C'était la guerre d'Espagne

Chronologie

Il y a 80 ans, l'Espagne sacrifiée


Été 1936. Il y a quatre-vingt ans. La France du Front populaire savoure dans la joie ses premiers congés payés… mais l’Europe danse sur un volcan. Hitler vient de remilitariser la Rhénanie et met la pression sur l’Autriche en vue de l’annexer. Tout à son délire « romain », Mussolini veut quant à lui étendre « l’empire » italien en Méditerranée après avoir massacré l’Éthiopie. En Espagne ? La République a été proclamée le 14 avril 1931 mais elle est fragile. La crise sociale, politique et religieuse s’éternise depuis le XIXe. La tragédie couve tandis que monte la violence attisée par l’extrême-droite, la Phalange. De fait, la Niña Bonita, cette jolie môme qui incarne une IIe République espagnole aux idées généreuses, est déchirée par une mosaïque d’«Espagnes» antagonistes. L’Espagne moderne des villes se veut affranchie, progressiste, libérée de ses superstitions et de son carcan social, à l’instar de Barcelone ou Madrid. L’Espagne petite bourgeoise s’aime épargnante, ordonnée, ritualiste et modérée. Mais l’Espagne noire, fille des casernes et de l’Inquisition, nostalgique de sa grandeur perdue, s’exige totalement soumise à une Église et une armée d’un autre siècle, aux possédants. 

Dans chaque camp ? On est aussi prêt à se dévorer de l’intérieur. Anarchistes, socialistes, communistes, radicaux, indépendantistes basques, catalans : on s’excommunie mutuellement mais… on a fini par trouver un gouvernement. En face ? Conservateurs, grands propriétaires, banquiers, industriels, intégristes, monarchistes carlistes et phalangistes inspirés par le fascisme se détestent aussi entre eux et guettent sans le savoir « l’homme providentiel » qui saura fédérer leur haine de la République, des « rouges », en un seul et violent mouvement national-catholique. Élu en février 1936 sur une victoire en trompe-l’œil, le Frente popular porte encore béante sur son flanc gauche la plaie des Asturies, révolte matée dans le sang en 1934 sur ordre de la droite républicaine. 3000 morts, 30000 prisonniers… Commandée depuis Madrid par un certain général Franco, la répression a été menée par son boucher, Yaguë. 

Aux extrêmes, chacun veut en découdre. L’assassinat du monarchiste Calvo Sotelo, chef de l’opposition, le 13 juillet, en représailles de l’exécution par la Phalange du garde d’assaut (garde républicain) socialiste José Castillo, la veille, finit de tétaniser les droites. Personne n’ignore que, depuis le Portugal, le vaniteux général Sanjurjo complote pour un nième pronunciamento militaire. Mais le gouvernement reste sourd aux avertissements… Avec ses terribles troupes d’Afrique, Franco doit être la garantie d’un triomphe rapide grâce au soulèvement conjoint des garnisons espagnoles. Le 17 juillet, le putsch militaire démarre au Maroc. Premiers fusillés… 

Le 18, un avion embarque Franco, en poste au Canaries. Le 19, il est à Tétouan. « Viva la muerte ! », c’est le cri de ralliement de ses légionnaires du « Tercio ». À Gibraltar, les Anglais laissent passer. Fascistes et nazis fournissent les avions. Lorsque la République espagnole appellera à l’aide, seuls l’URSS et le Mexique répondront tandis que se lèveront les Brigades internationales pour la défendre. Ne voulant pas fâcher Londres, la France se replie dans la non-intervention… On ne le sait pas encore, mais la Deuxième guerre mondiale vient de commencer. 

P. C.

Joseph Almudever, des milices aux Brigades internationales...

Un père maçon, une mère artiste de cirque, fille « du plus grand trapéziste espagnol de l'époque », pointe magistral un index toujours vigoureux. Peut-être de là que Joseph-Edouard Almudaver a traversé toute la guerre en funambule, survivant multirécidiviste entre le front et les poteaux franquistes… Joseph, né français le 30 juillet 1919 à Marseille mais grandi dans l’Espagne des années 30. « En mars 1931, la famille était retournée dans le village de ma mère, à Alcasser, près de Valence. Quand la République a été proclamée le 14 avril, on a fait une fête énorme ! », se souvient-il. Sauf qu’il n’y avait rien à manger, juste la cueillette des oranges pour survivre… 

Pour l’Espagne de l’époque, à moitié analphabète, du haut de ses 12 ans, Joseph fait partie des instruits ayant fait la communale en France. Mais il faut des bras pour nourrir la famille : il n’ira pas au collège à Valence. Son militantisme ? « Ma mère était socialiste et quand la révolte des Asturies a éclaté en 1934, mon père venait me chercher pour que je lise le journal aux ouvriers et que je leur explique. C’est comme ça que je suis entré en politique. En mai 1936, j’ai participé à la création des Jeunesse socialistes unifiées », résume Joseph. 

"On est parti 200 au front, le 13 septembre 1936. C'était la première fois qu’on avait un fusil."

