Pétain : le dernier mystère

Bataille autour d'un manuscrit

Cent ans après Verdun,
la bataille d'experts
sur Pétain finira-t-elle
au tribunal ?


Le 1er février 2014, La Dépêche révélait la découverte en Haute-Garonne puis l'authentification à Toulouse du seul manuscrit laissé par le « vainqueur de Verdun » sur 14-18 : « La Guerre Mondiale », 351 pages illustrées de 77 cartes. 

Evalué entre 250 000 € et 350 000 € en 2014, l'original est aujourd'hui au cœur d'une bataille d'experts alors que le milieu est secoué par une série de scandales.

En France, un médecin ne peut pas être pharmacien. Diagnostiquer le mal et vendre son médicament sont deux compétences séparées. Cela permet d'éviter les conflits d'intérêts au détriment du patient. « Par contre, sur le marché de l'art, un expert peut aussi être marchand et remettre en cause, sans éléments probants et contrairement à ce que dit la loi, l'expertise d'un document historique faite par un expert judiciaire assermenté », s'étonne Jean-Jacques Dumur, sa pile de dossiers et courriers officiels sur la table.

Jean-Jacques Dumur ? L'homme qui a redécouvert en 2006, à Saint-Gaudens, puis fait expertiser et authentifier en 2008 le manuscrit « La Guerre Mondiale 1914-1918 », le seul livre laissé par Philippe Pétain sur la Grande Guerre. Ancien officier, retraité dans les Hautes-Pyrénées, ce passionné a passé plusieurs années à effectuer des recherches sur ce document pour en retracer l'histoire.

« Ni pétainiste, ni révisionniste »

« Je ne fais ni du pétainisme ni du révisionnisme, mais en l'occurrence, j'ai toujours voulu révéler cette source unique -le regard du « vainqueur de Verdun » sur la Première guerre mondiale et l'ensemble de ses fronts- indispensable à la science historique, source qui a depuis été reconnue comme telle par les historiens spécialistes de la Grande Guerre », souligne-t-il, présentant les correspondances soigneusement classées marquant l'intérêt de différentes instances nationales comme les Archives de France ou le Service historique des armées concernant ce document, ainsi qu'une lettre de remerciements du ministère de la Défense pour avoir demandé « la mise en lumière de ce manuscrit exceptionnel dans une collection publique ».




Le problème, alors ? C'est qu'en 2014, une fois l'ouvrage publié chez Privat, Jean-Jacques Dumur, titulaire d'un mandat légal donné par la propriétaire du manuscrit, s'est mis en devoir de vendre l'original... « Ce manuscrit appartient à une dame de 76 ans, totalement démunie, qui vit aujourd'hui avec 600€ par mois. Son père était un maçon, réfugié italien qui avait travaillé à Villeneuve-Loubet, dans les Alpes-Maritimes, où Pétain avait sa villa et qui après guerre s'était retrouvé en possession du manuscrit, sans en connaître ni le contenu, ni la valeur historique », explique Jean-Jacques Dumur et « elle a besoin de cet argent pour finir sa vie dans des conditions décentes », ajoute-t-il.

Un manuscrit très cher...

La vente et l'achat de cette pièce unique... tout le problème depuis. Entre 250 000 €, estimation basse, et 350 000 €, estimation haute : le prix qu'indique la vénérable société internationale de vente aux enchères Sotheby's, la plus ancienne au monde, lorsqu'elle le présente sur son catalogue. Quatre pages de luxe sur papier glacé avec en prime, la quatrième de couverture : pour les spécialistes, le manuscrit de Pétain est même « l'objet phare de la vente », à Paris, le 18 décembre 2014... avant d'en être retiré précipitamment, « le 15 décembre », se souvient Jean-Jacques Dumur. Pourquoi ? « Parce qu'une source anonyme avait « émis des doutes », précise-t-il. « Doutes » après lesquels Sotheby's confiera alors le manuscrit à un expert parisien.

