Que reste-t-il de Franco ?

Les fantômes du Caudillo
Reportage de Pierre Challier

Le 20 novembre 1975 mourait Francisco Franco Bahamonde au terme d'une longue agonie. La fin d'une dictature de presque quarante ans. Quarante ans après ? Certains fantômes encombrants du Caudillo hantent toujours l’Espagne. 

Il est 5 h 20, ce matin là… Une journée grise et froide de novembre commence à Madrid. Une vie s’achève à l’hôpital de La Paz. Franco est mort. Enfin. « Maladie de Parkinson, cardiopathie, ulcère digestif aigu et récurrent avec hémorragies abondantes et répétées, péritonite bactérienne, insuffisance rénale aiguë, thrombo-phlébite, broncho-pneumonie, choc endotoxique et arrêt cardiaque », énumère le bulletin médical… lequel par ce tableau macabre peint plus que la longue agonie de l’impitoyable dictateur : l’acharnement médical sans précédent dont il vient de faire l’objet. Pour le faire durer… tandis qu’en coulisses s’activait le « Bunker », clan de son épouse Carmen Polo tentant par tous les moyens d’écarter Juan-Carlos de Bourbon au profit de son cousin Alphonse, mari de la petite fille du Caudillo. 

20 novembre, date symbolique

Succession de délires opératoires sur un vieillard de 40 kg, reliques entourant le lit, rien n’y a fait. Finalement, sa fille Maria del Carmen, "Nenuca", obtient qu’on le laisse mourir. 

Et ce sera au « hasard » ce 20 novembre… jour symbolique pour la dictature puisque le fondateur de La Falange, José Antonio Primo de Rivera avait été fusillé un 20 novembre 1936 ; La Falange l’un des piliers du féroce régime national-catholique institué par le général légionnaire. Le président du gouvernement, Arias Navarro annonce la nouvelle. Rues muettes. Puis la foule pour défiler devant le cercueil et 100 000 personnes pour l’accompagner jusqu’au caveau de la Vallée des Morts, scellé d’une tonne et demie de pierre. Et de plus lourd encore, pour les décennies à venir : le poids du silence imposé aux mémoires… entraînant le ressassement d’autres deuils, chez ceux qui n’ont pas eu le droit d’enterrer leurs morts, républicains jetés aux fosses communes. 

« Aucun oubli ne peut se fonder
sur la haine ». Michel del Castillo 

« Aucun oubli ne peut se fonder sur la haine », écrit Michel del Castillo en conclusion de son livre sur Le Temps de Franco. Tout le problème du blanchiment de l’Espagne noire que représentera ensuite la transition démocratique. « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change », résumait déjà le Tancrède du Guépard à son oncle, le Prince. Les élections démocratiques ne changeront aucun conseil d’administration. Ceux qui ont prospéré, notamment grâce à l’exploitation gratuite des prisonniers républicains réduits en esclavage ? Chut... Puisque les bourreaux « pardonnent » aux victimes, à condition que celles-ci ne revendiquent rien, surtout côté dédommagement… quitte à attiser une légitime haine de l’oubli. 

L’ADN du Parti Populaire

Aujourd’hui ? Lorsqu’on se balade Puerta del Sol ou plaza de Lavapiès à Madrid et partout ailleurs en Espagne, difficile de penser à Franco en voyant les jeunes faire la fête le soir, danser, se rouler un pétard et mieux si affinités. Difficile de penser à Franco, oui, en constatant aussi les victoires des coalitions de gauche autour de Podemos aux municipales, à Madrid, à Barcelone, les avancées sociétales réussies sous les gouvernements socialistes de Gonzàlez et Zapatero. Quatre décennies, la Movida, Almodovar, une expo universelle, les Jeux Olympiques et les Indignados sont passés par là. Mais l’amnésie organisée a pourtant laissé ses miasmes, aussi. 

Que reste-t-il de Franco ? La question n’est pas si anodine ni folklorique à un mois des élections générales espagnoles, dans une Europe en pleine droitisation. Dénis de justice, loi « baillon », mise au garde à vous de l’information, instrumentalisation de la Catalogne pour réveiller le sentiment nationaliste de la « vieille Espagne » et éventuellement remporter la mise le 20 décembre prochain… 

Les fantômes du Caudillo

Franco est mort. « Mais qui va le lui annoncer ? », s'interrogent terrifiés ses ministres dans la pièce à côté. 20 novembre 1975 : la blague que se chuchotent les plus insolents à Madrid. Dire la peur qu'inspire encore le cadavre du Caudillo au bout de ses tuyaux.

Novembre 2015... Sur la couverture en vitrine du vendeur de journaux, une main décharnée et griffue sort de la tombe entrouverte de Francisco Franco et prévient menaçante : « C'est fini le bordel ». Mongolia, magazine satirique, fils du Canard Enchaîné et de Charlie Hebdo, est le premier à souffler d'un éclat de rire les 40 bougies sur le cercueil du général. Mais de là à plier en quatre toute l'Espagne...

Que reste-t-il de Franco ? La question divise encore le pays aujourd'hui. Entre ceux qui ne savent pas ou s'en foutent. Ceux qui refusent de savoir. Et ceux qui veulent la vérité. Métro Moncloa à l'entrée ouest de Madrid. Au bout de la calle de la Princesa, une Minerve en armes, casquée sur son quadrige, domine l'Arco de la Victoria, ignorant le délabrement de l'esplanade vide devant elle, jonchée de bouteilles de bière fracassées. Un jeune couple flâne au soleil. Joaquim est avocat, Monica prof, ils ont 28 ans. Ce monument martial ? Cette arche au pied de laquelle dort désormais un SDF ? Ils se regardent, interrogatifs. Et tombent d'accord pour dire « Je ne sais pas... » Puis hasardent, « ça a à voir avec la guerre civile, non ? ».