Ce mois de juillet 1936 ? « Ce dingue de Casares Quiroga, président du Conseil, ne voyait rien venir, alors qu’au village on avait déjà dressé les barricades le 16 juillet, face aux violences fascistes. Quand le "golpe" a éclaté, le gouvernement n’a pas voulu armer le peuple contre les putschistes. Je lui en veux toujours parce qu’il a été responsable de ce qui s’est passé après. » Lui ? Valence a résisté au putsch. Mais à 17 ans, il est trop jeune pour partir se battre. Il triche donc sur sa date de naissance pour s’engager . Des fusils mais pas de balles… Seulement… « L’armée ne pouvait pas me prendre, ils n’avaient pas d’armes. Par contre, le Parti socialiste formait la colonne “Pablo Iglesias”, du nom du fondateur du PSOE. On est parti 200 au front, le 13 septembre 1936. C’était la première fois qu’on avait un fusil et Valence croyait qu’on allait prendre Terruel alors qu’on n’avait même pas de munitions… Finalement, quand on est arrivé à Villel, ceux de la colonne communiste nous ont donné un chargeur avec cinq balles. » 

L’impéritie du gouvernement et du commandement républicain dans les premiers jours du soulèvement militaire , sa République abandonnée par la “grande sœur” française… 80 ans après, Joseph n’a toujours pas pardonné. Lui qui s’est battu bien au-delà de la guerre. Blessé en mai 1938 près de Terruel et ne pouvant retrouver une unité, il rejoint les Brigades internationales sous sa nationalité française et suit la 129e, dans son retrait jusqu’à Marseille, en janvier 1939. Mais il retournera à Valence pour lutter jusqu’au bout... Camps et cachots franquistes, amis fusillés… à peine libéré, Joseph est ensuite entré dans la clandestinité pour poursuivre la lutte en Espagne, jusqu’en 1947. Ce dont il se souvient encore ? « Avec l’Allemagne, l’Italie, le Portugal, les fascistes ont toujours eu une relève. Nous, les Républicains, on attend encore celle des démocraties. »

Pierre Challier

L'élan pour défendre la liberté

18 juillet… À Lisbonne, le général Sanjurjo attend qu'on l’appelle. Pour avoir écrasé -avec le soutien de Pétain et du gaz moutarde- la révolte des montagnards marocains d’Abdelkrim contre l’Espagne au début des années vingt, il est -en toute humilité- « le lion du Rif ». Un "Africain" comme Franco, lequel, a conquis sa gloire à la tête de troupes coloniales. Sur le terrain, en cette année 1936 ? C’est le général Mola, gouverneur militaire de Pampelune qui a monté le complot contre cette République ayant cassé la carrière de ces officiers. Par télégramme codé, il a indiqué à l’armée d’Afrique, 30 000 hommes vénérant le futur caudillo, qu’elle doit se rebeller à 5 heures du matin, le 18 juillet. Mais le 17 juillet, vers midi, le plan est découvert à Melilla, au Maroc. Sur place, les militaires factieux improvisent, attaquent la Maison du Peuple, tuent les syndicalistes et fusillent le maire et général Romerales, loyal à la République. 

Le 18, Franco arrive à Tétouan pour prendre le commandement des troupes. Sous ses ordres, les regulares marocains, réputés pour leur efficacité et, surtout, leur férocité et à qui l’on a expliqué que « la République [voulait] tuer Allah » et les légionnaires, « fiancés de la mort », doivent passer en Andalousie pour mener la « croisade purificatrice », selon les termes du haut clergé et de l’état-major. Le matin même à 6 h 10, son message, avant de quitter les Canaries, a donné le signal du soulèvement à toutes les divisions de la péninsule. Écraser brutalement le Front populaire est le seul but de ces militaires qui n’ont réfléchi ni à un programme politique, ni au régime qu’ils veulent instaurer, certains se revendiquant d’ailleurs “républicains” à l’instar de l’incontrôlable Queipo de Llano. La rébellion mise sur la rapidité et la violence pour s’imposer partout. Seulement voilà… 

Dans les deux tiers de l’Espagne, le putsch échoue, ne réussissant à mettre la main que sur une partie de l’Andalousie et du nord, où il prend la Galice, les Castille et la Navarre, une partie de l’Aragon, -la perte de Saragosse représentant alors une défaite majeure pour la gauche. Mais ils n’emportent pas les Asturies, à part Oviedo, ni le Pays Basque. Partout où le peuple républicain, organisé ou non au sein des formations paramilitaires des partis de gauche, des syndicats, des milices ouvrières, peut s’armer et se mobiliser en masse, “los nacionales” sont défaits dans leurs casernes quand celles-ci ne refusent pas de les suivre. À Madrid le général Fanjul est capturé. 

À Barcelone comme dans la capitale, l’enthousiasme, le téméraire courage des anarchistes, la discipline des militants socialistes et communistes, la mobilisation populaire derrière des étendards improvisés, brandissant tout haut la liberté et la révolution, ou le refus de certains régiments de suivre le soulèvement, empêchent les militaires félons et leurs bras armés phalangistes ou carlistes de mettre la main sur tout le pays. Le 20 juillet ? La rébellion est même décapitée : refusant de laisser à Lisbonne ses uniformes de parade, Sanjurjo force le pilote à embarquer sa malle dans le petit avion qui doit le conduire vers son “triomphe” en Espagne. En surcharge, la machine s’écrase, il meurt carbonisé… 

Les 48 heures cruciales pour tout coup d’état sont passées. Maintenant, c’est la guerre civile. Envoyer des renforts devient une urgence pour Franco. Le 22 juillet, le consul d’Allemagne à Tétouan demande en son nom dix avions de transport à Berlin… tandis que partout dans les zones tenues par les putschistes, commencent les exécutions de masse. 

