La Catalogne et l'indépendance

Per què ?


Par Jean-Claude Souléry

Il n'y a pas que la politique dans la vie. Ainsi, la semaine dernière, le bon peuple des ramblas de Barcelone se passionnait bien davantage pour le cas du « traître » Neymar que pour l’indépendance de la Catalogne. Et puis, Neymar s’en est allé; quant à l’indépendace, elle viendra à temps – si jamais elle doit advenir un jour. En tout cas, le gouvernement catalan n’a pas varié d’un pouce dans son désir d’organiser au 1er octobre un référendum qui, si le oui l’emportait, serait un acte fort vers la sécession – et l’Etat espagnol n’a pas changé non plus dans sa volonté de l’empêcher à tout prix. Désormais un bras de fer politique s’est engagé. Il reste très peu de temps pour le gagner. Vu de ce côté-ci des Pyrénées, nous admettons volontiers une certaine incompréhension. Mais pourquoi donc une partie des Catalans souhaiterait l’indépendance ? Après tout, à nos yeux, les provinces espagnoles, Pays basque et Catalogne en tête, bénéficient d’une autonomie considérable, en tout cas suffisante pour agir indépendamment de l’Etat espagnol, que ce soit en matière économique et culturelle, dans le domaine de la santé ou encore de l’enseignement dispensé en catalan.

Notre étonnement provient bien sûr de l’histoire, tout simplement parce que notre France, bâtie grâce aux « jacobins », n’est entrée en décentralisation qu’à partir des années 80. Or la « rébellion » catalane vient de beaucoup plus loin. Elle remonte au XIIe siècle, et à la Principauté de Catalogne gouvernée par les « Corts », sorte de Parlement avant l’heure, d’abord sous l’autorité du comte Alphonse Ier, qui étendait son pouvoir de l’Aragon jusqu’à Perpignan et aux Baléares. C’est pourquoi les Catalans se sont toujours heurtés au fil des siècles aussi bien aux rois « centralisateurs » de Castille qu’au dictateur Franco, qui, lui, en bon fasciste, allait interdire non seulement son drapeau – la « senyera » aux bandes horizontales sang et or, l’un des plus vieux drapeaux d’Europe – mais aussi sa langue, et brûler les livres en catalan, réprimant avec férocité toute velléité indépendantiste. 

Le président du Barça, Josep Sunyol, fut ainsi arrêté par les franquistes et aussitôt fusillé. Jusqu’en 1974, alors que le régime agonisait, il réserva son ultime symbole sanglant à l’anarchiste catalan Salvador Puig i Antich, le dernier militant politique exécuté par la dictature. Mais, dans ces années noires, la Catalogne, celle des ouvriers, des étudiants ou des bourgeois, trouva, par la langue et la culture, par l’identité ou accessoirement le football, ses propres forces pour résister intellectuellement à l’oppression – et, aujourd’hui encore, ces forces constituent le socle d’une « catalanité » authentiquement populaire. Populaire au point de voter pour la sécession ? L’argument d’un Etat catalan indépendant n’est pas en soi saugrenu : en Europe, il est des pays plus petits et tellement moins riches ! 

La région et sa capitale ont connu depuis le retour de la démocratie une formidable embellie économique, consacrée lors des Jeux olympiques de 1992. Et le raisonnement de bien des Catalans relève d’ailleurs d’un pur sentiment égoïste : nous rapportons bien plus à l’Espagne que ce que nous restitue l’Etat! Pour autant, il n’est pas certain que l’indépendance sorte vainqueur d’un référendum où participerait l’ensemble de la population. Tout simplement parce que, dussions-nous froisser les oreilles catalanistes, les sondages affirment pour le moment que les Catalans demeurent majoritairement… espagnols !