Cinquante mètres derrière arrive un couple de septuagénaires à l'élégance surannée. Isabel tient son mari d'une main, son chapelet dans l'autre... et le laisse répondre. « Les jeunes ne savent rien, c'est un défaut d'éducation alors qu'ils devraient connaître l'histoire. Ce n'est pas l'arc de triomphe de Franco, c'est le monument qui marque la fin de la guerre, pour tous », affirme José, 77 ans, docteur en droit. Les livres mentiraient donc ? Lorsque les historiens expliquent que le général a justement fait ériger cet Arco de la Victoria au début des années cinquante, pour célébrer sa victoire et l'écrasement des Républicains par les troupes des putschistes, au terme d'une guerre totale... Et qu'il est ici parce que ce quartier emblématique de la Cité Universitaire fut une terrible ligne de front de 1936 à 1939. Problème de mémoire historique ? « Franco, c'est tout ce que trouve la gauche comme argument pour revendiquer. Franco fut un dictateur, mais il a surtout été un bon gouvernant, un grand dirigeant. Pour nous, c'est un bon souvenir en termes de sécurité dans la rue, de bonne éducation et l'économie était meilleure qu'aujourd'hui », tranche José. Isabel approuve de la tête. Mais ils préfèrent ne pas donner leur nom de famille.

Assis sur un banc, trottoir d'en face, Javier Romero lit le journal au cœur de ce décor purement franquiste. Outre cette « Porte de Moncloa », autre nom de l'arc, il y a là le ministère de l'Air, bâti sur le modèle de l'Escorial par l'architecte Soto, en 1942. Avec en face le monument à la mémoire de Ramon Franco, frère cadet du dictateur et prestigieux pilote. Plus célèbre que lui en 1926 lorsqu'il traversait l'Atlantique sud à bord de son Dornier Wal, le Plus Ultra tandis que Francisco devenait le plus jeune général d'Espagne après ses succès légionnaires au Maroc à la tête des banderas. Etonnant Ramon Franco, aussi turbulent et anticonformiste que son aîné était froid, distant et légaliste, en ce temps. Ramon, qui fut même un temps comploteur républicain anti-monarchiste... Enfin, bref. Ce qu'il pense de l'Arcos de la Victoria, Javier ?

« Il n'a plus aucune raison d'être là. Tous les symboles franquistes devraient être détruits », estime ce fonctionnaire du ministère de la Défense, bossant dans un collège militaire. « Franco, pour moi, ça reste un dictateur mais les jeunes ne savent plus rien », statue-t-il également. « Les fusillés par dizaines de milliers, les disparus, les fosses communes, les enfants volés... la majorité des Espagnols ne veut pas savoir, parce qu'il y avait la complicité de l'église catholique, des bonnes sœurs, concernant les gosses. Le seul qui a essayé, c'est le juge Garzòn, mais le pouvoir l'a viré pour son indépendance, parce qu'il cherchait la vérité et qu'il était honnête ». « L'oubli organisé » : ce qui reste de Franco, constate la gauche. « La paix, le développement d'une classe moyenne et de l'économie espagnole après la ruine de la guerre», conteste la droite. Laquelle refuse de s'attaquer aux symboles laissés par le franquisme.

 Il n'a plus aucune raison d'être là. Tous les symboles franquistes devraient être détruits », estime ce fonctionnaire du ministère de la Défense, bossant dans un collège militaire. « Franco, pour moi, ça reste un dictateur mais les jeunes ne savent plus rien », statue-t-il également. « Les fusillés par dizaines de milliers, les disparus, les fosses communes, les enfants volés... la majorité des Espagnols ne veut pas savoir, parce qu'il y avait la complicité de l'église catholique, des bonnes sœurs, concernant les gosses. Le seul qui a essayé, c'est le juge Garzòn, mais le pouvoir l'a viré pour son indépendance, parce qu'il cherchait la vérité et qu'il était honnête ». « L'oubli organisé » : ce qui reste de Franco, constate la gauche. « La paix, le développement d'une classe moyenne et de l'économie espagnole après la ruine de la guerre», conteste la droite. Laquelle refuse de s'attaquer aux symboles laissés par le franquisme.

LE DERNIER MEDAILLON D'OVIEDO

Oviedo, capitale des Asturies... Ici a grandi la bigote Maria Carmen Polo y Martinez Valdès. Ici en 1923 Francisco Franco l'a épousée en l'imposante cathédrale, parrainé par le roi d'Espagne Alphonse XIII, grand-père de Juan Carlos. Ici, plus jeune général de son temps, promu pour sa témérité et son absence de pitié dans l'aventure guerrière du Rif marocain, il a commandé depuis Madrid la sanglante répression de l'insurrection révolutionnaire des mineurs asturiens, en octobre 1934. Ici, appelé à gérer la crise par le gouvernement républicain de droite alors au pouvoir, il a envoyé ses troupes coloniales et le futur boucher de Badajoz, son fidèle Yaguë. Au moins 1300 tués, 7000 blessés, 30 000 prisonniers politiques et la torture.

Ici ? Au mur du remarquable musée de la ville et en marge des traditionnelles descentes de croix meublant les églises, c'est un pendu rendu à sa famille qu'a peint en 1944 Germàn Horacio sous le titre Nuevo Descendimiento et qui rappelle les suppliciés d'après, ceux de la guerre, ceux de l'Espagne nationale-catholique du Caudillo qui ignorait la spiritualité d'El Greco, accroché quelques pièces à côté, le pardon dans les yeux de ses apôtres, de son Saint-Pierre empathique, voisin des doux seins tentateurs d'une Madeleine faussement pénitente de Miranda, des sublimes lumières de Sorolla célébrant la vie, de l'univers onirique et surréaliste d'Aurelio Suarez, de Salvador Dali.

Ici, enfin... malgré la loi de Mémoire de 2007 du gouvernement socialiste de José Luis Zapatero qui prévoyait la reconnaissance partielle des victimes du franquisme et le retrait des symboles franquistes de l'espace public, figurait sur un obélisque érigé en 1978 à la mémoire du Caudillo, place d'Espagne, l'un des derniers médaillons si ce n'est le dernier médaillon du dictateur, visible dans le pays, après le transfert de ses statues équestres à l'abri des regards dans des enceintes militaires, au Ferrol, par exemple, sa ville natale, ou à Saragosse « son » académie militaire.