P. C.

En Catalogne, souvenirs des deux cotés de la frontière

Ils gardent la frontière, entre Cerbère et Port Bou, au col des Balistres. L'arme au pied, ils brandissent un poing confiant sous le soleil. Face au coup d’état militaire, les milices ouvrières, devenues pratiquement le seul rempart de la République dans ces premières semaines de conflit, surveillent toute tentative de fuite ou d’infiltration des « fascistas ». 

Telle est l’ambiance en Catalogne, en ce début de guerre. 8 août, la France ferme la frontière Mais… « j’avais dix ans, et à la maison, les parents ne parlaient pas de politique », s’excuse Camille Tarrius, 90 ans, de Cerbère. Qui se souvient cependant de cet été-là… Lui rêvait rugby avec les copains tandis que l’activité balnéaire n’existait pas encore, sur la plage en bas. Au débouché du tunnel ferroviaire qui le relie à Port-Bou, terminus espagnol, Cerbère vit alors essentiellement de sa gare où les transbordeuses, femmes de caractère, font passer les oranges de Valence des convois espagnols aux wagons français. Mais le 8 août la France ferme cette frontière… « La solidarité avec l’Espagne s’est organisée. Les gens de Port-Bou venaient acheter ici leur pain, du fait des pénuries, et vendre leurs légumes en passant à pied par la montagne », se rappelle Camille. 

Dans l’autre sens ? Passent déjà clandestinement, bien avant la création des Brigades à l’automne, les premiers volontaires internationaux transitant discrètement par Perpignan. Camille ? Lui ne prend vraiment conscience de la guerre que quelques mois plus tard, début 1937, lorsqu’arrive le croiseur Canarias, passé aux nationalistes. « Il s’était mis en face du cap Cerbère et pour nous gamins, le spectacle était, malheureusement, grandiose… Il essayait de détruire le pont de chemin de fer à Port Bou, tirait sur Colera, aussi, et on voyait les flammes sortir des canons, les balles traçantes, la nuit… Et puis je me souviens, un matin, avec mon père, on rangeait des jouets au magasin lorsque trois "Junker" sont passés juste au-dessus du village pour bombarder l’autre côté. Ça nous a choqué de les voir survoler la France (En 1938 les Allemands bombarderont Cerbère, « par erreur»...). » 

« Un modèle d'autonomie et d'autogestion pour l'époque »

De l'autre côté, un peu plus loin, au Port de la Selva, au nord du Cap de Creus... Pedro Corominas était aussi enfant, cet été là. « Né en 1929, l'année du krach », lui se souvient n'avoir pu aller qu'un an à l'école dans cette « petite république libertaire » à part entière qu'était déjà son village de pêcheurs, ainsi que le décrivait en cette année 1936 le journaliste britannique John Langdon Davis, couvrant les événements en Catalogne, la levée du peuple en armes contre les putschistes. 

Dès 1920, la fondation de la Posìt de Pescador, la coopérative de pêche, avait apporté avec elle la mutualisation des moyens pour un revenu équitable, la sécurité sociale, une caisse de retraite et même une monnaie locale. 

« Un modèle d'autonomie et d'autogestion pour l'époque », souligne alors Isidre, le fils de Pedro. La liberté, l'indépendance, la démocratie : tout ce que haïssait l'ennemi... Mais pire encore pour la sécurité d'El Port de la Selva, dirigé par une municipalité Esquerra Republicana, « ici, les bateaux venaient débarquer du ravitaillement, de la nourriture et j'ai aussi vu des avions soviétiques arriver en pièces détachées pour l'armée de l'air républicaine », reprend Pedro Corominas. 

De fait, comme tous les ports de la côte catalane, le village fut-il systématiquement attaqué par les bombardiers italiens basés à Majorque, ou allemands qui, eux, arrivaient de Saragosse. «Notre maison a été bombardée, il n'en est resté que deux pichets et un verre », poursuit Pedro, pointant l'un de ces souvenirs sur l'étagère de son fils. La guerre ? Pour lui, elle reste alors indissociable d'un hurlement. « La guerre... ce sont les sirènes. Elles nous alertaient une demi-heure avant et tout le monde partait aux refuges, les derniers six mois, on y restait même pour dormir ». 

« Ils avaient prévu de raser El Port de la Selva... Un mois avant la fin de la guerre, il y a eu 24 raids en une journée et pendant la Retirada, le 10 février 1939, ils ont envoyé une cinquantaine de bombardiers pour tout détruire parce que malgré leurs efforts, aucune bombe n'avait touché les quais... ». Le père de Pedro, lui, travaillait sur ces quais. « Grâce à quoi, on a toujours eu à manger », souligne-t-il. « C'est après qu'on a eu faim… »

« Moi, comme tout le monde, je pensais que la République gagnerait »

« Moi, comme tout le monde, je pensais que la République gagnerait », se souvient à quelques kilomètres de là, Joan Pacreu Bes, bientôt 99 ans, de Llança. Chez lui, « comme beaucoup au village », on est Esquerra Republicana, gauche républicaine, le parti de Lluis Companys, président indépendantiste de la Catalogne. Jeune vigneron, il veut se battre « contre les fascistes et pour la liberté de la Catalogne, aussi ». 

