Changement d'Histoire

Editorial de Jean-Claude Souléry

Imaginer Verdun, c'est imaginer l’inimaginable. C’est raconter une inhumanité totale où les hommes, officiers, simples poilus de chez nous ou feldgrauen d’en face, les bêtes, poux, chevaux, mulets et rats, tout ce qui vit et va mourir, se mêlent inextricablement aux éléments les plus hostiles, au feu, à l’eau, aux nuages, à la boue, où les arbres, les collines, les crêtes et les hameaux, mais aussi les tranchées, les forts et fortifications sont parties prenantes d’un même enfer, en constituent le décor forcément sinistre comme des ombres maléfiques – sans oublier, bien sûr, les outils modernes indispensables au carnage, imaginés par des ingénieurs, confectionnés dans nos arsenaux souvent par des mains de femmes, et transportés sur le front, fusil Berthier, Mauser allemand, baïonnettes, grenades à main, notre canon de 75, leur canon de 77, obus géants en quantité phénoménale, enfin les gaz chlorés qui couchent les hommes, et même, pour la toute première fois dans l’histoire des guerres, des bombes jetées du ciel ... Au sol, «de la chair humaine avait été broyée.Aux endroits où la terre avait bu du sang, des essaims de mouches tourbillonnaient.Partout des débris de toutes sortes, fusils brisés, sacs éventrés d’où s’échappaient des lettres tendres que le vent dispersait», comme l’a écrit dans ses «Carnets de guerre» Louis Barthas, le fameux tonnelier de Peyriac-Minervois. 

Verdun mérite toute cette avalanche de mots qui font sa légende, tout ce lyrisme d’orgueil et de sauvagerie, de trouille et de tripes, car ces trois cents jours de furieux combats marquent à jamais la fin d’une Histoire de France et le commencement d’une autre, c’est la dernière des batailles d’autrefois et la première bataille des temps nouveaux. En trois cents jours, pardi, l’art militaire a pris le temps de progresser, de mieux tuer. Cette histoire d’un autre siècle – qu’on ne veut plus apprendre –, c’était encore l’histoire d’une terre-patrie que les Français avaient à corps et à cœur de défendre, la Lorraine des croix blanches, la Meuse grise qui méandre, et la farandole de villages comme aurait pu la chanter Louis Aragon: Vaux-Chapître, Maucourt-sur-Orne, Neuville-lès-Vaucouleurs, Fromeréville-les-Vallons, Thiaumont, Vaux-devant-Damloup, et Belrupt-en-Verdunois... tout le long poème de la géographie de France. 

Qu’en reste-t-il ? Des reconstitutions bleu horizon, pour la mémoire et le tourisme. Des os qui remontent encore de la terre. Des discours comme on va les entendre aujourd’hui. Des fresques en images pour la télévision qui entretiennent le mythe. Des livres qui ne font pas forcément des best-sellers. Et surtout les mains, l’une tenant l’autre, de Mitterrand et de Kohl comme le plus authentique symbole d’une réconciliation. L’enfer de Verdun commençait il y a cent ans. Et nous voilà, cent ans plus tard, en «état de guerre», dit-on, comme si l’Histoire recommencée n’était grande que par la folie et la fureur des hommes.

Il y a cent ans, la mère des batailles

Verdun, visions d'Histoire : les images du film de Léon Poirier, sorti en 1928, ont nourri nombre de livres. Restauré par la Cinémathèque de Toulouse en 2006, il a été prêté cette année au Mémorial. Photo Cinémathèque de Toulouse.

Verdun. Deux syllabes qu'aucun livre n’épuisera. Eternel bourdon continuant à sonner le glas pour plus de 300 000 morts. 

Verdun : qui un grand-père, qui un grand-oncle... Nom qui dit tout 14-18, jusqu’à se confondre avec la Première guerre mondiale depuis un siècle, pour des millions de Français. Mais dont chacun sait qu’il n’a jamais révélé l’incommunicable vécu par les soldats. Boyaux de terre et de chair mêlés de sang et de lisier humain, corps déchiquetés par des millions d’obus, asphyxiés par les gaz, là-bas, sur la cote 304, au Mort-Homme, dans le Bois des Caures, comme autour et dans les forts. Douaumont, Vaux, Souville… « On ne passe pas ! », « Courage ! On les aura ! » : mots d’ordre absolu face à l’acharnement de l’offensive allemande. Via le "tourniquet" instauré par le général Pétain, les trois-quarts des régiments français, soit 2,5 millions d’hommes, défileraient ainsi sur la Voie Sacrée, entre le 21 février et le 18 décembre 1916, montant en ligne pour d’atroces combats dans cette poche de 20 km sur 4... 