« Tant que le Parti Populaire a été à la tête de la ville, soit 24 ans, Franco est resté là, malgré plusieurs tentatives de le retirer. La droite ne le revendiquait pas officiellement, mais il y avait toujours une petite coterie pour le défendre », explique devant le monument Alonso Quijano, 68 ans, fonctionnaire à la retraite qui rentre chez lui, un pain sous le bras. Fin mai, aux dernières élections municipales, la mairie a changé. À la tête d'une coalition de gauche, le candidat du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) Wenceslao Lòpez a été élu maire. La justice avait tranché pour le retrait. « L'une des premières décisions municipales a été de retirer le médaillon », poursuit Alonso, pointant la discrète trace verte laissée par le profil de bronze enlevé le 8 juin, auréole fantôme au dessus d'une beaucoup plus récente couronne aux couleurs espagnoles saluant les « défenseurs de la patrie ».

LA DIVISION MEMORIELLE DE L'ESPAGNE

« Le franquisme ne représente plus rien aujourd'hui, le 20 novembre ne parle plus qu'à quelques nostalgiques », estime cependant Alonso, mais « la division mémorielle de l'Espagne reste très présente. Cette histoire n'est toujours pas étudiée, chaque camp reste sur sa propre analyse et la majorité des jeunes ne savent pas ce qu'a fait Franco. En 1990, pour les 15 ans de sa mort, un sondage faisait déjà apparaître que ça ne leur évoquait plus rien, sauf pour un, se souvenant qu'il avait interdit les jeux » .

Luna, 28 ans, passe par là. Piercing, bandeau dans les cheveux, elle s'occupe de personnes âgées. « Je ne savais pas qu'il y avait là un médaillon de Franco mais on aurait dû l'enlever il y a déjà longtemps, ça reste une honte pour notre histoire », commence-t-elle. Ce qu'elle sait de lui ? « Un dictateur... mais pour les jeunes, ça dépend beaucoup du professeur, du lycée... si jamais c'est abordé, quand c'est abordé. Et puis c'est à un âge où on n'accorde pas beaucoup d'importance à ça... Pour moi, Franco, c'est la barbarie, quelqu'un à haïr et le Parti Populaire, aujourd'hui, c'est son prolongement, son héritier. Il ne faut pas oublier qui était Manuel Fraga, son fondateur, qui est resté 15 ans à la tête de la Galice, nos voisins », poursuit-elle, se revendiquant anarchiste.


Manuel Fraga... De sincères racines franquistes ne sont surtout pas rédhibitoires pour faire carrière à droite, dans l'Espagne issue de la « transition démocratique ». Enfouie, la mémoire a permis la banalisation de la dictature par ses héritiers recyclés en élus, version : « un mal peut-être, mais un mal nécessaire pour sortir du chaos laissé par la République », plaident-ils, en général. Président fondateur du Parti Populaire avant de laisser la place à José Maria Aznar, chef du gouvernement espagnol de 1996 à 2004, Manuel Fraga a été ministre du tourisme et de l'information de Franco de 1962 à 1969 avant d'être ministre de l'Intérieur de 1975 à 1976, Juan-Carlos devenu roi. Quant à José-Maria Aznar, encore jeune militant, il protestait qu'on puisse vouloir débaptiser les rues portant des noms à la gloire du régime dictatorial. Pris au comptoir de l'hôtel, le plan du Madrid d'aujourd'hui les affiche toujours.

Certes, Manuela Carmena, ancienne juge « rouge » et la nouvelle maire soutenue par Podemos, entend accélérer la « défranquisation » des rues et des bâtiments de la capitale depuis qu'elle a succédé au printemps dernier à Ana Botella, la propre épouse de José Maria Aznar, fidèle aux idéaux de son mari. Mais d'ici à ce que l'impression du dépliant corresponde à la réalité... Ainsi la calle du general Yaguë débouche-t-elle toujours sur le Paseo de la Castellana à deux pas du stade Bernabeu, temple du foot où certaines tribunes manifestent encore régulièrement leurs nostalgies. Régime et Real : vaste sujet, d'ailleurs, l'envers du maillot blanc. Pour qui sait comment se construisirent certaines fortunes, notamment dans ce secteur du BTP auquel appartient Florentino Pérez, son président.

S'interdire tout amalgame n'empêche pas d'avoir vu des films. Les Ombres de la Mémoire... Le documentaire de Dominique Gautier et Jean Ortiz raconte, par exemple, comment en récompense de leur soutien financier, les grands propriétaires andalous se virent offrir un canal d'irrigation vital pour leurs cultures et leurs profits, sans bourse délier, puisque creusé par les prisonniers républicains. Comment ces mêmes travailleurs esclaves permirent de grands travaux quasiment gratuits et donc comment se firent d'énormes bénéfices pour les familles d'investisseurs ressortissant au premier cercle du régime. Rouvrir les fosses communes ? Ce serait alors rouvrir aussi un dossier encore plus gênant que des dizaines de milliers de morts, pour les possédants... ce serait ouvrir la porte à d'éventuelles demandes de dédommagement, toucher au saint des saints : l'argent. Les noms des conseils d'administration et du Parti Populaire se croisant régulièrement, il ne saurait en être question. Mais revenons-en au Paseo de la Castellana... N'avait-il pas lui-même, en son temps, était rebaptisé en l'honneur du « généralissime » Franco ?

Ecoutez-le, d'ailleurs. Sa voix de fausset résonne sur l'immense avenue, ce 19 mai 1939 tandis qu'il salue ses troupes et prévient les Madrilènes en cette formule châtiée inspiratrice de la une de Mongolia : « C'est fini les jours faciles et frivoles où l'on ne vivait que pour le temps présent ». Non, il n'aime pas Madrid, s'en méfie. Cette ville que son père libre penseur, noceur et coureur a préférée à sa mère, à leur famille et à leur « ghetto militaire » du Ferrol natal, pour reprendre l'expression de Bartolomé Benassar. Franco « militaire chimiquement pur », tel que le résumait un prêtre le connaissant depuis l'enfance, rappelle également Michel del Castillo dans son récit sur « Le Temps de Franco ».

