Le maître et le génie

Par Jean-Claude Souléry

Le maître et le génie. On peut difficilement rêver rencontre aussi grandiose en un aussi petit périmètre.Quand le plus grand peintre français vivant reçoit le plus grand génie du XXe siècle, on imagine la toute-puissance de leur dialogue sans parole, comme s'ils échangeaient à distance ces secrets propres aux artistes, cette étrange similitude qui unit l’Espagnol à l’Aveyronnais, tous deux attachés profondément aux racines de leur enfance, aux gestes, aux traditions et aux objets oubliés, mais tous deux en perpétuelle recherche des nouvelles techniques de la création. Touche-à-tout, touche-au-noir, l’un et l’autre ont en commun d’affronter physiquement la matière pour que surgissent les prémices d’une œuvre, créant, inventant, déconstruisant les règles, reconstruisant sans cesse pour avancer, avancer toujours dans les expériences de leur vie. 

On se garde bien de comparer ce qui ne peut l'être – les ombres et lumières de l’un, les mille noirs de l’autre –, mais on peut comprendre ce qui les réunit, cette commune volonté de refuser les codes, et de vivre en permanence pour l’œuvre du lendemain. D’ailleurs, Pierre Soulages n’a jamais caché combien une exposition de Picasso, visitée dans les années 30, avait été pour lui, alors élève des Beaux-arts de Paris, une fulgurante révélation, au point de s’enfuir loin des leçons académiques et du conformisme ambiant, pour revenir à Rodez – et dès lors consacrer ses heures à la peinture.

La rencontre de deux grands maîtres de l’art moderne n’est bien sûr jamais fortuite. Celle qui nous est aujourd’hui proposée constitue assurément un événement culturel de première importance – et plus encore parce qu’il a lieu dans cette préfecture aveyronnaise, loin des cimaises supposées prestigieuses de l’art contemporain. Ceux qui viendront ici durant l’été auront la chance de témoigner de cette rencontre muette entre deux géants. Dans ce Sud où la lumière méridionale éclaire si bien le noir, Pierre Soulages a permis que sa ville natale brille aussi sur les catalogues de l’été.

En rendant hommage à Picasso, l'artiste aux 50000 œuvres, il nous offre la plus belle exposition monographique qui lui a été consacrée dans notre région depuis celle du musée des Augustins de Toulouse, il y a plus d’un demi-siècle – exposition alors montée par Denis Milhau, son conservateur historique mort voici quelques jours à peine. Est-ce à dire qu’il y a comme une continuité invisible dans tous ces lieux magiques où vivent les chefs-d’œuvre?

Le musée Soulages de Rodez, construit sur le plateau du Foirail, inauguré il y a deux ans, avait pourtant soulevé bien des interrogations.Pourquoi un tel investissement?Pourquoi ici? Pourquoi l’art contemporain? Aujourd’hui, ceux qui se sont battus pour qu’il voit le jour trouvent une nouvelle fois leur récompense – elle est signée Soulages et Picasso.

Soulages accueille Picasso

Le musée Pierre Soulages de Rodez accueille à partir d'aujourd'hui une exposition temporaire majeure : Picasso. Dans cet écrin d'acier, les toiles du maître espagnol devraient attirer un public nombreux, confortant le succès du musée ruthénois, lieu culturel désormais incontournable de la grande région.

Le temps des critiques qui avaient émaillé la genèse puis la construction du musée Pierre Soulages de Rodez semblent bien loin maintenant. Car depuis l'inauguration de ce musée singulier, enchaînement de blocs d'acier Corten, le 31 mai 2014, le succès est au rendez-vous. Succès populaire et succès critique pour les expositions permanentes qui permettent de comprendre l'outrenoir de Pierre Soulages, et pour les expositions temporaires, voulues dès l'origine par le peintre né à Rodez.