« En mars 2015, Sotheby's m'a alors transmis – visiblement par erreur – un rapport non daté de 22 pages, produit par « la galerie Frédéric Castaing autographes et documents historiques » », reprend Jean-Jacques Dumur, montrant le document. Basé sur l'étude de huit fac-similés, celui-ci conclut alors sous la signature de Frédéric et Maryse Castaing que « ce manuscrit n'est pas de la main du Maréchal Pétain », argumentant que « certaines lettres donnent l'impression d'avoir été influencées sinon copiées sur l'écriture du Maréchal ». Cela revient-il à fermer le ban, Frédéric Castaing étant président de la Compagnie nationale des experts spécialisés en œuvre d'art ?


Dans son bureau de graphologue expert en écritures et documents près la Cour d'appel de Toulouse depuis 1992, Mme Charbit-Lescat lève les yeux au ciel. Elle a passé 17 mois de travail sur le manuscrit, étudié des dizaines d'originaux écrits par Philippe Pétain directement aux Archives nationales de France et s'étalant sur 38 années de sa vie. En 2008, elle a conclu que « le manuscrit de question (celui qui lui avait été soumis pour expertise, ndlr) pouvait être entièrement attribué à la main de Pétain ». Elle n'a pas changé d'avis. Son rapport authentifiant le manuscrit fait 62 pages et porte le sceau d'une professionnelle habituée à déposer non pas sur des « impressions » mais des faits, devant tribunaux et cour d'assise.

« Dès qu'on touche à Pétain, c'est compliqué »

« Similitudes massives et significatives »

« Dès qu'on touche à Pétain, c'est compliqué », rappelle-t-elle et « au départ, j'étais très interrogative », ajoute l'experte toulousaine qui a déjà authentifié, entre autres, des œuvres de Blanche Odin. C'est donc avec une attention scrupuleuse qu'elle se lance dans ce travail. « Ma conviction s'est construite sans a priori, au fil de l'étude des documents. Certes, le volume sortait de l'ordinaire, on voyait clairement que c'était l'ouvrage d'un militaire, mais il fallait avoir le maximum d'éléments pour avoir le déroulement de son écriture car l'écriture évolue avec le temps. À Vincennes, j'ai trouvé des cours de Pétain lorsqu'il était professeur à l'école de guerre, j'ai eu accès à des croquis de sa main ».

Tics d'écriture, conduite du trait, proportions, petits signes, surlignements, titres, similitudes ou dissemblances... la graphologue a travaillé à la manière d'un juge d'instruction. Elle a compilé et comparé, à charge et à décharge. Et pour elle tout concorde : « j'ai conclu qu'il y avait des similitudes massives et significatives avec les écrits de Pétain ». Bref, que le manuscrit était de la main du maréchal. En 2015, elle a donc fait une réponse argumentée à l'attention de Frédéric Castaing via le service juridique de Sotheby's. Sans suite.

Et lorsqu'elle est montée à Paris avec Jean-Jacques Dumur pour rencontrer l'expert en autographes, « il a refusé tout débat contradictoire » se souvient-elle, pas prête non plus à oublier la façon dont elle a été reçue par l'expert-marchand, en juin 2015, au 7 de la très chic rue Jacob. « Je m'attendais à ce que l'on discute technique mais ça n'a été que du rentre-dedans, sans réponses sur les éléments de comparaison. Pour mon contradicteur, le manuscrit serait un travail de copiste qui aurait copié jusqu'à l'écriture du maréchal sur certaines lettres... Or il ne produit aucune étude technique et à part moi, personne n'est allé aux Archives », résume la graphologue expert.

Une copie ? Mais pour quel mobile ?

Contacté pour aborder l'avis négatif qu'il a rendu, Frédéric Castaing, n'entend pas épiloguer. Sur quels documents a-t-il travaillé ? « Je suis en train de faire un vernissage, là. Je suis occupé, je ne vais pas vous expliquer tout cela au téléphone, mais j'ai remis mon avis au propriétaire. » Pour autant, il ne souhaite pas être rappelé ultérieurement. 