Mais les rues peuvent bien continuer à changer de nom. Reste l'architecture sur Gran Via. Les 117 mètres de l'Edificio España, qui date des années 50, par exemple... Des volumes et proportions de gratte ciel à l'américaine que n'auraient cependant critiqués ni Berlin, ni Rome, ni Moscou, dans les années 30. Toujours aussi vide, il est toujours aussi fermé, l'Edificio. Mais désormais propriété d'un milliardaire chinois actionnaire de l'Atletico, dont est aussi fan ce jeune phalangiste, là. Car le joug et les flèches de La Falange ne demeurent pas que sur les anciennes constructions du ministère de la Vivienda, du logement.

LA FALANGE

La Falange ? L'oeuvre de José Antonio Primo de Rivera. Sur un abribus d'une route perdue des Asturies, un récent bombage invite à la rejoindre, quelques kilomètres en contrebas d'un monument, privé, à la mémoire de combattants républicains tombés là... et qui rappelle aussi par sa présence que dans ces montagnes sauvages, les maquis anti-franquistes luttèrent les armes à la main jusque dans les années cinquante, comme en Aragon, Cantabrie, Galice.

La Falange Española... La « FE » comme « foi »... Arriba España ! Pour cri de guerre. D'inspiration fasciste et nationale-syndicaliste, elle naît au début des années 30. Certes son chef, José Antonio, fils du dictateur Miguel Primo de Rivera, n'aime pas franchement Franco. Et réciproquement. Certes, il n'a fait que 0,7 % aux élections de 1936... mais fusillé le 20 novembre par les Républicains, il a été élevé au rang de martyr et ses troupes sont devenues l'un des socles du régime franquiste, son bras armé, quand bien même les plus révolutionnaires se seraient bien vu éliminer ce Caudillo, traître à leurs yeux aux idéaux de « José Antonio ».

Franco ? « Il n'était pas aussi mauvais que ce qu’en disent les livres d’histoire », estime Pablo Reinoso, 19 ans. Près de Gran Via, au cœur de Madrid, à deux pas d’une devanture de strip-tease, un immeuble anonyme de la rue Silva. Au quatrième, le siège discret de La Falange. Plus par manque de moyens que par volonté de ne pas s'afficher : autrefois incontournable symbole de l’extrême droite, elle pèse en effet un millier de militants encartés désormais. « Ici, à Madrid, nous sommes une centaine et nous, les jeunes, environ une soixantaine", précise Pablo. Accueil souriant, courtois, ils sont quatre ce soir et Pablo a reçu l'autorisation de parler "mais je ne m'exprimerai qu'en mon nom propre, pas au nom de La Falange”, précise le jeune homme à la carrure imposante, fils d'un couple de médecins et qui se destine à devenir avocat.

Drapeaux rouge et noir frappés du faisceau de flèches, drapeaux espagnols arborant l'Aigle... ou rien du tout, pour se démarquer des Bourbons et des franquistes, portraits et buste de José Antonio Primo de Rivera conforme à l’esthétique fasciste des années trente, tracts... «Pour la patrie, le pain et la justice », proclame La Falange. Anticapitalisme et bénéfices du travail aux seuls travailleurs mais antimarxisme, aussi, “car les moyens de production doivent restés privés” : le message que Pablo veut retenir et qu'il prend le temps d'expliquer, soulignant la dimension quasi “métaphysique” des phalangistes dans leur recherche de transcendance au service de l'Espagne, la patrie. D'ailleurs, il méprise les nationalistes. “Nous sommes patriotes, pas nationalistes, le nationalisme est un fanatisme.”

Quant à la mémoire du général... « vous allez être déçu, ce n'est pas le bon endroit » sourit Pablo. « Ici, c’est la tradition révolutionnaire de La Falange : le 20 novembre, nous célébrons José-Antonio, pas Franco », explique-t-il, montrant sur son portable une photo de 1977 où des phalangistes réclament sur une banderole « l’amnistie » pour José-Antonio « dans sa prison franquiste de Los Caidos », où il est enterré à côté du Caudillo.

Certes. Mais La Falange a aussi exécuté les basses oeuvres du régime, non ?« C’est une organisation humaine, comme tout le monde à l’époque, des gens ont fait de mauvaises choses », concède Pablo, mais se défendant : « chez nous, beaucoup en veulent aussi à Franco de la mauvaise image de La Falange. Des crimes qu'on lui a imputés, dont on l'a accusée, ont été commis par ses propres troupes ».

Pablo, 19 ans... Dans Les Grands Cimetières sous la Lune, Bernanos dépeint les jeunes idéalistes de La Falange, leur enthousiasme, son fils ne les a-t-il pas rejoints lui aussi animé par un idéal de justice ? Avant de déserter, confronté aux crimes que le franquisme multiplie, à Majorque où réside l'écrivain, les exécutions sommaires le long de murs ensanglantés. Les Grands Cimetières sous la Lune... dénonciation de l'Espagne noire, prémonitoire de l'embrasement mondial. L’usage de la violence serait-il encore légitime aujourd’hui ? «Dans certains cas, oui... Le point délicat, c'est toujours quand on croit détenir la vérité et qu'on pense avoir le droit d'utiliser la violence », réfléchit Pablo. « Mais José Antonio voulait la justice, pas la haine », corrige-t-il, racontant l'image mythique du chef originel, face à son peloton d'exécution : « Il a dit : « Je veux que mon sang soit le dernier versé dans cette guerre fratricide ». Franco, on l'aime ou on le hait : José-Antonio, lui, a gardé une bonne image, même pour certains, même à gauche, car il avait un programme social pour rendre la terre à ceux qui produisent » , assure Pablo. De quoi terroriser les grands propriétaires.

