Mitterrand, lettres d'amour

L'amour infini d'un sphinx

C'est l’histoire d’un amour incandescent, un brasier secret qui a brûlé pendant plus de trente ans. On avait l’image d’un François Mitterrand austère et hiératique, un sphinx lointain et mystérieux qui toisait le monde de ses yeux mi-clos en massant le revers de ses phalanges de ses doigts ossus. Et l’on découvre là un amant fusionnel, débordant, ficelé par une attraction telle que l’on voudrait se fondre en l’autre, une passion en miroir complètement partagée et d’une totale sincérité. Le Machiavel d’Epinay, le tombeur de Giscard, de Chirac, et accessoirement de Rocard était en fait un Roméo palpitant, un héros échappé d’une saga de Stendhal, un guérillero des sentiments façon « Belle du Seigneur ». Le feu pour l’intimité, et pour la galerie, la glace. Toutes ses lettres envoyées à son amour caché ont une fraîcheur, parfois même une maladresse adolescente qui en serait presque attendrissante. Et ce qui étonne encore davantage, c’est cette « fidélité » paradoxale à cette amante de l’ombre. La liaison a duré trente années d’une intensité, d’une qualité toujours égale. 

Et l’on se dit qu’en tournant et retournant avec son écriture ronde, lisible et sage, les mots et les phrases, François Mitterrand a démontré un amour infini tant pour Anne Pingeot que pour la langue française. On savait que l’auteur de « La Paille et le Grain » ou du « Coup d’État permanent » avait une plume. Et surtout qu’il éprouvait une gourmandise infinie pour les livres, qu’il aimait tant aller renifler, humer, palper chez les bouquinistes des bords de Seine ou dans les vieilles librairies de Saint-Germain des Prés. On ignorait que cet admirateur de Marguerite Duras savait trousser des phrases courtes et rondes. Que ce disciple de Flaubert savait picorer les travers de ses contemporains avec une féroce lucidité. Que ce lecteur et relecteur de Platon se frottait si souvent à l’idée de la mort. Cette littérature intime n’était destinée qu’à une seule personne, Anne Pingeot. François Mitterrand, l’homme public au point de ne plus s’appartenir, aura ainsi gardé l’exclusivité de ses talents littéraires pour l’unique amour sincère de sa vie ? 

En tout cas, il aurait été dommage que ces 1 200 missives et ce journal de bord restent enterrés au fond des malles de la famille Pingeot. On peut subodorer le coup éditorial qui sera probablement une bonne affaire… Qu’importe : ces textes-là appartiennent indubitablement à l’Histoire. Vingt ans après la disparition de François Mitterrand, on ne cesse de porter des éclairages contradictoires sur cet insaisissable personnage. Ces lettres montrent aussi la face cachée d’un amour infini pour une femme et pour sa fille.

Dominique Delpiroux

Les lettres de la passion

Entre 1962 et 1995, François Mitterrand a vécu une passion dont on mesure aujourd'hui seulement l’intensité, avec la publication de plus d’un millier de lettres adressée à son amour caché, Anne Pingeot. Une aventure qui était restée secrète pendant des décennies. Dans les années 60, où les mentalités étaient encore rigides, celui qui rêvait un jour d’être président de la République n’a pas voulu briser la façade familiale en quittant son épouse Danièle. Cela ne l’a pas empêché de vivre un amour passionné, dès 1962, avec cette jeune étudiante de bonne famille, qui était alors âgée de 19 ans. Lui en avait 46… 

C’est à l’occasion du centenaire de la naissance de François Mitterrand (né à Jarnac en Charente, le 26 octobre 1916) que les éditions Gallimard sortent deux ouvrages importants, tout à la fois par leur volume imposant que par la lumière qu’ils apportent sur la relation de l’ancien Président avec la « discrète » Anne Pingeot. Le premier ouvrage « Lettres à Anne », regroupe ainsi 1 200 missives rédigées entre 1962 et 1995 et doit sortir le 13 octobre prochain. Le second livre s’intitule « Journal pour Anne – 1964-1970 » révèle un Mitterrand tout à fait étonnant, comprenant des textes, mais aussi des dessins, des collages, avec des publicités ou des photos de magazines détournées, commentées, souvent avec humour et poésie, un ouvrage digne de Dada ou des surréalistes, totalement aux antipodes de ce que l’on pourrait imaginer émanant d’un personnage plutôt connu pour son austérité. 