« J’ai vu les premiers hommes partir pour l’Aragon, les Allemands et les Italiens commencer à bombarder systématiquement la voie ferrée, puis en 1937, on m’a envoyé à Madrid pour la formation militaire. Je me suis retrouvé dans la 24e Brigade pour la bataille de l’Ebre. Là, j’ai eu de la chance, dès les premiers jours j’ai été blessé et évacué », hoche-t-il la tête. Ensuite ? Fait prisonnier par les franquistes, il sera envoyé aux travaux forcés puis fera deux ans de bataillon disciplinaire… « L’autre jour, le médecin m’a demandé comment je m’étais fait ces blessures. Je lui ai répondu « à la plage », sourit-il, ironique. 

Pierre Challier

D'emblée la volonté d'exterminer

Le 27 juillet à Tétouan, le journaliste américain Jay Allen, correspondant du Chicago Tribune, interview Franco, le « bébé général », « petit soldat aux manières douces » ainsi qu'il le décrit. « Il n’y aura aucun relâchement, j’avancerai sur Madrid et la prendrai à n’importe quel prix. Je sauverai l’Espagne des communistes et la pacifierai » déclare celui qui n’est encore que le chef de l’armée d’Afrique. Terreur planifiée À n’importe quel prix… C’est-à-dire en exterminant systématiquement les « rouges », les Républicains, dès le premier jour. 

Qui n'est pas avec nous est contre nous

Cette haine implacable contre tous ceux qui s’opposent à une dictature de droite – et qui continuera à s’exprimer par des exécutions bien après la fin de la guerre – est largement partagée par les putschistes. Les instructions du général Mola, "el director" du “golpe” sont sans ambiguïté dès le 30 juin 1936 : « Qui n’est pas avec nous est contre nous », il faut anéantir « l’anti-Espagne » et « éliminer les éléments de gauche, communistes, anarchistes, membres des syndicats, francs-maçons ». Une terreur planifiée pour frapper l’ennemi et le figer dans la panique, aussi. Ce qui se concrétise dès le 17 juillet à Melilla où sont fusillés le commandant de la place, le maire et les syndicalistes. Idem à Tétouan où tous ceux qui tentent de résister le 18 juillet sont eux aussi passés par les armes. 

À Séville ? Le général Queipo de Llano roule le gouvernement dans la farine, lui faisant croire qu’il contrôle l’Andalousie alors qu’il est passé avec armes et bagages à l’ennemi. Duplicité, cynisme caractéristique : il promet d’épargner le gouverneur et ceux qui sont restés dans les bâtiments civils puis tous sont abattus. Quant au commissaire de police, avant de le tuer, on l’assure que sa femme touchera sa pension… s’il livre les fichiers de tous les syndicalistes et militants de gauche. Pour Queipo, le “movimiento” c’est « la purge du peuple espagnol ». 

À La Linea face à Gibraltar, 200 francs-maçons sont exécutés par les monarchistes carlistes. « Qu’on me donne mon béret, Qu’on me donne mon fusil, je vais tuer plus de rouges qu’il n’y a de fleurs en avril et en mai », chantent ceux-ci dont le bastion est tout au nord, en Navarre, « Vendée espagnole ». Côté phalangiste, les “señoritos”, petits messieurs riches et bien nés, rivalisent dans l’horreur et les exécutions de masse des anarchistes, des socialistes, des communistes, des ouvriers et de n’importe quel pauvre bougre pris au champ. Témoin de ces crimes à Majorque, l’écrivain catholique français Georges Bernanos dénonce les exactions et livre un témoignage terrible et prophétique pour l’Europe dans Les Grands Cimetières sous la Lune. Partout, on achève aussi les blessés et on viole à la chaîne les femmes avant de les tuer. Attaché de presse de Franco, le capitaine Gonzalo Aguilera ira même plus loin dans l’aveu. 

Au journaliste américain John Whitaker, il lâche : « nous devons tuer, tuer, tuer (...) exterminer un tiers de la population masculine et purifier le pays du prolétariat ». La tuerie à discrétion, les fosses communes, la « croisade nationale-catholique » conduite avec pour fer de lance les troupes musulmanes du Maroc et les criminels métamorphosés légionnaires du Tercio… cet été 1936, l’horreur culmine à Badajoz où le boucher Yaguë fait exécuter entre 1 200 et 4 000 personnes dans les arènes mais aussi avec comme symbole l’assassinat du poète Federico Garcia Lorca, le 19 août. 

P. C.

Aragon : « J'avais un an et demi lorsque mon père a été fusillé » 


Pour aller au cimetière de Jaca en arrivant de France, on passe devant une caserne, puis on longe la puissante forteresse San-Pedro avant de tourner devant une autre caserne. Jaca, ville de garnison… Première capitale du royaume d’Aragon au XIIe siècle et cité emblématique, aussi, dans l’histoire républicaine espagnole. Mais qui s’en souvient ? 