LA MESSE DE LA PEUR

Dehors, la Puerta del Sol est bien loin de tout ça. Vendredi soir... Personne ne sait encore le massacre en cours à Paris, au nom de Dieu. Expiation. Extermination... Croisade contre les mécréants. Croisade contre les « rouges » pour purger l'Espagne. Calvo Sotelo, leader monarchiste des droites reconnu par le régime comme le premier « martyr » de cette croisade d'une nouvelle « Reconquête » pour avoir été assassiné par des militants républicains le 13 juillet 1936, a encore ici ou là sa rue.

Mais la quintessence de l’inscription du franquisme dans le paysage est à 50 km de là, au dessus de l'emblématique palais « monastère », palais « nécropole » de Philippe II, roi du Siècle d'Or, roi caché, roi secret, roi bigot, roi de l'Inquisition triomphante, des bûchers, des autodafés... El Valle de los Caìdos, littéralement, « la vallée de ceux qui sont tombés », creusée et bâtie pour rendre hommage aux « héros et martyrs de la croisade », combattants « nationaux » tués durant la guerre. Venant de Madrid et à peine passée la petite ville, une route part sur la gauche. Un péage en défend l'entrée. 9€ par personne pour rendre visite à Franco. Pardon, à ce « monument national », précise la dame tendant le ticket et précisant les horaires de la messe pendant lesquels José-Antonio Primo de Rivera et Francisco Franco sont inaccessibles en la basilique. Avec l'amie madrilène, ça fera 18 €. Cette dernière n'en revient pas. Peste. « Payer pour ça ! La tombe d'un dictateur ! Décidément, c'est tout le P.P., ça ». Immense, la croix domine le monastère construit à son pied ainsi que le parvis et la nef et écrase tout El Valle de los Caìdos, « vallée des morts ». Cette basilique souterraine où gît donc le Caudillo derrière l’autel, « José Antonio » accueillant le visiteur devant. Chacun avec son petit bouquet rouge et blanc. « Pas de photos, pas de photos », houspillent les gardiens, pressant les visiteurs de laisser la place. L’office de 11heures commence. Justement là pour ça.

« Famille Opus Dei, derrière nous. La dame, là, une ancienne des jeunesses phalangistes féminines, à droite. Regarde ceux qui s’agenouillent, c’est le rite d’avant Vatican II », décrypte l’amie espagnole. Le gamin de devant n’en joue pas moins avec le portable de sa mère. Environ 200 personnes sont là, recueillies. Avec quelques touristes qui se sont laissé prendre. L'une déplie son éventail pour tromper son ennui. Lecture de l’Apocalypse au lendemain des attentats de Paris. Messe de la peur, de la comparution universelle des pêcheurs, d'un Christ plus juge et vengeur que rédempteur... « J'ai quinze ans de messes derrière moi, ma famille était pratiquante et et j'y suis allée jusqu'à l'adolescence, mais ça, je n'ai jamais vu, jamais entendu, c'est tellement vieux jeu, d'un autre temps... », murmure l'amie. Un bébé hurle derrière, ramenant une touche d'humanité dans ce théâtre où le rituel a depuis longtemps tué le spirituel... «Pour l’Espagne, la démocratie, la paix, la concorde (...) nous te prions » conclut le prêtre, sans oublier la famille. Presque tout le monde va communier. Puis échange des gestes de fraternité.

Direction la sortie de cet immense ossuaire... Ici, l’administration a comptabilisé 33847 restes mortuaires. Pour faire masse, Franco y a aussi fait jeter des milliers de Républicains sans l’accord de leurs proches. « C’est important de venir à la messe ici. Los Caidos, c’est une idée personnelle de Franco pour inclure tous les combattants, mais avec l’autorisation des familles », réécrit l’histoire un vieux phalangiste.

Lui est originaire d'Alicante. Mais il a déménagé exprès pour vivre au plus près de l'Escorial et de Los Caidos. Il se présente ancien officier, ancien professeur de droit, et refuse lui aussi de donner tout nom, tout prénom. Très âgé mais sans doute pas tout à fait assez pour être une authentique « Vieille Chemise », un phalangiste de la première heure, il conteste que « José-Antonio » soit ici «prisonnier » du franquisme. « Ceux qui vous ont dit ça racontent n'importe quoi. » N'en demeure pas moins qu'il est tout heureux de pouvoir raconter comment il a fait partie des 100 phalangistes qui, le 20 novembre 1957, lors de la cérémonie à l'Escorial à la mémoire de José-Antonio, tournèrent en bloc le dos à Franco pour marquer leur mécontentement quant à l'une de ses décisions. Façon de rappeler qu'eux, dans cette Espagne qu'ils avaient contribué à terroriser, étaient les seuls à ne pas craindre le Caudillo.

L'ARBRE, LA CROIX, LES MORTS

Presque 20 ans de travail-esclave pour achever tout ça, inauguration en avril 1959, transfert en grande pompe des restes de José Antonio le 20 de la même année. Les centaines de travailleurs forcés républicains morts durant la construction du lugubre monument ? Il balaie tout ça d’un revers de main agacé. « Zapatero ! La loi de Mémoire, c’est un truc de franc-maçon, pas de catholique ! ». Ici, les prisonniers avaient un statut quasi esclave : l'Etat reprenait 76 % du salaire de misère qui leur était versé, précise le professeur José Maria Callejon, dans le livre qu'il a consacré à El Valle de Los Caïdos. Et sur 33 847 corps, 20 000 n'ont jamais été identifiés. Touristes chinois autour de la tombe du chef phalangiste, visiteurs jetant un coup d'oeil curieux et participant à la cohorte des 450 000 qui en font autant tous les ans... ou qui se recueillent un instant sur la tombe du dictateur écrasée par un Christ de jugement dernier...


« No photo, no photo », répète sans arrêt la gardienne. Un homme s'approche avec autorité d'elle et de l'autel, vous fait signe aussi d'écouter. « Vous voyez la croix, là avec le Christ, eh bien c'est Franco lui même, lui en personne qui a coupé l'arbre pour le bois qui a servi à la faire », explique-t-il.