«On ne passe pas» : mot d'ordre face à l’acharnement de l’offensive allemande.

« Qui n’a pas fait Verdun n’a pas fait la guerre ! », deviendrait d’ailleurs le leitmotiv des survivants, dès le début de la bataille. Celui qu’ils feraient invariablement rimer avec « enfer », plus tard, devant les leurs. Avant de se refermer. Façon de tendre un suaire de silence devant leurs morts et leurs cauchemars. Parce que l’horreur ne pouvait se confier qu’entre pairs, sauf à s’appeler Giono ou Barthas et inlassablement militer contre la barbarie, pour la paix. 

Verdun ? C’était donc il y a 100 ans, jour pour jour, lorsque les canons, les avions et les fusils les plus modernes de deux peuples – chacun convaincu d’être l’universel représentant du progrès et de la civilisation – ravalèrent l’homme en deçà de l’animalité en le jetant dans cette fournaise : la mère des batailles du XXe siècle. La guerre « courte », « fraîche et joyeuse » promise aux combattants durait maintenant depuis un an et demi.Le front s’était figé dans la boue et le froid. Sur la carte du commandant en chef allemand Erich von Falkenhayn, la victoire ne se jouerait pas à l’Est contre les Russes.Tandis qu’à l’Ouest, Français et Anglais attaqueraient au printemps. Mener l’offensive décisive avant, pour contraindre les premiers à signer une paix séparée... 

Joffre avait négligé et dégarni la défense du saillant de Verdun et de ses forts sur la rive la droite de la Meuse, à 30 km de la frontière héritée du désastre de 1870. Falkenhayn y aligna une armée, 72 bataillons et 1407 canons. La mort méthodiquement industrialisée, de l’enlisement à l’ensevelissement. « Je ne sais pas comment ils ont tenu », s’interroge encore un arrière-petit-fils de poilu qui enfile régulièrement l’uniforme bleu horizon pour rendre hommage à ces hommes et répéter aux jeunes générations « plus jamais ça »... 

Pierre Challier

306 000 morts : l'effroyable bilan 



Au terme des dix mois de combats de la bataille de Verdun, on relèvera au total 713000 pertes (tués, blessés, disparus, prisonniers) : 378000Français, dont 163000tués et disparus et 216000 blessés et 335000 Allemands, dont 143000 tués et disparus et 195000 blessés. Longtemps symbole de l’unité nationale, Verdun a changé de dimension le 22 septembre 1984, devant l’ossuaire de Douaumont, la poignée de main du président Mitterrand au chancelier Kohl ayant soudain élevé ce lieu hautement symbolique du XXe siècle en immense monument aux morts de deux peuples, un message pour la paix en Europe. 


Un geste qui sera prolongé le 29 mai prochain par François Hollande et Angela Merkel avec la pose d’une plaque commune, dans le cadre d’une imposante cérémonie internationale dont la mise en scène a été confiée au cinéaste allemand Volker Schlöndorff, laquelle associera 4 000 jeunes venus de toute l’Allemagne et de toute la France, ainsi que l’Orchestre West-Eastern Divan de Daniel Barenboïm.

Au coeur des combats acharnés, les forts français

Le fort de Douaumont.


Douaumont, Vaux…Forts et lieux mythiques de la bataille de Verdun, passages obligés pour quiconque visite le champ de bataille. « Le premier est tombé dès le 25 février (1) et les Français ne l'ont repris que le 24 octobre, avec de très lourdes pertes.Le second, lui, a été l’objet d’une résistance héroïque, avant de se rendre le 7 juin 1916 puis d’être repris le 2 novembre », explique Isabelle Nourry, directrice adjointe de la Mission histoire et directrice des sites de Mémoire de Verdun, montrant des photos de ces pentagones enterrés, réduits à un désert lunaire par les pilonnages. Pour mieux comprendre cette fureur ? Il y a ces cartes en relief, à l’entrée de chaque fort. La ville de Verdun, sur la Meuse. Et puis sur la rive droite les hauteurs regardant vers le tout proche empire de Guillaume II, occupant une bonne partie de la Lorraine après la défaite de 1 870. 

«Les hommes sont au bord de la démence. Sur le mur, ils cherchent cette ligne rouge...