«Le 12 décembre 1930, c’est du balcon de la mairie que le maire Pio Praz Pradas a proclamé la République. En août, les Républicains s’étaient réunis à San-Sebastian et avaient créé un Comité révolutionaire nationale pour abattre la monarchie d’Alphonse XIII, corrompue et à l’agonie », commence José Dominguez, à l’entrée du cimetière. Les premiers martyrs… Rouge, jaune, violet… sur l’épaule, il porte le drapeau républicain espagnol. Couleurs des rubans qui flottent aussi sur ce monument en forme de vol de papillons et sa dalle gravée de dizaines de noms vers lequel on marche tandis qu’il poursuit son histoire… 

« Ce 12 décembre les militaires républicains devaient faire sauter le gouvernement. Sous les ordres des capitaines Galan et Garcia Hernandez, la garnison de Jaca s’est levée. Mais personne ne les avait prévenus que le coup éventé, l’opération avait été ajournée. Les soldats ont marché sur Huesca, ont été pris et, jugés, les deux capitaines ont été fusillés le 14 décembre, un dimanche, ce qui a scandalisé l’Espagne. Ils ont été reconnus les premiers martyrs de la République lorsqu’elle a finalement été proclamée le 14 avril 1931 », poursuit José Dominguez, président du Cercle républicain local "Galan y Garcia", et « le dernier de [sa] fratrie ». « Ma mère n’a pas eu d’autres enfants : les fascistes ont fusillé mon père le 27 octobre 1936. Né le 21 mars 1935, j’avais 19 mois… », résume-t-il alors. Saragosse, Huesca, mais aussi Jaca… « la ville est tombée aux mains des fascistes dès le 19 juillet 1936 et il y a eu 325 fusillés, dans les villages du canton, 417. 

Pratiquement 10 % de la population adulte locale y est passée. Le maire et le député du Front populaire ont réussi à s’enfuir in extremis en France en passant le col. Télégraphiste, mon père était militant au Parti républicain radical socialiste de Marcellino Domingo et il a été arrêté », poursuit-il devant les fosses communes où gisent les victimes du massacre, dépliant son drapeau pour leur rendre hommage, évoquant « le crime contre l’humanité », ce passé qui ne passe toujours pas, en Espagne. Plus loin, la tombe de son père Venancio sous une simple pierre blanche, « certaines familles ont pu récupérer les corps. Mais la mort ne leur suffisait pas, après, on restait ostracisé… ». Et puis encore un grand rectangle de gazon sur des corps anonymes… De ceux que le Parti populaire interdit de rouvrir, faisant systématiquement obstruction à la justice, aux descendants qui veulent savoir… 200 000 morts, côté républicain dont environ 130 000 ainsi exécutés puis jetés à la fosse. « Il est temps que l’Espagne regarde enfin son histoire et qu’on ne renvoie plus dos à dos les deux mémoires, il y a eu les victimes et les bourreaux et s’ils ont coupé les arbres, il reste les semences et les feuilles », conclut José Dominguez. 

Pierre Challier

L'argent, le nerf de la guerre

Il suffit de changer le nom. « Plutôt Hitler que le Front populaire », s'accordent les milieux d’affaires ligués contre « le juif » Léon Blum, dans cette France de 1936 où les factieux de la Cagoule préparent son lit à Vichy. « Plutôt les militaires que le Frente popular », ont aussi décidé tous ceux qui ont des intérêts économiques en Espagne et qui ne sont pas forcément espagnols. Au printemps 1936, la situation n’est pas bonne. Les importations comme les exportations ont chuté. Les produits agricoles, principales ressources du pays, sont confrontés à la chute des cours mondiaux. La nécessaire réforme agraire tarde et l’agitation politique paralyse l’industrie et les finances. 

Paniqués tant par la « menace communiste » que symbolise Largo Caballero, ce "Lénine espagnol" à « l’infantilisme révolutionnaire » selon le mot de son rival socialiste Prieto, que par les autogestions lancées par les anarchistes en Aragon ou en Catalogne... banquiers et industriels optent pour le choix traditionnel de l’argent : plutôt l’ordre que la justice. De tous les généraux, Franco est celui qui sait attirer à lui les crédits et les fonds. Et la City de Londres n’éprouve aucune sympathie pour la République. Ce que reflète parfaitement l’attitude du gouvernement conservateur de Stanley Baldwin sous le règne d’Edouard VIII, roi aux sympathies marquées pour l’Allemagne nazie... et la déclaration d’Eden à son homologue français Delbos, chef de la diplomatie du Front populaire : il préfère une victoire des rebelles à une victoire républicaine. C’est à Londres que Luca de Tena, Juan de la Cierva et Luis Bolin louent donc, grâce à l’argent de l’homme le plus riche d’Espagne, le banquier majorquain Juan March, le De Havilland Dragon Rapide et l’équipage britannique qui ira chercher Franco aux Canaries. « 

Quant à l’Angleterre, nous avons reçu l’observation intéressante qu’elle fournissait les blancs (les nationalistes N.D.L.R.) en munitions via Gibraltar » câble même à Berlin le chargé d’affaires allemand en Espagne. Les bateaux chargés de troupes coloniales africaines peuvent traverser sans souci. Juan March, mais aussi les banquiers portugais, navarrais, italiens, allemands : alors que le coup d’état est mal engagé, dans un premier temps, Franco ne manquera jamais de crédits pour équiper une armée qui, au début de la guerre, n’avait qu’un jour de réserve, côté munitions. Le soutien militaire en matériels et en hommes de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, immédiatement décisif ? Inutile d’y revenir. C’est l’une des marques du conflit espagnol tandis que la République se trouve étranglée économiquement par la « non-intervention ». 