Comment le sait-il ? « J'étais officier de sa garde, je suis général, mais à la retraite», poursuit-il, ne voulant donner que son prénom, Gonzalo. Franco... « Le meilleur chef d'état qu'on ait eu en Espagne. Tout le monde était ruiné, pauvre, il a recréé une classe moyenne et il était très religieux. Pendant quatre ans, j'ai été très fier de le servir dans sa garde, militairement », se félicite-t-il. Il réfléchit. Puis ajoute en souriant, «Vous savez, Franco, en Espagne c'est comme de Gaulle pour vous en France ». Se souvient-il du 20 novembre 1975 ? « L'immense tristesse. Je ne peux pas oublier. Mais mon premier sentiment a été la peur, la peur du retour de la guerre civile. »


Sur le parvis, un couple âgé s'éloigne. Ils ont assisté à la messe. Ancienne fonctionnaire internationale, elle parle impeccablement français. Ancien ingénieur ayant travaillé chez Matra et Airbus, il salue Toulouse. Ils aiment l'endroit, la vue, le calme. Disponibles, bienveillants, contrastant même avec cette messe qu'ils trouvent pourtant « très jolie, ici », ils pensent également que le Caudillo n'est ni aussi noir qu'on l'a bien voulu dire, ni aussi blanc. Mais surtout, «la loi de Mémoire a réveillé la haine », estiment-ils, laissant le soin à l’histoire de juger Franco. Ce qu'ils préfèrent retenir ? Que ses 40 ans au pouvoir ont assuré la paix, dans un pays en ruine et permis de « construire une Espagne ayant pu intégrer l’Europe ». Un groupe de jeunes est plus loin. Deux garçons, deux filles. Le premier tempère. Reconnaît que les jeunes ne savent pas grand chose, seulement que « c'était un dictateur » avec du positif et du négatif selon les camps. Le second est argentin. L'endroit le choque. Lui ne transige pas. Pas d'excuses. Le procès doit avoir lieu. Les filles ne parlent pas. Trop loin tout ça ?

Retour à Madrid pour une dernière visite, calle de Las Tres Cruces. Là, au sous sol de cet immeuble, demeure une institution. L'académie de billard français, anglais et américain de Juan Ruiz Garner, 85 ans, « fils de Juan Ruiz Florez, ancien président de la fédération internationale de billard », précise-t-il. Trois belles tables de billard, quantité de coupes, des châles au mur. Accueil sympathique. Ancien champion du monde de billard artistique, Juan est resté maître en la discipline et fait visiter son musée personnel, avec passion. Là il est présenté au futur Juan-Carlos. Là, il est avec son père à qui il a donné des cours. Et là, avec le général qui l'a décoré. Franco ? « Un homme merveilleux, jamais l'Espagne ne s'est aussi bien portée et comme il faisait bon vivre à Madrid. » Et puis, « c’est le seul qui ne s’est pas mis une peseta dans la poche », ajoute-t-il nostalgique.

GARROT

Cap au nord... Souvenir en roulant de Santillana, joli village médiéval de Cantabrie célèbre aussi pour être proche de la fameuse grotte préhistorique d'Altamira. Souvenir surtout du musée de Santillana, ce musée de l'Inquisition présentant tous les instruments de torture qui inculquèrent durant des siècles cette peur appartenant aussi à l'identité de l'Etat national catholique mis en place par le régime franquiste... Noms réalistes ou figures poétiques à l'humour très noir pour nommer l'horreur. La chaise d'inquisition, l'aiglon de l'évêque, le berceau de Judas, la pyramide, les morailles, le bâillon de fer, le chevalet, le violon des commères, les araignées espagnoles, la fourche de l'hérétique, la patte de chat. Démembrements, lacérations, démantèlement des corps au nom de la pureté de l'âme, du dogme, sadisme pervers surtout concernant les femmes... Et puis trônant au milieu, le garrot.

Madrid, 20 décembre 1973... « Le franquisme mourra avec Franco, mais il aura disparu avec l'attentat qui emporta le vice-président, l'amiral Carrero Blanco », note Michel del Castillo. Souvenirs d'enfance qui remontent. Ultimes soubresauts du régime agonisant, sourd à toute grâce pour ceux qui luttent contre lui. Salvador Puig Antic, anarchiste, exécuté le 2 mai 1974. Puis le 25 septembre 1975, cinq hommes, deux militants de l'ETA et trois du Front de résistance anti-fasciste (FRAP). Tous garrottés malgré les appels du monde entier à la clémence. Franco, le garrot, barbare.

FRANCO, « FILS ADOPTIF » DE GERNIKA

Madrid, Burgos, Vitoria. Crochet vers le Pays Basque. Gernika. Son Musée de la Paix. 26 avril 1937. Picasso. L'histoire, on croit toujours la connaître. C'était un lundi, jour de marché, l'après-midi. Le bombardement des civils par les avions allemands et italiens a duré des heures. Ballet des bombardiers He 111 ou Ju 52 qui lâchaient leur cargaison explosive pour souffler et fragiliser les maisons. Raids des petits chasseurs bombardiers Heinkel 51 mitraillant et larguant leurs petites bombes incendiaires pour finir le travail... Le gouvernement républicain d'Euskadi, Pays Basque autonome recensa 1654 victimes. Le régime franquiste n'en consigna aucune et fit même disparaître les registres tenus par les autorités locales. Fille de l'armée des nacionales, l'armée espagnole n'a jamais reconnu les faits. 31 tonnes de bombes larguées, une tempête de feu qui consume durant plusieurs jours la ville, détruite à 85 % « dans l'esprit de bombardement de la terreur, les usines d'armement et le pont d'Errenteria sont les seuls objectifs de la ville à ne pas avoir été bombardés », lit-on au musée.