« En 1873, le général Séré de Rivières fortifia la nouvelle frontière via Belfort, Épinal, Toul et Verdun. Il fit alors entourer la ville de six forts.Douaumont était le plus important au nord-est, flanqué par Vaux qui le protégeait à l’est ». Depuis sept ans, Patricia est guide dans ce dernier. Et l’émotion habite toujours sa voix lorsqu’elle évoque ces sept jours durant lesquels les hommes du commandant Raynal résistèrent pas à pas. 



Aujourd’hui ? Malgré les infiltrations d’eau de l’hiver, les couloirs et les casemates hébergeant les chambrées sont éclairés, entretenus et dégagés, pour les visiteurs. « Mais durant les combats, on avance dans le noir, la fumée, les gravats, dans le fracas monstrueux du bombardement », reprend Patricia. Piégés dans leur caserne souterraine, il y a là 600 hommes environ. « Autour du fort, c’était l’enfer, à l’intérieur, c’était pire »... «Fantômes titubants », les défenseurs dressent des chicanes avec ce qu’ils peuvent dans cette étroite galerie où l’ennemi a pris pied. On se bat à la grenade, à la baïonnette, à la pelle de tranchée.La peur, le sang, la merde, les hurlements, la faim, la soif… le vrai visage de la guerre dans les entrailles de Vaux.« Les hommes sont au bord de la démence.Sur le mur, les soldats cherchent cette ligne rouge avec leur lampe, elle leur indique les endroits où au-dessus de leurs têtes 2,50 mètres de béton spécial et de sable les protègent du feu roulant de l’artillerie. Ils ont la terreur du lance-flammes que vient d’inventer un pompier allemand, des gaz aussi.



Et puis il faut imaginer l’odeur suffocante, pas d’évacuation… ils se battent au corps à corps dans les excréments et bientôt, les citernes sont crevées, il n’y a a plus d’eau », poursuit Patricia.Dans la nuit du 5 au 6, une centaine d’hommes arrive à sortir.Mais le 7 juin, Raynal est obligé de se rendre avec environ 400combattants à bout de force. « Face à leur courage, les Allemands et le Kronprinz, commandant la Ve Armée, leur rendront les honneurs militaires », achève Patricia… Défendre Vaux, reprendre Vaux, des milliers d’hommes tomberont ou rentreront chez eux mutilés à vie. Témoins le Gersois Anatole Castex, qui encaisse l’offensive du 21 février et meurt à Vaux-Chapitre le 6 septembre, ou Emile-Marius Vincent, de Séverac-le-Château, dans l’Aveyron.Croix de guerre, légion d’honneur, devenu facteur, Emile-Marius faisait sa tournée à vélo… mais n’avait plus qu’un bras pour tenir le guidon. L’autre ? Il l’avait perdu à Vaux. 

Pierre Challier










C’est devant Douaumont que le 2 mars 1916 sera blessé et fait prisonnier le capitaine Charles de Gaulle après un farouche combat à la tête de sa compagnie.

Verdun aujourd'hui

Entre deux giboulées de neige, un rayon de soleil frappe les tours de la cathédrale, là-bas, éclairant aussi l'ancien palais épiscopal devenu centre mondial de la Paix.Verdun ? Sur sa boucle de Meuse propice aux flâneries fluviales, entourée de champs vert tendre et de forêts, c’est joli, vu des hauteurs de la rive droite... là où le car nage faisait rage, il y a 100ans. «Mais ni la ville ni le département ne se sont jamais remis de la guerre », prévient l’historien Jean-Luc Demandre, chargé de mission de l’association 14-18 Meuse. L’empreinte de la boucherie ? C’est bien sûr l’ossuaire de Douaumont et la nécropole à ses pieds), 16136 tombes de poilus, croix et stèles frappées de l’étoile de David ou du croissant, imposant le silence, matérialisantl’absurdité du massacre. 

Mais en dehors du champ de bataille aux reliefs à jamais lunaires sous la végétation... ce sont évidemment aussi ces bornes kilométriques casquées de bronze lorsqu’on arrive à Verdun par la Voie Sacrée.Ces fantômatiques statues de maréchaux montant la garde devant les murs noirs de la citadelle souterraine. Le monument de la Victoire sur sa crypte, en haut de son avenue.Et puis tous ces combattants idéalisés à l’antique dans la pierre pour conjurer la réalité des cadavres pourrissant en terre... si loin de ces généraux de bronze, martiaux. Sarrail le Carcassonnais, qui, déjà, en septembre 1914 avait protégé la cité lorraine, aujourd’hui debout devant l’office de Tourisme... 