« Sans l'aide américaine, nous n’aurions jamais gagné la guerre »

L’essence à robinet ouvert Mais qui fournit l’essence à robinet ouvert et les camions qui motorisent les militaires rebelles ? Ce point est plus rarement évoqué. Pourtant, le pétrole est aussi essentiel à une guerre moderne que les armes et les munitions. Malgré la « neutralité » des États-Unis, les armées franquistes recevront à crédit 3,5 millions de tonnes de carburant de la Texas Oil Company, la Texaco. Et pour consommer tout cela, Ford, Studebaker et General Motors fourniront 12 000 camions. « Sans l’aide américaine, nous n’aurions jamais gagné la guerre », confiera plus tard un dignitaire... Quant aux financiers espagnols ? Pour se rembourser, entre autres choses, ils exploiteront gratuitement le travail forcé, l’esclavage durant des années, de dizaines de milliers de prisonniers républicains. 

P. C.

«Cet été là, depuis Hendaye j'ai vu brûler Irun où j’étais née...»

Deux mots résument 1936 pour Angèle Peyrelongue. «Année maudite...», commence l’octogénaire dans son salon, sur les hauteurs d’Hendaye dominant la baie de Chingoudy, l’estuaire de la Bidassoa. Angèle ? Voix posée, expression soignée, à son image... C’est alors l’histoire d’une petite fille qui perd tout, cette année-là. « Maurice Couët, mon père, était parisien. Artisan dans le bâtiment, il avait connu ma mère, Demetria Aldaya Garate au Pays Basque espagnol. Je suis donc née à Irun, le 17 décembre 1929, la deuxième de leurs trois filles.

Malheureusement, ma mère est tombée malade après ma naissance», commence Angèle. «Une vieille dame que nous appellions Amona, "grand mère" en basque, s’occupait de nous, avec son mari, que nous appelions donc Aitona, “grand père”». Les espions fascistes Le 18 juillet 1936 ? «Mon père a tout de suite compris. Il était de gauche, au courant de tout, il nous a immédiatement fait passer à Hendaye où nous nous sommes installés, entre la gare et le pont international. Et là, nous avons appris à nous méfier car les espions fascistes étaient partout». Très vite sont arrivés les premiers réfugiés qui fuyaient les exactions des troupes nationalistes, des “requetes” carlistes -catholiques fanatiques de Navarre- et des légionnaires. 

Trois mille républicains mal armés mais courageux et bien organisés défendent Irun

«La répression était sauvage, l’exode quotidien. Tous les jours, mon père allait à la gare et il ramenait des gens chez nous. On mettait des matelas par terre, on les hébergeait le temps qu’ils trouvent un train pour Toulouse, Montauban ». À Pau, le maire accueille aussi cette première vague d’exilés. En face, l’étau se resserre pour couper le Pays Basque d’une éventuelle aide française. Anarchistes, socialistes, nationalistes basques... Trois mille républicains mal armés mais courageux et bien organisés défendent Irun avec parmi eux les premiers volontaires français, la plupart communistes, dont André Marty, futur patron des Brigades internationales. Une douzaine, par exemple, quittent les Hautes-Pyrénées pour combattre dès cet été 1936. «Mais les malheureux, face à eux, dans la baie, il y avait deux bateaux de guerre qui tiraient !» poursuit Angèle. 

Dès le 17 août, le croiseur Almirante Cervera et le destroyer Velsaco commencent le bombardement, que renforcent les Junker 52 allemands et l’artillerie lourde placée sur les hauteurs. «Du rivage d’Hendaye, on a vu brûler Irun. C’était horrible. Les gens tentaient de fuir en barque... Avec mes sœurs, nous étions très choquées, nous essayions de comprendre pourquoi des grandes personnes pleuraient.» Le 5 septembre, la ville tombe. «Maman est morte le 7 décembre », se souvient encore Angèle. «En 1939, papa, veuf, trois enfants, a quand même été mobilisé. “Aitona” se débrouillait pour nous faire vivre en coupant les cheveux à domicile. Dénoncé par deux coiffeurs espagnols, il a été arrêté et envoyé au camp de Gurs. Mon père y est allé en uniforme, avec moi, pour le faire libérer. En vain. “Aitona” a été renvoyé en Espagne, livré aux franquistes. Nous ne l’avons jamais revu. Quelques mois plus tard, Franco rencontrait Hitler à Hendaye. Tout était dit...» 

Pierre Challier

La non-intervention... fatale

À force d'arrondir les angles, on tombe dans un cercle vicieux… L’aphorisme est connu. Et difficile de ne pas le citer quant à la douloureuse question de la non-intervention des démocraties dans cette guerre d’Espagne où tous les totalitarismes s’affrontent et jouent le lever de rideau de la Deuxième guerre mondiale. 80 ans après, reste une blessure, un sentiment de trahison qui ne s’efface pas dans la mémoire des derniers combattants républicains et de leurs enfants. « Un scandale » : le mot qui revient systématiquement. 