L'église aussi a pratiquement été épargnée. Mais le sommet du cynisme est ailleurs: c'est ce diplôme de « fils adoptif » de la ville que Franco se fit remettre après. Sans quoi jamais Gernika ne toucherait d'argent pour sa reconstruction.

 FRANCO A ETE ACCEPTE PAR COMMODITE

Garée près de l'école voisine de l'église, Carmen a le coffre ouvert sur des caisses de livres scolaires. Elle vient pour démarcher. Franco ? Sourire gêné. Petite hésitation. Puis elle se lance. « Le sujet est juste effleuré. Il n'y a pas encore de consensus sur la période, en Espagne, et à l'intérieur même des familles aussi. On parle là d'une époque où le frère dénonçait le frère, le fils le père, où chacun avait donc pris l'habitude de se taire. De plus, les programmes ont toujours été faits à Madrid mais je veux rester optimiste et penser que la vérité sera dite un jour. Pour l'heure, je vois encore beaucoup de choses qui n'ont pas évolué et des jeunes qui ne peuvent pas comprendre. »

Elle précise : « Aujourd'hui, on voit des jeunes qui ont un « sentiment franquiste » mais parce qu'ils n'ont pas vécu le franquisme, des jeunes du P.P., surtout, arrogants. Ça me fait penser à ce qui se passe chez certaines filles, pour qui la pilule ou l'avortement, le féminisme ne sont plus un enjeu justement parce que ce sont devenus des droits acquis et qu'elles ne mesurent plus ce qu'il y a derrière, les combats qu'il y a eu pour qu'elles soient libres. En fait, je pense qu'en Espagne des plus humbles à la plus haute bourgeoisie, Franco a été accepté par commodité. La liberté, la recherche de la vérité, c'est toujours plus difficile. »

Le droit à l'avortement : régulièrement remis en cause et attaqué par le Parti Populaire, vomi par La Falange, l'église. Rapide recherche sur internet pour le reste. Photos de jeunes filles brandissant fièrement le drapeau franquiste, de jeunes gens saluant bras tendu. Les jeunes du Parti Populaire de la région de Valence n'y voient pas malice. Movimento Nacional, Mouvement National, nom officiel de l'appareil d'état franquiste de 1937 à 1976, après l'armée et l'église, le troisième pilier du régime, structuré autour du phalangisme. Le mouvement pour les héritiers de cette droite-là ? C'est quand surtout rien ne bouge.

LA PLAGE DES ENFANTS VOLES

Littoral, montagne plongeant dans la mer, beaux paysages... à une quarantaine de kilomètres de là, un petit port suivi d'une anse à l'ouest de San Sebastian. Saturraran. Saturraran... la plage des enfants volés. Aujourd'hui, le soleil de novembre y réveille des nostalgies estivales. Un naturiste s'ébroue au loin sur son rocher. Deux jeunes femmes s'éclatent, la musique à fond. D'autres viennent manger leur casse-croûte avant de retourner au boulot. Mais personne sur l’aire de pique-nique. L’odeur nauséabonde du ruisseau qui la borde ? Sans doute... et comme un drôle de signe quand on est là pour remonter aux sources de l’histoire du lieu.

Car derrière les tables, il y a cette plaque. Gravée de 177 noms. Mères de toute l’Espagne qui hurlent en silence leur bébé volé par les bonnes sœurs, lorsqu’au bord de la plage de Saturraran, le complexe balnéaire avait été transformé en prison pour femmes. Leur seul crime, en l’occurrence ? Elles étaient épouse, sœur, fille de Républicains. Une sexagénaire passe par là qui fait sa promenade quotidienne. Cette histoire ? Elle lui parle directement.

«La sœur de mon père a été dénoncée comme «rouge», ils l’ont prise à San Sebastian et l’ont envoyée à Saragosse. Ils l’ont fusillée, elle avait 23 ans.», commence Maria-Elisa Aguirrezabalaga, 64 ans. Saturraran ? « être républicain, « rouge», c’était une maladie mentale, avaient décrété les franquistes. Mais selon eux on pouvait «rééduquer» les enfants et les « sauver » en les confiant à de bonnes familles catholiques», rappelle-t-elle. 30 000 bébés ainsi arrachés par les bonnes sœurs et le système à leur mère, en plus de 30 ans. Pour l’idéologie nationale catholique, d'abord, puis, plus tard, pour l’argent. Des gamins que l'on prenait sans ménagement. Des bébés que l'on faisait croire morts-nés et dont la mère ne pouvait même pas voir le corps. Ici, à partir de 1938 ? «Les gens du village venaient porter de la nourriture, sinon les enfants mouraient de faim alors que c’était des religieuses catholiques qui tenaient ça !», s’indigne encore Maria-Elisa.

Ces panneaux commémoratifs, à l’endroit des bâtiments désormais disparus ? « C’est la commune de Mutriku et le gouvernement basque qui les ont payés, il n’y a pas eu un sou de l’Etat espagnol», souligne-t-elle avant de conclure, elle aussi, «ce sont les fils des franquistes qui sont au gouvernement».

Parti Populaire... droite nostalgique de la soumission ritualisée des pauvres, droite « qui ne comprend pas lorsqu'elle ne gouverne pas et le vit comme un crime de lèse-majesté », résume l'amie madrilène, droite qui en Espagne pour faire taire la contestation a instauré la loi « mordaza », « loi bâillon », contre ceux qui manifestent pacifiquement ou dénoncent les abus du pouvoir, des banques. Des millions d'Espagnols le pensent. Bilbao. Un bar près du stade. Une dame la cinquantaine, bien mise, entre. Elle porte un brassard jaune frappé de l’étoile juive. « C’est le seul moyen que j’ai trouvé d’exprimer ma peur face à la violence que je ressens dans le pays aujourd’hui...»