La nouvelle exposition temporaire qui s'ouvre au public aujourd'hui devrait asseoir encore un peu plus la notoriété internationale du musée aveyronnais. Jusqu'au 25 septembre, le musée Soulages accueille, en effet, une exposition Picasso exceptionnelle. Réalisée avec le soutien du musée national Picasso de Paris, du musée Picasso d'Antibes et de la famille Picasso, cette exposition va donner à voir des œuvres datées de 1908 à 1962 – une centaine, parfois rarement montrées au public – ainsi que des photographies, toutes minutieusement sélectionnées par Pierre Soulages.

Pour accueillir ces chefs-d'œuvre, le musée a redimensionné sa salle d'exposition temporaire, abaissant notamment son plafond. «Dans une configuration alternant les espaces ouverts pour les peintures de grandes dimensions et les alcôves plus secrètes pour les petits formats et l'œuvre sur papier, notamment les portraits, l'exposition propose un voyage au cœur de thèmes habituels, un Picasso parmi les siens, voire au jour le jour», explique le musée. 

Après celles de Claude Lévêque et Jesùs Rafael Soto, cette nouvelle exposition temporaire – la plus grande sur Picasso organisée en Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées depuis celle du musée des Augustins à Toulouse en 1965 – fait du musée Soulages un lieu culturel et touristique désormais incontournable de la grande région ; et l'un de ses meilleurs ambassadeurs.

Philippe Rioux

Pierre Soulages :
«J'ai aimé Picasso dès que je l'ai vu»

Chemise noire et pantalon noir, Pierre Soulages, qui a été fait Grand'Croix dans l’ordre de La légion d’honneur mardi soir par François Hollande, a visité en avant-première l’exposition Picasso hier à Rodez.Il s’est ensuite fondu dans la masse des visiteurs du musée qui porte son nom pour faire une visite guidée à François Pinault, emblématique collectionneur d’art contemporain et mécène. Colette, son épouse n’est jamais bien loin pour veiller au bon déroulement de la visite. 

Dans la foule une adolescente regarde le maître sans y croire : la jeune fille est fan de l’inventeur de l’outrenoir. Benoît Decron, le conservateur fait les présentations et Pierre Soulages, lui dédicace le billet d’entrée. Au fil des salles, les visiteurs saluent en silence le maître.Un hommage qui le fait sourire.

François Pinault marche devant et en connaisseur va d’un grand format à un plus petit.Il se rapproche de Pierre Soulages pour demander au maître quelle était sa toile préférée parmi toutes celles exposées : « Celle que je peindrai demain », répond Pierre Soulages avec un sourire malicieux. Fin de visite, l’homme d’affaires doit reprendre un avion vers Paris, mais Pierre Soulages reste, cinq minutes, debout, droit, pour répondre à nos questions. 

Vous avez visité l’exposition Picasso, quel est votre sentiment ?

Et bien je la connaissais un peu sur catalogue puisque les œuvres qui sont là, j’en ai choisi un grand nombre, et dans ce grand nombre, Benoît Decron a sélectionné celles que vous avez vues. Et il a fait un très bon choix. C’est une très belle exposition. 

Quel était votre rapport avec Picasso ?

Tous les élèves que j’avais autour de moi, qui préparaient avec moi le concours d’admission à l’école nationale des Beaux-Arts, détestaient Picasso. C’était en 1938. Ils trouvaient que c’était un fumiste, que c’était rien du tout. Je suis allé voir l’exposition chez Paul Rosenberg. Moi, je n’étais pas du tout déçu, bien au contraire.