« Qu'est-ce que je vais vous dire de plus ? Voyez le propriétaire, c'est clair, c'est net, c'est tout » insiste-t-il. Nous insistons également, sur les différentes questions que nous avions à poser sur les documents qu'il a étudiés pour arriver à sa conclusion négative. Il coupe : « Non. Ce n'est pas une question de documents à étudier, ça fait 30 ans que je fais ce métier, ça fait 50 ans, 100 ans que dans ma famille on fait ce métier, ça fait des siècles qu'on a des documents, alors pas forcément de Pétain, évidemment, mais qu'on est à habitué à ce genre de chose. Si vous voulez, notre avis est clair, net, précis, c'est pas de la main de Pétain, voilà. Je ne vais pas vous faire une expertise au téléphone. »

L'expert et le marché

Nous rappelons alors que nous ne lui demandons pas d'expertise au téléphone. Nous avons lu les 22 pages de son rapport et l'une des questions que nous voulons lui poser est dans quel but, quelqu'un aurait-il pu, voulu, imiter l'écriture de Pétain, se lancer dans un chantier aussi fastidieux pour un tel livre ? « C'est une copie ! Il n'y a pas de but malveillant de la part de qui que ce soit. C'est une copie de la main de quelqu'un d'autre, ça existe, c'est courant, c'est fréquent. On en a plein de partout, de toujours. Ce n'est pas un faux, je n'ai jamais dit que c'était un faux, une copie de la main de quelqu'un d'autre ». Pour lui le « dossier est simple » : « Voilà, d'experts dans les manuscrits, on est quatre, cinq, car expert dans les manuscrits, c'est des années et des années, des années de recherches, de dossiers qu'on a chez soi, bon, voilà. Un de ces experts qui est moi, en l'occurrence, a rendu une expertise qui dit « c'est pas de la main de Pétain », ce n'est pas un faux, c'est une copie, d'époque, mais une copie. J'ai plus rien à vous dire de plus ». Le ton reste courtois. Puis s'agace. Le rapport de Mme Charbit-Lescat ? « Cette personne en question, c'est quelqu'un qui est inconnu sur le marché des experts en autographes ».


Elle n'en est pas moins expert judiciaire, non ? Pour Frédéric Castaing, là n'est pas la question : « elle n'a rien à voir avec le marché, le monde des autographes, voilà, c'est tout. Il y a une différence entre quelqu'un qui expertise les lettres de Victor Hugo, Baudelaire, François Ier, Henri IV et quelqu'un qui fait des expertises sur des chèques sans provision ou des signatures de chèques, ça n'a rien à voir. » Nous risquons « elle est graphologue expert près les tribunaux, la Cour d'appel... et c'est le marché qui décide ? ». « Personne n'en a jamais entendu parler. Quand on a à faire une expertise, on s'adresse au cinq dont je vous ai parlés », indique Frédéric Castaing avant de prendre poliment congé. « L'entre-soi des experts marchands » : ce que dénonce pour sa part Jean-Jacques Dumur.

Au téléphone, maintenant ? Le grand historien et ancien résistant Marc Ferro. Biographe de Pétain, il a passé des années au contact de son écriture dans les archives. Et lui aussi répète qu'il n'a aucun doute sur l'authenticité de « La Guerre mondiale 14-18 » comme ouvrage rédigé par Pétain. Ce débat entre experts-marchands, experts judiciaires et universitaires ? « C'est un problème épineux », reconnaît Christine Jouishomme, présidente de la Compagnie nationale des experts en écritures et documents et graphologue agréée par la Cour de cassation. « Les experts en écriture sont des techniciens en écriture, pas des marchands, ils sont assermentés, lorsqu'ils s'engagent, ils engagent une compétence professionnelle de haut niveau et leur rigueur intellectuelle et morale est aussi contrôlée par la Cour d'appel. Les marchands d'autographes, (qui eux sont experts en objets d'art, ndlr), n'ont peut-être pas les mêmes demandes que nous, ce sont des marchands et nous sommes en train d'aborder ce sujet du « comment travailler ensemble ? » », explique-t-elle.