Ces documents ont été transmis aux éditeurs par Anne Pingeot, qui voulait sans doute que se lève un coin de voile sur cette vie, sur une passion qui appartient désormais à l’Histoire de France. Rencontre à Hossegor Tout commence donc à Hossegor au début des années soixante. Lui a déjà une longue carrière politique derrière lui, elle une jeune étudiante passionnée de littérature. Elle est la fille d’un ami de François Mitterrand : voilà qui simplifiera et compliquera tout à la fois les choses. Mais dès le début, il s’agit manifestement d’un coup de foudre de ces deux amoureux des belles lettres et de l’art. 

Je t'ai rencontrée et j’ai tout de suite deviné que j’allais partir pour un grand voyage.

Dès 1964, il lui écrit : « Je t’ai rencontrée et j’ai tout de suite deviné que j’allais partir pour un grand voyage Là où je vais, je sais au moins que tu seras toujours. Je bénis ce visage, ma lumière, il n’y aura plus jamais de nuit absolue pour moi. » L’amour dure, résiste et la passion est forte, charnelle… En 1970, il ose : « J’aime ton corps, la joie qui coule en moi quand je détiens ta bouche, la possession qui me brûle de tous les feux du monde, le jaillissement de mon sang au fond de toi, ton plaisir qui surgit du volcan de nos corps, flammes dans l’espace, embrasement. » Et il conclut sa longue lettre : « Un enfant de toi et moi, si facile… » 

Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t'aimer davantage ?

La correspondance se poursuit jusqu’aux tout derniers moments : le 22 septembre 1995, trois mois avant sa mort, François Mitterrand souffre le martyre avec un cancer qui l’amenuise chaque jour un peu plus : « Mon bonheur est de penser à toi et de t’aimer. Tu m’as toujours apporté plus. Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t’aimer davantage ? » Les deux familles La France et le monde entier ne prendront que vaguement conscience de la force de cette liaison lors des obsèques de François Mitterrand à Jarnac, lorsque devant sa tombe se sont retrouvées les deux familles, Danièle Mitterrand et ses fils d’un côté, Anne Pingeot et Mazarine de l’autre. La lumière se fait donc petit à petit sur cette histoire, dont Mazarine disait : « Ma mère est l’héroïne d’un film que personne ne verra jamais. » On vient d’en découvrir les premières bobines. 

D. D.

Anne Pingeot la discrète

Anne Pingeot au Musée Courbet le 25 juillet 2011. / MaxPPP.

François Mitterrand l'a aimée, passionnément, et cet amour a été réciproque. Anne Pingeot assure n’avoir eu qu’un seul homme dans sa vie, son « Cecchino ». « Je n’ai jamais connu personne d’autre, raconte-t-elle. Ni avant ni après. Admirer la personne qu’on aime, c’est un immense bonheur… Admirer tellement, ne jamais s’ennuyer, avoir tous les centres d’intérêt… C’était le renouvellement permanent. Trente-deux ans de vie intense de bonheur… et de malheur. » 

Rester dans l'ombre

Car, Mitterrand ne voulant pas divorcer, elle a dû accepter de rester dans l’ombre. Sans pour autant d’ailleurs renoncer à sa personnalité et à ses choix. Anne Pingeot est née dans une famille bourgeoise de Clermont-Ferrand, des cousins des Michelin. Chez elle, on est catholique, conservateur. Mais dès sa jeunesse, Anne va se démarquer en montrant un caractère vif, espiègle, créatif. Elle adore les arts, le dessin, ( elle croquera son amant), et la danse. Elle étonne par son style vestimentaire, volontairement décalé. Elle est joyeuse et volontaire. Cet amour pour François Mitterrand, elle va le payer cash. On imagine les difficultés qu’elle a dû surmonter dans les prudes années 60, avec un amant marié, de 27 ans son aîné, et qui plus est, ami de ses parents. La jeune fille est obstinée, tenace. Il lui est arrivé d’avoir envie de mener une vie « normale ». 