Pierre Challier

TRISTEZA FRANQUISTA

Editorial de Jean-Claude Soulery

A jamais, Franco restera l'assassin de la république espagnole, l'assassin de ces enfants d’Espagne qui sont tombés au nom de «Libertad». Il restera l’homme par qui Gernika – la ville anéantie sous les bombes – fut rendue possible. Il restera le bourreau des derniers garrottés (le garrot consistant en un collier métallique actionné par une vis qui provoque lentement l’écrasement du larynx puis la mort par strangulation, alors que le condamné, assis sur un tabouret, est attaché à un poteau). Ainsi, le 2 mars 1974 à Barcelone, l’anarchiste Salvador Puig i Antich fut le dernier supplicié – des mains de Franco, pourrait-on dire. Mais Franco ne fut pas qu’un tyran fasciste qui persécuta son opposition politique, jeta ses «rouges» dans des fosses, et poussa sur les chemins de l’exil ces milliers et milliers de migrants de la République.

Le Generalísimo Francisco Franco, «Caudillo de España por la Gracia de Dios », fut aussi celui qui, durant des années, éteignit tout ce que l’Espagne aurait pu porter de meilleur. Sa jeunesse. Sa culture. Sa joie. Ses chansons.Son cinéma. Sa fougue. Ses passions. Son énergie.Son intelligence. Son cœur. Franco n’aimait rien des débordements de la vie, et, grâce à lui, l’Espagne connut durant près de quarante ans une tristesse moite, pieuse, archaïque, une tristesse raide comme l’ancien képi de la guardia civil, une tristesse qui sentait le vieux missel, empesée, grave, ridicule, en un mot la «tristeza franquista». Franco avait ce visage-là. Il est mort voici quarante ans – le temps pour nos amis espagnols de faire renaître la liberté. Il est mort, à 82 ans.Dans son lit – et c’est ce que beaucoup ont longtemps regretté.

Jean-Claude Souléry

«Nous avons recensé 150 000 disparus »

Ancien magistrat instructeur de l'Audiencia Nacional, le juge Baltasar Garzòn s'est inlassablement battu contre le terrorisme, la corruption et les crimes des dictatures en Argentine, au Chili et chez lui, en Espagne. Devenu «homme à abattre» à la suite de ses enquêtes, il a été suspendu en 2012. Il est aujourd’hui à la tête d’une fondation qui travaille à la création d’une «commission de la vérité» en Espagne.

La Dépêche du Midi. Que représente Franco, aujourd'hui, en Espagne ?

Juge Baltazar Grazòn. Formellement, pour la majorité des Espagnols, Franco ne représente que le nom d’un dictateur de l’histoire récente de notre pays. N’oubliez pas que sur 46 millions d’Espagnols, 16 % de la population a moins de 16 ans, 40 % entre 16 et 44 ans et seulement 45 % a plus de 45 ans. Cela signifie que la présence du dictateur s’est peu à peu diluée et que l’Espagne vit en démocratie. Cela posé, il faut nuancer. Le problème fondamental, c’est que cette époque de dictature s’est mal refermée. La mort de Franco a impliqué le début d’une transition traversée d’agressions et de morts, dues à l’extrême droite (restées pour la plupart impunies) et de continuels obstacles de la part de ceux qui refusaient d’abandonner les prébendes de 40 ans de corruption et d’implacable répression. Le coup d’état du 23 février 1981 démontra clairement la nature de cette opposition refusant le changement. Après tant de secousses, et pendant que les gouvernements issus des urnes tentaient de canaliser les choses et de démocratiser le pays et ses instances de pouvoir, les victimes de la guerre et de la dictature restèrent oubliées. Mais le silence auto-imposé durant le franquisme par la peur de la répression (...) se prolonge, et on a du mal à le croire, jusqu’à ce XXIe siècle. Le gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero a tenté d’apporter une réponse, avec la Loi de Mémoire Historique, loi que le gouvernement du Parti Populaire de Mariano Rajoy a brutalement balayée à son arrivée au pouvoir.

Combien de victimes ainsi volontairement « oubliées » ?

(...) Dans l’enquête que j’ai ouverte en 2009, nous avons recensé 150 000 disparus, victimes du franquisme. Leurs familles vivent encore aujourd’hui un cauchemar en voyant comment on fait obstacle à leur volonté de récupérer leurs corps. C’est une situation impensable. Comment un état démocratique peut-il nier le droit de savoir ce qui s’est passé, où se trouve le corps d’un être cher, et de pouvoir obtenir réparation en restaurant son identité ? Comment peut-on reléguer la recherche des 30 000 bébés volés à leurs mères, d’abord pour qu’ils ne soient pas élevés dans l’idéologie des vaincus, et par la suite, pour convertir ces vols en trafic crapuleux aux mains des agents sans scrupule du régime, et de leurs successeurs ? Le problème fondamental, c’est que les jeunes nés bien après cette époque, 50 % de la population, ignorent ce qui s’est réellement passé (...) L’étude de l’histoire de l’Espagne fait l’impasse sur cette période et ne dit pas la vérité (...)

Que reste-t-il du dictateur dans la vie quotidienne des Espagnols d’aujourd’hui ?

Cette opposition systématique du gouvernement à relater ce qui s’est passé, à rechercher les disparus (...) et le refus de la part du Parti Populaire dans les gouvernements des régions autonomes ou dans les mairies, d’éliminer les noms franquistes des rues, des monuments, ou les emblèmes de la dictature, ou les titres honorifiques de Franco et de ses sbires. Il demeure surtout une terrible corruption de la vie publique qui affecte essentiellement le parti de Mariano Rajoy, et qui puise ses racines dans les 40 ans de dictature franquiste. Demeurent les familles qui sont au pouvoir à droite, dans les entreprises et dans différents domaines, ce sont les mêmes familles qu’à l’époque de Franco, et elles continuent à peser de façon notable dans l’économie, la politique ou la justice, entre autres. C’est précisément en raison de cette influence que le gouvernement refuse de donner suite aux demandes des victimes. à tel point que l’ONU a par trois fois déjà exigé de l’Espagne que le pays porte intérêt aux demandes des victimes du franquisme, qu’il aborde une fois pour toutes la question des disparitions forcées, et qu’il y apporte une solution.

Propos recueillis par Pierre Challier