« Un été impardonnable » pour reprendre le titre du livre de Gilbert Grellet, paru cet hiver. Alors que les soudards de Yaguë sèment la terreur et la mort, que se succèdent les exécutions de masse perpétrées par les insurgés, les phalangistes, les carlistes et les supplétifs étrangers, la France – qui n’a déjà pas bougé en mars face à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler — reste aussi l’arme au pied, face au péril mortel qui menace la République espagnole, tandis que le Royaume uni s’affiche pro-putschiste et les États-Unis commercialement bienveillants à l’égard des factieux. 

L’engrenage de cet abandon ? Le 20 juillet 1936, le gouvernement Giral demande des armes à la France. Léon Blum, favorable aux Républicains donne son accord. Le contrat est signé, avec, notamment, 25 avions à livrer immédiatement. Mais l’information fuite… À droite L’Écho de Paris et à l’extrême droite l’ Action Française déclenchent une violente campagne de presse. Au plan intérieur, Léon Blum doit alors faire face à l’opposition virulente de ses adversaires, mais aussi de certains de ses alliés modérés du gouvernement. 

Au plan extérieur ? Il est confronté au chantage de Londres : si Paris soutient la République espagnole, il n’y a plus d’alliance militaire franco-britannique contre cette Allemagne nazie avec laquelle on peut s’entendre, estime alors le Foreign Office. Et sachant que Français et Britanniques se sont privés de l’alliance de revers proposée par Moscou contre Berlin, Léon Blum sait que la France ne peut s’en sortir seule en cas de nouveau conflit. Et puis il y a l’opinion publique française, pacifiste, et qui vient de commémorer le 20e anniversaire de la bataille de Verdun. Une opinion nationale et internationale à laquelle la presse de droite sert surtout « la terreur rouge », à la une. Car en représailles des tueries, des milices anarchistes, socialistes, communistes, se livrent, elles aussi, à des exécutions sommaires de « fascistas » et à des atrocités contre le clergé (les nationalistes exécuteront aussi des curés, au Pays Basque notamment), lesquelles tétanisent les catholiques et nourrissent les indécis trouvant plus confortable de renvoyer bourreaux fascistes et victimes républicaines dos à dos, quand bien même faits et chiffres sont sans commune mesure. 

Le 24 août, Léon Blum propose finalement le pacte de « non-intervention » : un embargo général sur les armes pour l’Espagne. Que ni l’Italie, ni l’Allemagne, ni le Portugal ne respectent, évidemment, situation que l’URSS dénoncera en décidant de fournir les Républicains à partir de septembre. 

Quant à la France, ce sera « la non-intervention relâchée », selon le mot de Blum. Pierre Cot et Jules Moch organiseront une aide clandestine dont Jean Moulin sera l’un des principaux artisans. Mais loin de celles, même pas cachées, de Rome et Berlin. Bilan ? Les dictatures se seront vues confirmées dans leur credo. Les démocraties sont faibles, il n’y a plus qu’à les abattre. Munich et juin 1940 s’écrivent déjà…

P. C.

D'une olympiade l’autre, d’une guerre l’autre...

Hitler attend avec impatience « ses » Jeux Olympiques. Le baron Pierre de Coubertin n'a-t-il pas dit… « à la race blanche, d’essence supérieure, toutes les autres doivent faire allégeance » ? Programmé le 1er août 1936, le rendez-vous de Berlin doit donc être aussi le triomphe de l’idéologie nazie. Pour protester contre cette Olympiade vert-de-gris, un comité international se constitue et organise des « Olympiades populaires », à Barcelone, ville candidate qui s’est vue souffler les anneaux par Berlin. La cérémonie d’ouverture est fixée au dimanche 19 juillet 1936 , 6 000 athlètes de 22 pays sont inscrits… « On a pris le train le 18 juillet » « Et j’y suis parti ! », s’enthousiasme encore aujourd’hui Lucien Cayrol, 96 ans, sortant son livret de la Fédération sportive gymnique du travail, la FSGT, saison 1935-1936. 

Cette année-là ? Le jeune Toulousain a 16 ans, il est champion d’académie du 1 500 m, pratique aussi le cross et le basket. Et découvre la politique. Père SFIO, Lucien adhère aux Jeunesses socialistes, mais surtout, appartient à la mouvance du « sport travailliste » qui « avait monté des clubs dans les usines. À Toulouse, on avait même plus de licenciés que la Fédération d’Athlétisme », souligne-t-il et ils sont donc une quarantaine à rejoindre la délégation française à Barcelone. « Bien sûr qu’on était contre Hitler, mais pour moi qui avais 16 ans, une balade à Barcelone, ça ne se refusait pas », sourit-il, honnête. 

