500€ en tant que lieu de change pour les usagers et j’ai fait quatre adhésions », précise-t-il. 

Des citoyens «motivés par cette révolution discrète qui veut se réapproprier la monnaie et réancrer dans le local les échanges», résume Christian. Pour l’heure ?90000€ émis en 30000 coupons béarnais et environ 100 prestataires pour 350 usagers... à Pau, Oloron ou Salies-de-Béarn, c’est encore loin de l’Eusko des voisins basques, qui en sont à 350000€, 4000 adhérents et passent au numérique, concède Christian Hameau-Castevert. Mais lancée, la T!nda devrait bientôt être le premier étage d’une fusée dont le projet sera aussi de faire du micro-crédit en plaçant une partie des fonds collectés en euros, «afin de permettre des prêts bancaires anti-spéculation.L’argent travaillera ainsi deux fois, sur le circuit court et pour le développement local», conclut Christian.

Pierre Challier

«Retrouver prise sur le pouvoir de la monnaie»

Christophe Fourel est co-auteur du rapport «D'autres monnaies pour une nouvelle prospérité.»


Comment analysez-vous l'essor des monnaies locales complémentaires ? 

Leur essor vient du fait que les citoyens ont compris aujourd’hui qu’ils pouvaient avoir prise sur la création monétaire et améliorer ainsi leur milieu de vie par le développement d’une économie plus respectueuse de l’environnement et des formes de solidarité que l’on peut développer au niveau local. Ils ont aussi compris que la cohabitation de plusieurs monnaies était possible et n’était pas un obstacle à ce développement local harmonieux, que c’était sans doute même un atout pour l’amplifier. Pour preuve, de nombreuses collectivités territoriales ont apporté leur soutien à ces initiatives citoyennes et font même la promotion de ce type de système monétaire qui renforce également le sentiment d’appartenance à un territoire. Je pense notamment au SoNantes, la MLC de la région nantaise ou au Galléco expérimenté actuellement en Ille et Vilaine . 

Peut-on parler d’une monnaie vertueuse par opposition aux monnaies spéculatives ? 

Oui. C’est vrai que l’euro est la monnaie légale permettant d’acheter tout ce que l’on veut et qu’il peut être thésaurisé alors que la monnaie locale, elle, est « fondante » : elle perd de sa valeur au fil du temps et ne peut pas être thésaurisée, c’est-à-dire désirée pour elle-même. Or c’est justement pour cela qu’elle favorise l’échange donc le développement puisqu’elle ne sert qu’à ça. Et comme elle a une validité sur un territoire limité, elle apparaît comme un moyen beaucoup moins anonyme donc beaucoup plus humain de développer les échanges locaux. 

C’est donc rendre à la monnaie sa dimension politique, au sens strict du terme ? 

Absolument. Les MLC présentent-elles des risques pour l’usager ? Il y a bien sûr les risques de contrefaçon, de blanchiment ou d’évasion fiscale, comme pour toutes les autres monnaies. Mais s’agissant des MLC, ils sont extrêmement faibles, car ce sont des systèmes très localisés et qui représentent des masses monétaires en circulation assez faibles. D’ailleurs, s’agissant du blanchiment, il y a beaucoup plus de risque en utilisant le bitcoin virtuel qu’une MLC. Ces risques sont d’autant plus limités que la loi Hamon, adoptée l’été dernier, reconnaît désormais les monnaies complémentaireset limite d’éventuelles dérives. 

Quels sont leurs avantages, à présent ? 

Ils sont de plusieurs ordres.Selon moi, il y a d’abord une dimension d’éducation populaire. À travers la mise en place d’une monnaie, on fait en sorte que les citoyens s’interrogent sur les mécanismes de création de la monnaie et sur ce à quoi elle doit servir pour le bien public. C’est une dimension pédagogique tout à fait intéressante.Elles permettent ensuite de dynamiser les échanges locaux au bénéfice des populations et transforment les pratiques de l’échange en refusant l’accumulation de la richesse. Elles peuvent donc favoriser le développement économique et social d’un pays. 

Quel avenir pour ces monnaies complémentaires dans une zone euro secouée par la crise grecque ?

Difficile de faire un parallèle, mais il faut d’abord souligner que la quasi-totalité des promoteurs de MLCne veut pas la disparition de l’euro puisla plupart s’y adossent. Cela dit, il me semble que ce qui est en train de se passer autour de la crise grecque stimule la volonté des citoyens de comprendre et de s’approprier les mécanismes de la création monétaire. Là, il y a peut-être un effet collatéral de la crise qui pousse les citoyens à s’interroger sur le pouvoir de la monnaie et la possibilité de favoriser l’innovation monétaire au service d’un développement plus humain. 

Propos recueillis par Pierre Challier

Le projet Mipys

En 2013, le maire du Séquestre et conseiller régional Gérard Poujade a publié chez Privat son projet de monnaie complémentaire régionale conçu comme un outil économique au service du développement local. 

«Une monnaie régionale, une monnaie anticrise» reprenait alors le principe d'une monnaie «fondante» mais en allant plus loin, puisqu’au-delà de la consommation, l’enjeu était pour lui de développer aussi l’emploi local, la proposition étant alors de créer le Mipys pour Midi-Pyrénées, dans la lignée du Res belge qui existe depuis 1996 ou du WIR suisse, beaucoup plus ancien, voire de la livre de Lewes, en Angleterre. 


L’autre idée du Mipys était aussi de financer la rénovation énergétique en favorisant les entreprises les entreprises locales d’isolation et en proposant des prêts à 0% à ceux qui voulaient rénover leur habitation.


Textes : Pierre Challier
Mise en forme : Philippe Rioux