Elle choisira d'avoir Mazarine

Elle choisira finalement d’avoir Mazarine, qui deviendra le plus grand secret de la République. Dans l’ombre de François Mitterrand, Anne Pingeot va malgré tout faire son chemin, et un très beau chemin. Elle deviendra conservatrice du Musée d’Orsay. C’est d’ailleurs elle qui accueillera son amant de président lors de l’inauguration, en 1986, pendant la cohabitation. Anne Pingeot avait d’ailleurs dû affronter Jack Lang qui ne voulait pas d’un projet qui avait été lancé par Valéry Giscard d’Estaing. Justement, ce jour-là, Giscard était là. Et il a reconnu en bon clermontois, « la fille des Chaudesolle », les voisins de ses parents. L’ex-président est bien évidemment au courant de la liaison de son successeur avec la belle Auvergnate. 


On dit aussi que c’est Anne Pingeot qui a inspiré à François Mitterrand l’édification de la pyramide du Louvre, qui reste comme le symbole architectural de ce double septennat. Elle se rendait tous les jours à pied sur le chantier pour suivre l’évolution des travaux. 

Pour son Sphinx.

Les carnets d'amour
de François à Anne

François Mitterrand photographié par Anne Pingeot.

Voici quelques une des pages du Journal que tenait François Mitterrand. Ecriture manuscrite, collage de photos, de ticket de cinéma, dessins. Un témoignage étonnant et inédit.

23 novembre 1963

Chère Anne, 

En arrivant à L'Aigle, cette petite ville de l'Orne où se tenait hier soir la réunion politique dont je vous ai parlé, j'ai appris l'assassinat de Kennedy. Comme tant d'hommes et de femmes à travers le monde, cette nouvelle m'a bouleversé. Ce n'est pas la mort qui m'étonne, qui m'enrage : on la rencontre à tous les carrefours; mais la haine. 

Et la sottise. Et j'éprouve une sorte d'angoisse à les voir triompher, une fois de plus. Je suis rentré à Paris, tard dans la nuit puisqu'il était 4 heures du matin, par une route que rendaient difficile de violentes averses et des zones de méchant brouillard. À vrai dire, le ciel n'était guère plus aimable pendant notre expédition à Beauvais! Mais lumière, chaleur et joie ne viennent d'aucun autre soleil que de celui qui nous habite. Et j'aime être avec vous. Tandis que je n'ai qu'un goût modéré pour ces échanges avec le public, toujours inconnu, qu'il faut convaincre avec des discours et des idées, tâche absurde quand on sait que seuls l'amour, les actes et l'exemple ont une force conquérante.»

Mardi 22 septembre 1964

Vendredi 2 octobre 1964 

D'abord crier. O Anne, que je t’aime. Nous deux à Paris tu imagines ! Il faudrait aligner des mots, ne composer aucune phrase, dire des prières de ferveur qui ne seraient que symboles, allégories, images, amour. Et d’abord écrire Anne et répéter 

Tu t’appelles Anne et je t’aime. Mais raconter, pour que notre mémoire s’enrichisse des détails, est la mission de ce journal de notre vie – De notre vie ! Anne. De notre vie ! 

Je suis allé te chercher avec un peu de retard. Un rendez-vous of ciel avec le nouveau préfet de la Nièvre m’avait retenu rue Guynemer. Je t’ai téléphoné de la rue Saint-Placide. Nous avons déjeuné chez le Père Auto. Tu étais silencieuse et ravie. Chaque souvenir des balades d’avant les vacances te bousculait. Je t’ai montré un drôle de visage : j’étouffais de bonheur. Tu m’as narré un peu de ton voyage d’Italie. Expliqué ton silence. Tu attendais. Quoi ? Un acte insolite qui eût exprimé ce qui nous liait depuis qu’en nous était venue la certitude ; une façon de célébrer le 9 septembre. Et moi j’avais pris une plume tranquille pour un courrier de fonctionnaire ! Retour par le parc de Saint-Cloud. Je devais être à la Chambre à 4 heures, pour la rentrée parlementaire. Avenue Georges Mandel la pantou e s’écorne l’aile droite sur l’arrière d’un taxi. Retard. Je vais directement remiser la blessée Avenue du Maine. Anne rentre. Je reviens la prendre rue Saint-Placide. En nous promenant nous allons rue Madame prendre le sous-verre de la Gascogne. Un taxi nit par nous emporter vers Europcars où nous louons une 404. 