«C’est lourd quand on est jeune...» Pétain ? Toujours compliqué. Entre le général sauveur de février 1916 et le maréchal traître de juin 1940, rappelle ce portrait casqué à l’entrée du fort de Vaux, ironiquement placé au dessus de l’étendard dédié au «pigeon de Verdun», ultime messager du commandant Raynal assiégé. C’est en effet à Nivelle et Mangin que Joffre accorda la victoire, Pétain préférant statuer «il n’y a pas de vainqueur de Verdun, c’est le poilu qui a gagné la bataille». «Verdun, c’est lourd quand on est jeune, on aimerait bien tourner la page, sortir de l’image mortifère, qu’il y ait un autre regard sur notre territoire », confie une jeune fille achetant son sandwich quai de Londres. 

«L'horreur, les histoires de guerre, ça vit encore dans les familles, ici.Pour nous c’est dur quand on voit ce qui se passe en Syrie.Les migrants, ça fait penser à nos parents, à leur exode.Que seraient-ils devenus si personne ne les avaient accueillis ?»

«D’autant que c’est une chouette ville, que les gens y sont très sympas.Avant oui, c’était sombre, un peu glauque, mais beaucoup de rénovations ont été faites et ça gagne à être connu », renchérissent Olivier et Dominique, commerçants au marché « très couru le vendredi, car beaucoup plus accueillant que Sedan », souligne Ludovic, 36 ans, le boucher à côté. De fait, Verdun vit et personne ici ne veut se voir seulement résumé à cet éternel grand blessé faisant visiter ses cicatrices indélébiles, aux flancs continuant à suppurer corps et armes. Mais voilà... 


Comment faire sans la guerre, quand le tourisme de mémoire, déjà évalué à plus de 10M€ en Meuse, en 2013, devient essentiel à l’économie locale ? Aux ronds points, les feux de colère allumés par les agriculteurs fument encore. Les services municipaux dégagent les tonnes de fumier devant la sous-préfecture. Les anciennes casernes sont fermées.Comme l’hôtel de la Paix, le Monoprix, la quincaillerie et la dernière librairie.L’Armée était le premier employeur de la Meuse en 1913: 35 805militaires et Verdun comptait une dizaine de régiments pour 21700 habitants en 1914. 


Aujourd’hui, la ville recense 19500 Verdunois «et ne reste plus que le 1er Chasseur, à Thierville, sur les sept ou huit régiments qu’il y avait encore au début des années 80 » compte Gilles Akerib, 55 ans, qui tient le tabac Foch. Lui aussi aime sa ville, la défend.Mais constate. «Je ne vends presque plus les pipes dont les cadres des régiments étaient clients, quant aux cigarettes, avec le Luxembourg à côté, difficile.» Restent les souvenirs, la tasse 14-18, «les portes-clés avec la tête de poilu qui partent bien». Le Centenaire de la bataille ? En bord de Meuse derrière ses échaffaudages, l’ancien mess des officiers achève sa transformation en quatre étoiles.«Beaucoup de commerçants comptent sur le tourisme en mai 2016, mois traditionnel des commémorations», explique Stéphanie, 34 ans, coiffeuse, fignolant la coupe de Danièle, 58ans. Faire abstraction du passé ?Comment avec ce présent ? «L’horreur, les histoires de guerre, ça vit encore dans les familles, ici. Pour nous c’est dur quand on voit ce qui se passe en Syrie. Les migrants, ça fait penser à nos parents, à leur exode. Que seraient-ils devenus si personne ne les avaient accueillis ?», interroge Danièle. 

100 à 140€ la baïonnette «Rosalie» 


Verdun encore criblée ça et là d’éclats... Avenue de Douaumont, Camille Tridon tient La Tranchée du Poilu, seul magasin local spécialisé en objets militaires de 14-18. Un habitué entre, cherchant un type précis de baïonnette. Le cours du casque Adrian est à «100-140€», environ autant pour la Rosalie. Tout vient des greniers et «surtout pas des fouilles sauvages» souligne Camille, se félicitant que le champ de bataille soit désormais protégé des pillards, car il appartient « à la mémoire nationale et aux archéologues ». 

Les affaires ?«Le Centenaire a ravivé l’intérêt, non pas des collectionneurs mais des collectivités et associations, chacun a voulu son poilu pour une expo, le grand public étant plus sensible à l’artisanat des tranchées», explique-t-il . à la boucle de ceinturon allemand frappée du Gott mit Uns, Dieu avec nous,répond alors ce crucifix fabriqué par un poilu avec ses balles de fusil, exposé au Centre mondial de la Paix. Mais «ce n’est que parmi les hasards que chaque soldat survit », le hasard, sa seule vraie foi en enfer, écrivait le pacifiste Erich Maria Remarque.