Catalogne : bras de fer
avec Madrid


La confrontation jusqu'où ? Plus les jours passent et plus le climat entre Madrid et Barcelone devient irrespirable. La faute à la capitale catalane qui n’en démord pas : si le oui l’emporte à son référendum du 1er octobre, Barcelone déclarera dans la foulée son indépendance. Contre vents et marées (et contre la Constitution espagnole), le pouvoir régional veut organiser sa grande consultation pour lancer sa « déconnexion immédiate ». La question sera claire : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ». Qualifiés de sécessionnistes par le pouvoir central de Madrid, les membres du pouvoir régional catalan déroulent leur propre calendrier d’autodétermination sans tenir compte des menaces de Madrid. Les députés catalans doivent voter à la fin du mois la loi appelant à organiser ce référendum. 

Un arsenal à la disposition de Madrid 

Mais de son côté, le président du gouvernement espagnol (conservateur), Mariano Rajoy, pas vraiment connu pour sa souplesse, déploie la puissance de l’État pour empêcher ce vote. La consultation a en effet été jugée inconstitutionnelle. « La Cour constitutionnelle a prévenu dès février que tout acte préparatoire à ce référendum était inconstitutionnel et pourrait relever de la désobéissance », a rappelé la vice-présidente du gouvernement espagnol Soraya Saenz de Santamaria. En clair : convoquer le référendum par une loi peut valoir au président catalan Carles Puigdemont des poursuites judiciaires. Qu’importe! Barcelone continue de faire monter la pression pour ressouder le clan des indépendantistes avant l’appel au peuple, car la victoire est loin d’être acquise. L’opinion est en effet très divisée. 

Selon un récent sondage 49,4 % des habitants ne souhaitent pas que la Catalogne soit un Etat indépendant alors que 41,1 % le désirent. Mais pour Madrid, c’est la faible mobilisation des anti-indépendance qui pose problème puisque si le scrutin avaient lieu dimanche le « oui » l’emporterait à 62,5 % à cause d’une forte mobilisation des indépendantistes. Les nonistes, eux, ne souhaitent pas se déplacer pour voter. Toutefois, 70 % des Catalans aimeraient trancher une bonne fois pour toutes la question en organisant un vote. Alors, le pouvoir central s’est préparé à toute éventualité. Gardant le calme des vieilles troupes pour ne pas envenimer les rapports avec la Catalogne, Madrid pourra compter sur deux armes légales imparables. Tout d’abord, une réforme du Tribunal constitutionnel de 2015 permet au gouvernement de relever des élus de leurs fonctions en cas de désobéissance par une procédure d’urgence. 

Les premiers visés seront bien sûr les organisateurs du scrutin. Ensuite et plus radical : l’article 155 de la Constitution donne le pouvoir à Madrid de suspendre l’autonomie catalane si elle était proclamée et lui permet de prendre les rênes de la région en direct. Mais l’exécutif catalan a choisi de braver la Constitution et s’opposera sûrement à ces procédures. D’ailleurs, ceux qui sortent du rang sont tout simplement évincés. Le ministre catalan des Entreprises vient d’être congédié alors qu’il se disait peu convaincu par la tenue du référendum. Le patron de la puissante police catalane a, lui, préféré démissionner pour ne pas avoir à contrevenir à la Constitution. Dernière arme de Madrid : l’argent. La capitale exige la remise de comptes hebdomadaires de la part de la Generalité et menace de couper une ligne de crédit vitale pour Barcelone de 3,6 milliards d’euros. 

G.B.

Les grandes dates de la Catalogne

Mais que veulent vraiment les Catalans ?

Correspondance particulière de Henry de Laguérie à Barcelone

Ce n'est pas la présence massive de touristes sur le littoral qui fera sortir Vilajuiga de sa torpeur estivale. Le calme règne dans ce village catalan situé à une trentaine de kilomètres de la ville frontière de Cerbère. A l’entrée de la bourgade, des panneaux indiquent les chemins de randonnée qui mènent au monastère de Sant Père de Rodes, un édifice roman du IXe siècle surplombant la Méditerranée. Un autre panneau indique que Vilajuiga appartient à « l’association des municipalités pour l’indépendance ». Comme près de 90% des villes du nord de la Catalogne, la mairie a décidé de soutenir publiquement la sécession. Cette prise de position s’est faite naturellement, dans un territoire qui a depuis longtemps rompu émotionnellement avec l’Espagne. A Vilajuiga, les balcons sont ornés de drapeaux séparatistes rouges et jaunes floqués d’une étoile blanche sur fond bleu. 