O mon Anne, tu sais le reste : le dîner à l’Artoire avec sa langouste classique, son air mouillé. Et tu sais ce que la nuit a contenu : Toi et moi. Un seul être.

Vendredi 30 octobre


Au réveil je t'ai appelée au téléphone pour te con rmer notre rendez-vouz de treize heures. J’éprouve toujours une grande joie à t’entendre ainsi dès le début d’un jour. Ma nièce Anne (!), qui vit au Siam, est venue me voir et m’a apporté une jolie tête de bouddha en bronze. Travail. Et à 1 h 03 j’allais prendre l’autre Anne, la vraie, rue Saint-Placide. Nous avons déjeuné chez Michèle Philippe et Claude Sainlouis, notre charmant petit restaurant de la rue du Dragon, avec Michel Barbot. Que tu étais jolie tandis que tu franchissais la porte, avec le trouble peint en rose sur ton visage ! Mais très vite j’ai goûté ta maîtrise, si simple, si vraie. Et nous avons ainsi passé un moment, tous les trois, à la fois étrange et délicieux. Je t’ai ensuite conduite rue Souf ot, à la Faculté de Droit, puis nous sommes allés chercher nos billets pour le soir, puisque nous avions décidé d’assister au Jules César de William Shakespeare Adaptation de Maurice Clavel 

Tu es venue à l’Assemblée où Pompidou répondait à une question de Chandernagor sur le voyage du général de Gaulle en Amérique Latine. Et nous nous sommes retrouvés pour le théâtre. Je ne raconte cette journée que par ses menus faits. Mais à travers eux tu sais de quoi je parle, mon Anne bien-aimée. Nous avons été merveilleusement heureux. Qu’il était bon le coca-cola de l’infâme troquet de la rue de Sèvres ! Que tout était bon, mon amour.

Samedi 31 octobre

Ma nuit a été traversée par les scènes de Jules César ! Le dialogue Brutus-Cassius me déchirait par son alternance de colère et de tendresse. Décidément il faut placer William Shakespeare au premier rang des temps modernes. Y a-t-il depuis Homère créateur plus prodigieux d'un monde ? 

J’ai travaillé tout le matin à mon bureau et je t’ai rejointe à deux heures. Nous avons marché à Saint-Cloud puis nous sommes installés au Père Auto, où, au premier étage, dans une douce chaleur nous avons lu et écrit. Rien d’autre ne s’est passé qu’un grand amour en paix qui veillait dans nos cœurs. 

Cette illustration veut donner l’image de ces jours dont je rêve avec toi pour le reste de ma vie : une bibliothèque, des beaux livres, le visage clos de la méditation, la présence de l’art (une sonate à mi- voix, quelques objets choisis, tête grecque d’Alexandrie ou cariatide de bois piqué), un feu dans la cheminée, la lecture – et toi, Anne ma bien-aimée, dont le regard parfois, et le silence, approfondissent ma joie qui ressemble ainsi à ce que l’âme espère. 

Petit dîner. Et pourquoi ? Notre quiétude qui était faite d’un peu de fatigue heureuse a soudain déroulé comme un lm à rebours. L’incroyable force, mon Anne, qui a bouleversé ton visage, exalté ton corps, uni nos volontés d’amour sans partage ! Minuit nous a surpris alors que nous étions encore tout éblouis de bonheur, de ferveur. Nous n’oublierons pas non plus ce jour. Ta voix, plus grave, a murmuré des mots qui n’avaient pas d’autre sens qu’un chant mystérieux pareil à celui que portait la terre à l’aube de la création. 

Je t’aime de tout mon être, Anne, mon Anne – voilà ce que, moi, je répète, refrain, cantique, pour te répondre. Et je n’écoute pas ce que je te dis : rien ne m’importe que la musique qu’invente pour moi, venue d’on ne sait où, ton cœur.