Pierre Challier

«Les morts de Verdun parlent à toute l'Europe»
Interview d'Antoine Prost


Antoine Prost est Président du Conseil scientifique de la Mission Centenaire

Pourquoi la bataille de Verdun tient-elle une place si importante dans l'imaginaire français ?

Dès son commencement, cette bataille a immédiatement occupé un espace considérable dans la conscience nationale car les Français ont eu très peur. Les Allemands n’avaient pas attaqué depuis la Marne, les Alliés avaient l’initiative et soudain, arrive cette attaque brutale, massive sur ce secteur tranquille, mal préparé et renforcé dans l’urgence, puisque Joffre pensait qu’une offensive y était inimaginable vu la nature mouvementée du terrain. Or dès les premiers jours, les Allemands avancent de 6 à 8 km, prennent sans combat Douaumont, juste gardé par une cinquantaine de vieux soldats. Bref, à Verdun, les Français ont eu très peur de perdre la guerre. L’enjeu est donc immense comme l’anxiété, chez tout le monde. Alors inconnu, Pétain arrive le 25 février et les Français prennent une décision fondatrice : se battre sur la rive droite de la Meuse alors qu’ils auraient pu prudemment se replier sur la rive gauche : ils relèvent le défi allemand en disant « on ne passe pas ! » et Verdun devient alors le symbole même de la résistance française, du courage du citoyen-soldat, du poilu, dans ce conflit.

"A Verdun, les Français ont eu très peur de perdre la guerre.L'enjeu est donc immense, comme l’anxiété, chez tout le monde» 

Est-ce un tournant décisif de la guerre ?

Non. Ce n’est décisif que du point de vue symbolique, dans la construction de la mémoire de la guerre mais militairement parlant, les Allemands, pourtant à trois contre un, n’avaient pas les troupes nécessaires pour exploiter la brèche. Ils auraient pu gagner s’ils avaient attaqué le 12 février comme ils l’avaient initialement prévu, mais la météo les en a empêchés et les Français ont mis à profit les quelques jours du 12 au 21 pour renforcer leurs défenses et rapprocher des réserves. 

Verdun marque un tournant important, néanmoins… 

Oui : celui de l’escalade. Les conclusions tragiques qu’en tireront Falkenhayn comme Joffre et d’autres, c’est qu’on n’aura pas bombardé assez fort ni envoyé assez de troupes… De fait, Verdun n’a pas été la bataille la plus meurtrière de la guerre, même si elle a tué 143 000 Allemands et 163 000 Français. En 1916, c’est certes la pire par rapport à celles qui l’ont précédée… mais pas par rapport à celles qui vont lui succéder. La Somme et le Chemin des Dames tueront proportionnellement plus. Mon ami Gerd Krumeich avec qui je viens d’écrire la première histoire franco-allemande de la bataille (1), a cependant déconstruit la « légende » propagée par Falkenhayn après guerre : ce dernier a affirmé avoir voulu saigner l’armée française à Verdun, mais c’était pour se dédouaner d’avoir échoué, d’avoir sous-estimé les Français car il pensait bien obtenir là une victoire rapide et décisive. 


Cent ans après, quel est le message de Verdun pour les générations d’aujourd’hui ?

 Le message de Verdun a été complètement transformé par la poignée de main de Mitterrand à Kohl en 1984. Douaumont et la nécropole étaient au cœur de la nation. Les restes des soldats allemands dans l’ossuaire, c’était un sujet quasiment tabou. Le geste initié par Mitterrand a fait basculer le sens de Verdun : en fait, les soldats de tous les camps étaient passés du statut de héros à celui de victimes. Aujourd’hui, ce symbole de réconciliation franco-allemande va même au-delà : les morts de Verdun ne parlent plus seulement à la France et à l’Allemagne, ils parlent à l’Europe de la futilité de toutes les guerres et la mettent en gardent contre tous les nationalismes toujours présents. 

Recueilli par Pierre Challier

(1) Verdun 1916, une histoire franco-allemande de la bataille, chez Tallandier.

Des cartes pour comprendre

Les régiments du Midi sont mobilisés

Institué par Pétain, le système du «Tourniquet» impose une relève rapide des unités pour ménager les forces en première ligne.Les poilus reconnaîtront à cette noria une forme «d'égalité républicaine» : Verdun, c’est «l’abattoir» comme dit la pancarte d’une tranchée, mais «chacun son tour» et si en signe de protestation, certains bêlent en montant au front, personne ne se dérobe. Les unités de notre région plongeront aussi dans cet enfer. 