Ce que je trouvais mauvais, c’est ce qu’on faisait alors à l’école des Beaux-Arts de Paris.Pour le concours d’admission, que j’avais été obligé de passer, même si ce n’était pas mon intention, j’avais été admis, mais j’avais trouvé ça tellement épouvantable que j’ai décidé de ne pas y rentrer. Et, quand j’ai vu l’expo Picasso, j’étais tellement plus heureux de voir ce que je voyais là. Le camarade qui était avec moi était un peu étonné, je lui ai dit : « Moi, ça ne me surprend pas tellement, je trouve que c’est plus près des émaux que j’ai vus sur la chasse de Sainte-Foy à Conques que ce que je fabrique à l’école des Beaux-Arts. Voilà, ça a été mon premier contact avec Picasso. Depuis j’en ai eu d’autres bien sûr. Et je suis très très heureux de voir l’exposition que Benoît Decron a fait. 

C'est un musée qui porte mon nom, mais ce n’est pas le musée Soulages.

Ce musée est un véritable succès populaire, ça vous touche ?

Ah bien sûr, mais je le répète c’est un musée qui porte mon nom, mais ce n’est pas le musée Soulages. Il porte mon nom à cause de l’histoire de Conques, c’est un musée qui a été fait à partir des vitraux de Conques et le maire de l’époque,Marc Censi, qui est à l’origine de ce musée m’a demandé des exemples de mes gravures : je lui ai dit bien sûr, je peux vous en fournir.Et puis les cartons des vitraux de Conques, les explications du verre que j’ai inventé pour les vitraux de Conques… c’est l’origine du musée.Et ce n’est qu’à partir du moment où ce musée a dû porter mon nom que j’ai exigé qu’ il fallait qu’il y ait un espace de 500 m2, offert à d’autres expositions que la mienne. 

Des expositions que je ne voulais pas choisir, dont le choix était laissé à d’autres que moi.C’était la condition express que j’avais posée pour que ce musée porte mon nom. Mais ce n’est pas le musée Soulages, d’ailleurs s’il devient un jour le musée Soulages il sera différent, avec d’autres œuvres… 

Vous avez une aura mondiale, une réputation incontestable, qu’est-ce que vous souhaiteriez aujourd’hui ?

Continuer à faire de bonnes toiles, tout simplement. Faire la toile que je voudrais faire demain.Celle à laquelle je pense. D’ailleurs, je rentre le plus vite possible dans mon atelier pour y travailler. J’ai été contraint d’y rester ces temps derniers parce que j’ai eu des problèmes de locomotion, des ennuis d’ordre physique mais pas des ennuis de santé réellement. Enfin bon, je suis resté à Sète où j’ai peint.Donc, j’y retourne le plus vite possible et oui, j’espère encore peindre. 

J’ai des toiles vierges qui m’attendent.

Propos recueillis par Sébastien Dubos

Soulages : un musée dans la ville

Vue extérieure du Musée Soulages. Photo Photothèque Rodez agglomération.

En proposant une centaine d'œuvres au public, entre celles réalisées par l’artiste espagnol et les photographies que Michel Sira et David Douglas Duncan ont prises de lui, les équipes du musée et Pierre Soulages ont donc mis fin à une période de disette « régionale » longue de cinquante et un ans. 

Cette nouvelle exposition temporaire, qui devrait satisfaire amateurs d’art, inconditionnels du natif de Malaga et simples curieux, a d’ores et déjà commencé à combler les Ruthénois, en tête desquels le maire, Christian Teyssèdre, qui souhaitait faire de l’imposante construction couleur rouille « une référence en termes d’attractivité et de développement économique local ». 

« En 2015, Rodez a connu un taux de création d’emplois en hausse de 32,8 %, a-t-il détaillé.Celui du chômage n’était, quant à lui, que de 6,2 %, ce qui est vraiment bas. Le musée Soulages a grandement contribué à tout cela en impulsant une dynamique fondamentale pour la ville. » En à peine plus de deux ans d’existence, le bâtiment conçu par le cabinet d’architectes catalans « RCR arquitectes » a franchi le cap des 420 000 entrées payantes ; un total bien supérieur à celui envisagé initialement. 