Samedi 14 novembre

Tu as aimé Semur-en-Auxois. En voici deux images. L'une, tu la connaissais par les Métiers d’Art : les vitraux francs et simples de la collégiale N.-Dame. L’autre, donne de cette ville la vue des toits : la meilleure. Au bas, coule l’Armançon qui creuse profondément son lit et découpe le plateau de l’Auxois. 

Nous avons roulé à travers les rues, glanant au passage une porte cochère, un toit, une échappée sur la vallée, une grille de fer forgé... 

Nous ne pensions pas que nous arriverions à temps pour visiter Fontenay et le musée de Châtillon. Mais ça nous était égal. Nous reviendrions une autre fois, bien d’autres fois : déjà, nous nous réjouissions d’avoir devant nous tant de joies liées à tant de beautés. 

Nous sommes donc partis vers Montbard sans nous presser. Vézelay, Avallon, Epoisses, Semur en une journée, qui s’en plaindrait ? Peut- être aussi avions-nous pris quelque retard pour nous être arrêtés, au hasard d’une route, comme on jette l’ancre quand on a trop envie de ciel, de mer, sans bouger. Je t’ai aimée, mon Anne, d’un profond élan de moi-même. Je m’étais délivré d’une telle force que j’avais ensuite l’impression de m’être incorporé à cet être nouveau, Anne- Bourgogne, que je n’étais plus autonome. 

Depuis plusieurs semaines la marche vers l’unité s’accélère. Rien n’est plus pareil. Toi et moi sommes à l’intérieur d’un univers fait de nous ; fait par nous, où nul autre ne peut entrer.

Mardi 12 janvier 1965

Samedi 6 mars 1965

Cet article paru dans « Le Morvandiau de Paris » exprime assez bien le genre de conversations qui me sollicitent ici du matin au soir ! Je suis resté à Nevers ce matin après une nuit d'insomnie, et donc assez fatigué. J’ai travaillé à l’imprimerie, au marbre, pour la mise en page et les corrections du numéro du « Courrier de la Nièvre ». J’aime ce métier et cette ambiance. Pour déjeuner on m’attendait à Château- Chinon. J’ai fait la route l’œil un peu vague ! Et après midi je me suis étendu deux heures. Non sans avoir entendu mon Anne. Le cœur serré d’avoir à t’attendre maintenant jusqu’à mardi. 

Le soir, visite sur visite. Une à retenir : chez un responsable communiste, père de dix enfants, pauvre artisan, et qui m’a réservé un accueil chaud, sympathique, réconfortant. A dix heures j’y étais encore ! 

Dîner au « Vieux-Morvan » avec six partisans. Longue et tardive conversation. 

Et j’ai dormi (mieux) dans ma chambre 15, ta photo près de moi. 

Neige, verglas, nuit de silence. 

Mais mon cœur est plein de toi.

jeudi 9 septembre

Anne, mon amour, Voilà, c'est fait, après de longues méditations, de longues hésitations et maintenant la certitude d'une lourde charge : j'ai fait connaître ce soir, à 6 heures, à l'issue de la conférence de presse du général de Gaulle, que j'étais candidat à la présidence de la République. Les moments d'hier soir et de ce matin ont été intenses, parfois dramatiques. Defferre, Maurice Faure, Mollet, beaucoup d'autres… le Parti socialiste a fait bloc pour me demander de mener ce combat… Bref j'en suis là. (…) Sais-tu que je pense à toi et que c'est merveilleusement utile qu'il y ait l'amour Anne-François? Je t'adore Anne et je porte en moi la hâte de tes bras, de tes lèvres, de ta tendresse, de ta paix. Anne, mon Anne, à demain. Je t'aime. (Jeudi 9 septembre 1965, 17h30)

Dimanche 26 septembre

La micheline de 7 h 52, avec Rousselet et Laurence me pose à Nevers pour l'élection sénatoriale. 

On me happe. Je vote. Premier tour : Benoist élu, Barbier bien placé. 