Le 7e Régiment d’Infanterie de Cahors participe à la bataille de juin à août sur les secteurs de Fleury et du fort de Souville. 

Le 9e RI d’Agen est en Lorraine dès le début 1916 puis engagé dans la bataille de juin à novembre à Souville, au ravine de la Caillette et côte du Poivre. 

Le 11e RI caserné à Montauban et Castelsarrazin, y est également sur la même période, à Froideterre, au bois Nawé et aux carrières d’Haudremont. 

Le 12e RI de Tarbes y est présent de mai à octobre sur la terrible cote 304, colline qui perdra 7 m de haut sous l’incessant déluge d’artillerie et cote 287, il est envoyé côte du Poivre en novembre. 

Le 14e RI de Toulouse est engagé à Fleury, chapelle Sainte-Fine et Souville au plus fort de la bataille, en juin et juillet. 

Le 15e RI d’Albi est à Fleury-sous-Douaumont, entre juillet et octobre. L’année suivante, il sera cote 304 et au Mort-Homme. 

Le 20e RI, dont les casernements sont à Montauban, Marmande et Casteljaloux est au ravin de la folie, à Thiaumont, ravin des Vignes, Quatre Cheminées en juillet et août puis côte du Poivre et fort de Douaumont en novembre. 

Le 40e RI, caserné à Nîmes, Alès et Uzès est côte du Poivre et fond d’Heurias. 

Le 53e RI de Perpignan arrive en mai pour le Fort de Vaux, le ravin de la Horgne et le secteur du tunnel de Tavannes. 

Le 59e RI de Pamiers et Foix sera présent de fin mars à début juin sur le bois d’Avoncourt. 

Le 80e RI est basé à Narbonne et sera engagé en août à Fleury-sous-Douaumont puis cote 304. Le 81e RI de Montepellier se battra en août sur le ravin des Vignes et à Thieumont. Il participera à la prise du Mort-Homme un an plus tard, en 1917. 

Le 83e RI, réparti entre Toulouse et Saint-Gaudens sera aux bois d’Avocourt et de Malancourt d’avril à juin. Le 88e RI, régiment d’Auch et Mirande est engagé entre mars et juin 1916 au bois d’Avocourt. En septembre 1914, il était déjà présent dans le secteur de Verdun où l’écrivain Alain-Fournier, qui y servait comme lieutenant, était tué. 

Le 96e RI de Béziers et Agde se bat au ravin des Vignes et à Thiaumont durant l’été. Le 122e RI de Rodez sera présent dans la bataille à partir d’août, à Thiaumont et aux Carrières. 

Le 143e RI, caserné à Carcassonne et Castelnaudary arrive également en août pour se battre à La Haie Renard, au bois de Vaux-Chapître et au ravin des Fontaines. Durant tout le conflit, c’est l’infanterie qui sera essentiellement massacrée : un fantassin sur quatre tué. Et durant la bataille de Verdun, 80% des morts seront victimes de l’artillerie, pas uniquement ennemie. Le général Percin estimera ainsi après guerre que 75 000 Français avaient été fauchés par les tirs de leurs propres canons durant le conflit. Détail sordide ? à une époque où le salaire ouvrier quotidien était de quelques francs, en 1916, l’obus de 75 des arsenaux de l’état valait 18,35 francs l’unité à Tarbes mais 22,50 francs dans les usines privées de Paris qui spéculaient sur cette guerre, dont le coût serait estimé plus tard par la Société des Nations à une ruine de 10000 milliards de francs pour les belligérants. 

Pierre Challier

Louis Barthas miraculé… 


Parti en 1914, notre tonnelier audois de Peyriac-Minervois Louis Barthas (1) arrive à Verdun, en cette année 1916. Toujours pacifiste, antimilitariste, socialiste et humaniste, il n'en fait pas moins courageusement son devoir comme ses camarades, sous les ordres de deux redoutables ganaches. Bientôt, Louis Barthas monte en ligne sur la terrible cote 304… « Dans l’après-midi, les batteries allemandes renseignées sans doute par leurs aviateurs, ouvrirent un feu roulant sur la cote 304pendant deux heures, au moins.Combien de tonnes de projectiles tombèrent sur cette colline ? Les cervelles secouées par les explosions proches, abrutis, nous nous attendions à tout instant à être pulvérisés (...)Enfin l’ouragan de fer et de feu s’apaisa graduellement pour faire place à l’intermittence presque régulière des feux de barrage déclenchés au petit bonheur. Enhardis par ce calme, nous nous groupâmes cinq ou six camarades sous une mince plaque de tôle ondulée pouvant à peine protéger d’un petit éclat mais on jouissait là-dessous d’une illusion de sécurité (...) Soudain, un obus avec un sifflement sec et brutal traversa notre tôle comme une feuille de papier et vint se planter contre le talus de la tranchée sans éclater (...) Les premières secondes de stupeur passées, ce fut un éclat de rire général. » «Réaction nerveuse », précisera évidemment le tonnelier. 