"Nous avons toujours cru en ce projet". Christian Teyssèdre, maire de Rodez

« C’est une belle récompense car nous avons toujours cru en ce projet », a insisté Christian Teyssèdre, dont le regard est désormais tourné vers la barre symbolique du demi-million, qu’il juge en mesure d’être franchie d’ici à la fin de l’exposition, grâce aux 100000 personnes dont il espère la venue. 

« Il n’y a pas de petites villes, pas plus que de petits musées, a, de son côté, souligné Benoît Decron, le conservateur. Les gens de Rodez et de la région ont le droit de regarder de jolies choses. Je ne vois pas pourquoi les expositions consacrées à Picasso ne devraient se tenir que dans les grandes villes. » En s’affirmant comme l’un des endroits qui comptent en matière d’art, Rodez s’assure également des retombées financières non négligeables. L’an dernier, le musée Soulages a ainsi dégagé des recettes commerciales d’1,5 million d’euros, soit 66,15 euros par habitant, tandis que les dépenses par visiteur payant ont été d’1,50 euro. 

Romain Gruffaz

Picasso chez Soulages : l'exposition



Est-ce parce que la majorité des œuvres exposées à Rodez sont issues du fonds que Pablo Picasso avait prévu de transmettre à ses héritiers ? Les 97 toiles, œuvres ou documents, proposent en tout cas un Picasso plus intime. 



Peut-être du coup plus accessible aussi pour ceux et celles qui ne connaissent pas l'univers du maître,, artiste majeur du vingtième siècle, entré de son vivant dans la légende de l’art. La sélection réalisée parPierre Soulages puis finalisée et scénarisée par Benoît Decron, le conservateur en chef du musée, le sens de l’accrochage et le rythme renforcent également cette impression de pénétrer l’œuvre plus avant… et peut-être plus facilement. 

Ce sentiment est d’ailleurs porté par une exposition de belles photos signées Michel Sima et David Douglas Duncan.Picasso, sa marinière, son œil toujours aux aguets à fait le bonheur des photographes.Ici on le voit aussi dans son intimité, avec ses proches, sa famille. 


Les formes et le message

L’écrin du musée se prête d’ailleurs bien à l’exercice du Picasso intime et la coexistence des deux « monstres sacrés » de la peinture lancera une invitation au dialogue pour le visiteur qui transgressera les couleurs. 

Du « Portrait de Dora Maar », une huile sur toile réalisée en 1937 à « Claude dessinant Françoise et Paloma », huile sur toile réalisée en 1954, le visiteur sera saisi par le rythme, l’ampleur, la poésie et la beauté qui s’en dégagent. Deux tableaux pris au hasard parmi ceux exposés ? Non, pas tout à fait parce qu’ici rien n’a été laissé au hasard, ces deux œuvres racontent deux époques différentes, sont éloignées de plusieurs années, mais on sent la même tendresse, le même regard extraordinaire dans le vrai sens du terme que le peintre portait sur ses proches. 

Pierre Soulages n’est pas étranger à la première sélection mais a laissé le champ libre à Benoît Decron qui s’est transformé en passeur d’émotion avec une volonté de tendre la main au visiteur, dans une sorte d’éloge de la simplicité, pour rendre l’œuvre encore plus compréhensible. Les Picasso de Picasso, vus par Soulages et accrochés par Benoît Decron racontent une belle page d’histoire de l’art. 

S.D. 

Jusqu’au 25 septembre à Rodez.Renseignements 05 65 73 82 60. www.musée-soulages.rodezagglo.com



"Picasso chez Soulages". Un long format de la rédaction de La Dépêche du Midi. Textes : Jean-Claude Souléry, Philippe Rioux, Sébastien Dubos, Romain Gruffaz. Mise en page : Philippe Rioux. Photos : La Dépêche, AFP, Musée Soulages, Succession Picasso 2016. Vidéos : Musée Soulages. Remerciement au service communication du musée et de l'agglomération du Grand Rodez. © La Dépêche du Midi, juin 2016.