Déjeuner d’état-major à l’Hôtel de France, entrecoupé de coups de téléphone pour Moliets où Michel Destouesse se débat comme il peut. 

De nouveau, vote au Palais Ducal. Cette fois-ci Barbier l’emporte. Liesse, foule, et la lumière d’une belle journée qui dore la Loire, au bas. La Loire. Je l’ai regardée. J’ai cherché en elle les souvenirs de notre vie. Je t’aimais. 

Longue station au Terminus où le mousseux coule à pleins bords. Je trie mon courrier de Château-Chinon, interrompu par des centaines de poignées de main. 

Nous reprenons la micheline. Je somnole. O toi, Anne, dont j’ai besoin ! A minuit chez moi, Estier, de Galard, Legatte. Je corrige l’interview pour « le Nouvel Observateur ». Trois heures de travail épuisant. Je me couche, trébuchant. 

Amour d’Anne je ne t’ai pas écrit (si, un mot à sept heures ce matin). Pardonne-moi. Ma pensée vit avec toi. Tu es ma vie. Fatigue.

Dimanche 16 mai 1969

Dimanche 11
et lundi 12 juillet

Cette rubrique gastronomique m'éveille l’appétit... du cœur. Elle me rappelle l’explication du Patron du « Relais du Pavé », par un merveilleux et doux soleil de Bazainville. Elle me rappelle Verdun sur le Doubs et l’étrange déroulement des heures entre deux êtres, dans la nuit lourde d’un été. Elle me rappelle le gentil sourire qui délivre la dissymétrie que j’aime dès qu’un graillou passe par là... 

Aujourd’hui sera consacré à un interminable va-et-vient entre les hameaux de Moux et de Gien sur Cure par une intolérable chaleur. Quant à la gastronomie, pitié ! Je pèse déjà les kilos de jambon, de poulet, de charolais, de crème qui seront invariablement posés dans mon assiette, entre les « doigts » d’alcool et les « petits verres » de la cave. Mais l’accueil qui m’est fait corrige un peu la rigueur de mon effort. J’entends des paysans intelligents me parler de leur terre qui rend si peu à leur peine. Le Morvan est beau dans sa force écrasante de juillet. Les foins embaument. Tapis de eurs droites et rêches, éclatantes, là où l’automne étendra ses marais. Déjeuner à Moux (où l’on évoque un drame, le suicide d’une femme revenue dans son village pour mourir au seul endroit qui lui rendait la mort possible, un étang tout rond et tout noir). Dîner à Gien. L’air est maintenant léger, vivi ant. La nuit répand les parfums du jour. Combien de tournants me ramènent à Nevers, longtemps après minuit ? Mais je ne te quitte pas, mon Anne bien-aimée, et je me repose déjà en approchant la joie qui nous réunira. 

Le village de Moux.

7 janvier 1975

Mazarine chérie, 

J'écris pour la première fois ce nom. Je suis intimidé devant ce nouveau personnage sur la terre qui est toi. Tu dors. Tu rêves. Tu vis entre Anne, le veilleur, et ce joli animal qu'on appelle le dormeur. Plus tard tu me connaîtras. Grandis, mais pas trop vite. 

Bientôt tu ouvriras les yeux. Quelle surprise, le monde! Tu t'interrogeras jusqu'à la fin sur lui. Anne est ta maman. 

Tu verras qu'on ne pouvait pas choisir mieux, toi et moi. 

Je t'embrasse

François Mitterrand et Anne Pingeot :
« Une très grande connivence intellectuelle »
Jean Glavany../ AFP.

Jean Glavany est député PS des Hautes-Pyrénées. Proche collaborateur de François Mitterrand, il fut son chef de cabinet à l'Elysée lors de son premier septennat (1981-1988). Il fut ensuite secrétaire d'État à l'Enseignement technique dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy (1992-1993), puis ministre de l'Agriculture et de la Pêche dans le gouvernement de Lionel Jospin (1998-2002).


Étiez-vous au courant de la publication de cette correspondance ? 