(1) Les Carnets de Guerre de Louis Barthas, présentés par l’historien Rémy Cazals, aux éditions La Découverte, poche.


cartes et infographies pour comprendre









Leur mémoire en bleu horizon

Ils portent l'uniforme des fantassins du 155e RIde Commercy, régiment voisin de Verdun, trois fois monté en ligne durant la bataille. Et s’alignent face à la nécropole de Douaumont. La neige redouble avec le vent, percute à l’horizontale leur casque Adrian et commence à pénétrer la laine épaisse de leur tenue bleu horizon. Les mains rougies rajustent la bretelle du fusil. Puis ils rectifient la position face au monument. 

Dans ce lieu où la géométrie des tombes n’effacera jamais le chaos du paysage alentour, bouleversé par les obus… « on ne joue pas à la guéguerre, nous ne sommes pas des enfants de huit ans », prévient Marc Lozano, 39ans, un galon de sergent sur sa manche.Approuvé de la tête par les deux soldats l’accompagnant,Philippe Arrougé, 48ans et Philippe Wuillaume, 61 ans. Habituellement ? La vie civile les voit professeur ou employé. Mais régulièrement ils endossent leur tenue de poilu, « pour rendre hommage aux combattants et raconter l’enfer qu’ils ont vécu. Pour nous, il ne s’agira jamais de reconstituer ou pire « ressusciter » la bataille mais juste de l’évoquer », précise Marc, tandis que plantée dans le nuage la tour de l’ossuaire rappelle l’obscénité qu’il y aurait à vouloir « refaire Verdun » : l’indicible ne tolère pas le simulacre. 

Tous ceux qui manquent encore 

Ici ? La nécropole nationale au pied du monument compte 16 136 tombes portant un nom, chacune plantée d’un rosier et parfois encore fleuries de bleu-blanc-rouge ou d’un bouquet familial. Quant à l’ossuaire les dominant, longue nef voulue par Mgr Ginisty, l’Aveyronnais évêque de Verdun devenu « évêque des soldats », ses tombeaux de marbre scellent les fosses où gisent les restes de 130 000 corps de soldats français et allemands non identifiés. Dire tous ceux qui manquent encore, sur un total de 306000 morts… Et qui sont là pour beaucoup, sous les pas des visiteurs arpentant l’humus spongieux de la « zone rouge » ; ces milliers d’hectares du champ de bataille où la densité de cadavres enfouis et des munitions non explosées furent tels que l’état décida d’y interdire tout retour d’activité humaine avant d’y planter une forêt. « Nous tirons comme des dératés 1 200 coups par pièce », écrit dans son carnet l’artilleur tarbais Jean-Ernest Tucoo-Chala, le 7juin 1916, plaignant ces « pauvres bougres » de fantassins.60millions de tonnes d’obus en dix mois, Verdun… 

20 à 40 tonnes d’obus par an

« La terre continue à recracher ceux qui n’ont pas explosé, de 20 à 40 tonnes par an. Mais elle rend moins les corps. Parfois avec les tempêtes, on retrouve des restes dans les racines des arbres abattus. Ou lors de travaux comme en ce moment, au fort de Douaumont. Quatre soldats allemands la semaine dernière, des ossements hier… En tout, on estime qu’il reste entre 60 000 et 80 000 hommes sans sépulture », rappelle Jean-Luc Demandre. Chargé de mission à l’association 14-18 Meuse basée au Centre mondial de la Paix, des Libertés et des Droits de l’homme à Verdun, il est aussi président de Connaissance de la Meuse, l’association au sein de laquelle Marc et les deux Philippe s’incarnent en poilu avec d’autres bénévoles pour raconter au grand public « la guerre à hauteur de soldat » ou faire mémoire lors des cérémonies. 