« On a pris le train le samedi 18 juillet et on est arrivés tard le soir. On nous avait installés dans une caserne vide, sur la place d’Espagne. Dans les grands restaurants populaires, pas chers, les gens discutaient beaucoup, ils n’étaient pas tranquilles, tous tendus vers la radio, on sentait une préoccupation. Et puis d’un coup, il y a eu une clameur. On a demandé… La radio annonçait qu’un général félon qui s’était soulevé avec ses troupes marocaines traversait à Gibraltar et que des garnisons s’y ralliaient. » Le lendemain matin, lorsque les athlètes français ouvrent les fenêtres… « La place était vide sauf des gars en uniforme qui tenaient en enfilade avec leurs mitrailleuses toutes les avenues, ils nous ont fait signe de rentrer dans nos dortoirs. Après, on a appris que la garnison de Barcelone était restée fidèle. Pendant deux jours, on n’a pas pu sortir. On entendait des tirs dans les rues. Les partisans du putsch tiraient du haut des immeubles, les ouvriers répliquaient d’en bas et on voyait des Barcelonais passer avec des mouchoirs blancs à la main pour éviter d’être visés. » 

Quelques jours pour espérer encore courir, le temps de voir les barricades, puis ils ont été rapatriés... De la Catalogne au Pays Basque, même été 1936… Né à Burgos le 6 juin 1924, Miguel Arroyo vit à Bilbao avec sa famille, le cinquième d’une fratrie de six. « Quand la guerre a éclaté le 18 juillet, Ramon, mon frère aîné, à tout de suite été mobilisé et il a été un des premiers tués, on n’a jamais retrouvé son corps », commence-t-il. Bombardements allemands sur le Pays Basque… « Un jour, on s’est planqué dans un petit tunnel de chemin de fer, mais le souffle de la bombe nous a tous couchés par terre, ma mère a eu peur qu’on soit tués et on a embarqué sur un bateau, direction Bordeaux ». Lui en sécurité, sa mère rentre. « À Bilbao, ils crevaient de faim. Après la défaite, ma sœur Felicia, communiste, est partie à Moscou. Resté en France, j’ai fait sortir mon frère Juanito de Gurs. » Puis la guerre est là, en France aussi. Il vit à Bayonne. Apprenti plombier, il a des patrons communistes, « qui me traitaient comme un fils ». Passe des messages pour la Résistance. 

« La France n'oubliera jamais le sacrifice des Basques ». Charles de Gaulle

Le 6 juin 1944 ? C’est le jour de ses 20 ans et il signe son engagement FFI, jusqu’à la fin de la guerre. Puis rejoint le Bataillon Gernika, constitué de Basques espagnols. Cet été-là, ils se battent contre les Allemands qui tiennent encore la Pointe de Grave et la libèrent. Drapeaux basque et républicain espagnol en tête, à Bordeaux, De Gaulle les passent en revue, « la France n’oubliera jamais le sacrifice des Basques », leur dit-il. « Comme tous les Espagnols qui se sont battus pour libérer la France, on était tous persuadés qu’après Hitler et Mussolini, on irait en Espagne contre Franco… » Mais le 30 décembre 1945, on l’a démobilisé… 

Pierre Challier

LES CANONS ONT VAINCU L'UTOPIE


Par Mare-Louise Roubaud

De juillet 36 au 1er avril 39, jour où Franco déclara que la guerre était finie, la guerre civile espagnole s'est inscrite en lettres de feu dans nos livres d’histoire et dans la mémoire de ceux qui l’ont vécue et de leurs descendants. Lourd héritage ! Si elle a fait couler autant de sang que d’encre, c’est que ressemblant à toutes les guerres avec son lot de cruautés, d’héroïsmes fous, d’exaltations et de grandes illusions, elle fut, à plus d’un titre, emblématique.

D’abord parce qu’elle a vu se dresser l’une contre l’autre, deux Espagnes irréconciliables. Elle ne fut pas qu’une guerre d’hommes. Elle fut aussi celle des femmes; elles y ont pris les armes, la parole et le pouvoir. Elle ne fut pas qu’une affaire d’Espagnols puisque, tour à tour, Européens et Américains ont pris part aux hostilités. Elle ne fut pas qu’une affaire de militaires. Elle fut aussi celle de civils en espadrilles, nouveaux soldats de l’An II. Comme toute guerre civile sans merci. De surcroît, au sein même du camp républicain, elle fut si meurtrière que les «anciens» comptent qu’il faut cent ans pour que soit apaisées les mannes des ancêtres et pour que Roméo puisse aimer d’un cœur tranquille la Juliette du parti d’en face. Emblématique parce qu’au sein même du fracas des batailles, elle fut le lieu de réflexion et de mise en pratique d’une révolution qui ambitionnait de changer la vie. Pas moins, pas plus.

Les canons ont eu raison de l’utopie. Aujourd’hui nous savons à coup sûr qu’au delà du mythe, elle était le préambule, combien prémonitoire de la Deuxième guerre mondiale. Vaincue la diaspora espagnole a essaimé en Amérique latine, en Russie, en Afrique du Nord... et chez nous. Son honneur est d’avoir maintenu envers et contre tout, son identité .

"C'était la guerre d'Espagne". Un long format de la rédaction de La Dépêche du Midi, réalisé dans le cadre d'une série quotidienne publiée en juillet 2016. Textes : Pierre Challier, Marie-Louise Roubaud. Photographies : Pierre Challier, AFP, DR. Mise en page : Philippe Rioux. © La Dépêche du Midi, 2016.