Non. Mais je m'en réjouis en tant que futur lecteur car cela va m’intéresser et m’attendrir de lire cette correspondance. Pensez-vous que vous allez découvrir un autre pan de la personnalité de François Mitterrand ? Je n’en suis pas sûr car je connaissais sa personnalité. J’ai vécu pendant plus de dix ans comme proche collaborateur et ensuite comme ami, parfaitement au courant de cette vie-là de François Mitterrand. Mais je vais découvrir cette expression littéraire qui me touche en tant que passionné de littérature. Vous avez été un collaborateur de François Mitterrand de 1978 à 1988 avant d’entretenir par la suite des relations amicales avec lui jusqu’à la fin de sa vie. 

Quand avez-vous été au courant de sa double vie ?

En 1979, j’entendais des rumeurs comme tout le monde sur l’existence de Mazarine. Un jour, en partant avec François Mitterrand et son chauffeur Pierre Tourlier en voiture dans la Nièvre, j’aperçois des jouets dans le coffre. J’interroge alors Tourlier pour savoir s’il avait des enfants. D’un air entendu, il me répond : «Mais non, réfléchis un peu...» Et c’est là que j’ai compris que la rumeur était vraie. Ensuite, j’ai vécu pendant dix ans auprès de Mitterrand, sans qu’il m’en parle mais il me faisait faire des choses pour Mazarine sans me dire que c’était pour elle. Il savait que je savais mais ça s’arrêtait là. Pendant la campagne de 1988, je me suis occupé de l’organisation de sa présence lors des meetings de son père. 

Avez-vous vu François Mitterrand et Anne Pingeot ensemble ?

Oui. Je n’étais pas un intime du couple, mais je les ai vus plusieurs fois ensemble. Je me souviens qu’un jour, dans les années 1986-1988, Mitterrand m’avait emmené en avion dans les Landes où je devais retrouver ma famille. Il m’avait dit : «Finalement nous ne serons pas tous les deux dans l’avion. Il y aura avec moi une amie qui descend aussi dans les Landes et à qui j’ai proposé de nous accompagner. » Mais j’avais compris... Nous étions tous les trois dans l’avion. Je voulais m’installer un peu à l’écart pour les laisser tranquilles. Mais Mitterrand m’a demandé de m’asseoir en face d’eux. Pour ne pas les gêner, je me suis plongé dans la lecture de L’Équipe, mais pendant une heure et quart, je les ai entendus parler d’Antiquité grecque. C’était une conversation d’un niveau intellectuel impressionnant. 

Beaucoup de monde de l’entourage de François Mitterrand connaissait Anne Pingeot ? 

Non, au début, il y avait François de Grossouvre, et ensuite ça s’est un peu élargi à Rousselet, Charasse, le couple Badinter. 

Est-ce cette relation avec Anne Pingeot qui a fait que François Mitterrand cloisonnait sa vie ? 

Non, je ne crois pas. Il avait un goût obsessionnel pour la liberté. 

Comment caractériseriez-vous la relation de ce couple ?

C’était une relation entre cet homme et cette femme d’un niveau culturel exceptionnel. Il y avait un échange entre eux d’une grande connivence intellectuelle. Et puis dans leur histoire commune, il y avait un amour considérable pour Mazarine. Mitterrand était un père attentionné. C’était une très belle histoire entre tous les trois. C’est pourquoi j’ai trouvé révoltant toutes ces polémiques autour de la double vie de Mitterrand. ll a eu l’ obsession d’élever sa fille et d’accroître ses capacités culturelles. Il était très fier de Mazarine.

Propos recueillis par Jean-Pierre Bédéï

Georges-Marc Benamou : "C'est une stupéfaction"

Georges-Marc Benamou, journaliste, écrivain, biographe de François Mitterrand, exprime sa stupéfaction au micro d'Europe1 sur la publication de ces lettres inédites, et sa conviction qu'elle permette de (re)découvrir l'ancien président de la République.


"Mitterrand, lettres d'amour", un long format de la rédaction de La Dépêche du Midi.

Textes : Dominique Delpiroux, Jean-Pierre Bédéï.
Documents : remerciements aux éditions Gallimard
Photos : AFP, MaxPPP, Anne Pingeot.
Vidéos : i-Télé, Europe 1
Mise en page : Philippe Rioux

© La Dépêche du Midi, octobre 2016.