Pas de Grand-Guignol

Au départ ?En 1982, l’association avait vocation à changer l’image du département, stigmatisée par trois guerres.Mais « l’intérêt pour 14-18 s’est réveillé il y a 25 ans, avec le roman de Jean Rouaud, Les Champs d’Honneur et La Vie et rien d’autre, le film de Tavernier. 14-18, on s’y est mis en 1996. On ne voulait ni Grand-Guignol ni machine à remonter le temps, juste une évocation historique digne. Aujourd’hui, notre sons et lumières est le plus grand spectacle d’Europe sur la Première guerre mondiale », résume Jean-Luc Demandre, 470 000 spectateurs ayant déjà vu à Verdun La Paix est possible. Rendez-vous estival qui transcende Marc et les deux Philippe, « le frisson toujours au moment de la scène des flambeaux ». Parce que passer cet uniforme-là reste une fierté, l’histoire de famille se confondant avec l’Histoire. « L’arrière-grand-père a fait Verdun et j’avais sa photo avec moi pour l’adieu à Lazare Ponticelli, le dernier poilu », explique Marc. « Le grand-oncle est mort de ses blessures, tué à côté de son frère », confie Philippe Wuillaume. « Oui, on a grandi là-dedans et chaque fois qu’on porte l’uniforme, on a une pensée, une admiration sans bornes pour ceux qui l’ont vécu, Verdun. » « Il marche ton fusil ? » La question récurrente que leur posent aujourd’hui les enfants. Ils leur expliquent alors pourquoi « plus jamais ça ». Tous les 11-Novembre ou dans les écoles. Mais ce matin, à 6 h 30, c’est au bois des Caures qu’ils seront, en bleu horizon. Là où le déluge de feu allemand s’abattit sur les chasseurs de Driant. Là où Verdun commença, il y a cent ans. 

Pierre Challier


Ces villages disparus « morts pour la France »

En contrebas de la route, une chapelle cernée de cratères à l'infini, sous les arbres. De chaque côté du chemin descendant vers le petit édifice, des bornes témoignent. Ou matérialisent d’anciennes rues.Ici était une ferme, là le boulanger. Et n’en reste rien. « En mémoire de Fleury-sous-Douaumont », résume alors la porte de fer forgé marquée d’une grande croix de guerre dorée, ouvrant sur cette petite église reconstruite en 1934. Fleury-sous-Douaumont… « Neuf villages ont été entièrement détruits durant la bataille de Verdun, six jamais reconstruits, Fleury-sous-Douaumont est l’un de ces six villages déclarés « morts pour la France », en 1919 », explique Jean-Pierre Laparra ouvrant la chapelle pour se mettre à l’abri de la pluie. Jean-Pierre Laparra ?Le maire de cette commune peuplée de fantômes. « 





En 1914, Fleury comptait 422 habitants mais le 21 février 1916, ils furent totalement évacués de la zone des armées.Ensuite, à partir de juin, Fleury devint l’épicentre des combats pour les Allemands, il fut pris et repris 16 ou 17fois.Du 10 au 11juillet, l’artillerie y déversa 90000 tonnes d’obus, l’équivalent de six Hiroshima, dont un tiers de gaz » Après guerre, personne n’y revivrait jamais plus. Mais la République refusa à ces villages disparus cette deuxième mort qu’est l’oubli. «Depuis 1920, chacun continue à avoir son maire, nommé par le préfet sur proposition du conseil départemental. Je suis le quatrième, à Fleury », explique Jean-Piere Laparra.Retraité de France Télécom, il vient donc ici « pratiquement tous les jours » pour veiller à l’entretien des lieux, car Fleury, « j’y suis viscéralement attaché », souligne-t-il. 



Maçon originaire du Lot venu en Meuse pour la construction des forts de Douaumont et Vaux, c’est ici que l’arrière grand-père paternel avait fait souche. Mais au delà, « c’est une juste récompense que la République permette à nos communes d’exister, que nous puissions continuer nous, à faire vivre leur mémoire », poursuit le maire qui accueille régulièrement les bus scolaires et tous les autres visiteurs. Mais pas seulement… Car sur le territoire communal, « 7000 à 10000 soldats gisent toujours sous la terre, sans compter les munitions.Dès qu’on doit faire des travaux d’entretien, il y a une dépollution préalable », rappelle-t-il. Le 31 mai 2013, c’est ainsi qu’il a vécu son moment le plus fort, lorsque 26 soldats français ont été retrouvés.« Sept ont pu être identifiés et vous n’imaginez pas l’émotion que c’est d’enfin pouvoir rendre un mort à sa famille, même 100ans après », conclut-il. 

Pierre Challier

________________________________

"Verdun 1916-2016"
Long format La Dépêche du Midi.  Mise en scène : Philippe Rioux. Textes : Jean-Claude Souléry, Pierre Challier. Photos : Pierre Challier, DR. Infographies : Idé, Visactu.