"Pour l'heure l'intérêt commercial prime sur le droit"

« Bref, pour l'heure l'intérêt commercial prime sur le droit », résume de son point de vue Jean-Jacques Dumur, réclamant un débat de fond sur cette « bizarrerie » derrière laquelle transite des millions d'euros et qui permet de « démonétiser » sans procès un objet de valeur, « selon le réseau auquel il est présenté et même s'il intéresse le patrimoine national ». De fait, l'argument d'Hélène Bonnafous-Murat, administratrice de la CNE lors des premières assises de la profession, le 8 juin dernier, se veut massue, cité dans le Télérama du 13 juin dernier.

Compétence et/ou réputation ?

La CNE juge en effet que l'expert marchand est plus fiable que l'universitaire, car « quand il investit son argent personnel, l'expert-marchand ne le fait pas à la légère » estime cette experte en estampes anciennes et modernes, soulignant néanmoins que « le statut de l'expert est impossible a encadrer. Dans ce métier, c'est la réputation qui fait tout ». Seulement voilà, côté réputation, aujourd'hui, le monde des experts marchands est aussi secoué par les scandales.


Celui de l'affaire Aristophil, société fondée par Gérard Lhéritier qui vendait des manuscrits et autographes comme placements financiers spéculatifs pour une escroquerie façon Madoff, une pyramide de Ponzi en fait, qui s'est finalement effondrée sur 18 000 épargnants grugés dans une arnaque estimée a 850 M€ de contrats, (Aristophil dont Frédéric Castaing a d'ailleurs régulièrement dénoncé les agissements). Ou encore, celui plus récent et tout aussi retentissant des faux meubles XVIIIe, avec cette paire de chaises censées venir de chez Marie-Antoinette, marquées trésors national après expertise et vendus 2,7 M€, mais qui seraient contemporaines... Affaire dans laquelle l'historien et expert d'art Bill Palot, au C.V. insoupçonnable, a pourtant été placé en détention, après avoir été mis en examen avec l'antiquaire parisien Laurent Kraemer pour « escroquerie en bande organisée ».


Mais revenons en au manuscrit de Pétain et aux centaines de milliers d'euros qu'il pèse... Quelqu'un a-t-il voulu casser la vente et dans quel but ? L'une des questions que se pose Jean-Jacques Dumur depuis le 15 décembre 2014, donc. Car il n'imagine pas qu'il puisse y avoir d'éventuelles manœuvres visant à dévaloriser l'objet... pour mieux le racheter ensuite à prix « cassé » avant de le remettre sur le marché au détour d'une « transaction sous le manteau » qui, pour le coup, serait assortie d'une forte plus-value : « je pars du principe que les experts-marchands sont des gens respectueux de la déontologie et étrangers aux conflits d'intérêts », dit-il avec le sourire. Mais il veut des certitudes.


Désormais assisté par Me Jacques Trémolet de Villers, avocat et historien, il a confié tout le dossier d'expertise au cabinet Honoré d'Urfé à Paris et depuis le printemps, M. Roch de Coligny en dissèque tous les détails pour en tirer sa propre expertise, afin de valider ou d'invalider l'expertise de Marie-Pascale Charbit-Lescat et le rapport de Frédéric Castaing. La première, soutenue par ses pairs, est donc graphologue expert en écritures manuscrites et documents, enregistrée sur les compagnies d'expert de la Cour de cassation et inscrite près la cour d'appel de Toulouse. Sa mission est d'authentifier l'auteur des documents qu'elle analyse, sans enjeux financiers. Frédéric Castaing est expert « en autographes et documents historiques » et son travail implique une évaluation par rapport à un marché en vue d'une vente. 

« C'est de cette différence que naît un flou juridique avec des conséquences voire des préjudices qui peuvent être considérables pour les vendeurs et c'est sur ce point que je veux aujourd'hui attirer l'attention du Conseil des ventes de Paris, pour le moment sans succès », conclut Jean-Jacques Dumur qui pourrait bientôt porter l'affaire devant la justice. 

Pierre Challier



"Pétain, le dernier mystère." Un long format de la rédaction de La Dépêche du Midi. Texte : Pierre Challier. Mise en page : Philippe Rioux. Photos : Pierre Challier, DR. © La Dépêche du Midi, octobre 2016.