Couper l’autoroute avec la France? 

« On n’a plus rien à faire avec les Espagnols», explique Francesc Ferrera, attablé à la terrasse du restaurant Cal Carboner. Pour cet employé municipal de 56 ans, le divorce est inéluctable. «Je n’ai pas toujours été indépendantiste, j’ai basculé lorsque Madrid a suspendu le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne en 2010». L’argent est au cœur de ses motivations. « C’est une question de survie économique : on paye trop d’impôts par rapport à ce qu’on reçoit ! ». Assis en face, Carles Marti acquiesce. « Je suis au chômage depuis deux ans. Sans l’Espagne, notre économie ira mieux et créera des emplois ». Le 1er octobre, les deux hommes iront voter mais sans grande conviction. «Soyons lucides, la Catalogne ne deviendra pas un état le jour suivant ». Francisco et Carles ont du mal à voir comment la Catalogne pourrait voler de ses propres ailes sans un accord avec Madrid ni une reconnaissance de ses voisins européens. « A un moment, il faudra peut-être aller plus loin ! », lance mystérieusement Carles. « Occuper l’aéroport de Barcelone ? Couper l’autoroute vers la France ? » Puéricultrice dans une crèche du quartier gitan de Figueres, Silvia Gurri, 29 ans, se dit, elle aussi, prête à participer à des actions de grande envergure. «Je veux bien faire grève et renoncer à une partie de mon salaire». Indépendantiste « depuis toujours », Silvia en a assez de devoir se justifier lorsqu’elle voyage à l’étranger. « Je dois toujours préciser que je suis catalane et pas espagnole. Je n’ai rien contre l’Espagne, simplement, je n’ai aucun sentiment d’appartenance à ce pays. Ici, on ne parle pas la même langue, on ne voit pas la vie de la même manière, on parle moins fort, on est moins exubérant », se justifie la jeune femme avec un grand sourire. Pour elle, l’indépendance aura des effets positifs sur le système éducatif. « Les étudiants en Andalousie ont quasiment tous de bourses universitaires alors qu’ici c’est très difficile d’en obtenir !» A l’approche du référendum pourtant, elle oscille entre espoir et résignation. « Je ne sais pas ce qui va se passer le 1er octobre, mais j’espère qu’on va tourner une page». 

Dans un bar populaire de la banlieue de Barcelone: «Ce référendum est illégal!» 

A Esplugues, Eugenio Diaz a également envie de passer à autre chose car, lui, au contraire, veut mettre fin à « cette bêtise de l’indépendance ». Dans cette banlieue de Barcelone, on entend peu parler catalan et les drapeaux indépendantistes sont inexistants. « Ici c’est l’Espagne !», poursuit l’homme de 50 ans, employé administratif né à Ciudad Real en Castille et arrivé en Catalogne à l’âge de 10 ans. Difficile de lui donner tort à L’Alhambra, ce bar populaire recouvert de posters de la sélection espagnole de football. «Si la Catalogne devient indépendante, je prends mon argent et je m’en vais!» Pour Eugenio, hors de question d’aller voter: «Ce référendum est illégal ! » Assis à côté, Luis Nuñez fera le déplacement. « Si on ne va pas voter pour le non, les séparatistes vont gagner et qui payera ma retraite alors ? ». Dans ce quartier populaire majoritairement habité par des fils et petits-fils d’Andalous, l’indépendance est loin de faire recette. La plupart des habitants y sont hostiles ou indifférents. Le dernier sondage réalisé par l’exécutif catalan indique que 49% des Catalans sont opposés à la sécession, contre 41% qui y sont favorables. Les immigrés sud-américains, nombreux dans le quartier ne se sentent pas vraiment concernés. « J’ai un passeport espagnol, mais je n’irai pas voter. Ça ne m’intéresse pas », explique Mickael Camilo, un dominicain employé dans une poissonnerie. « La Catalogne ne va pas si mal. à quoi ça sert de se séparer?». 

«C’est maintenant ou jamais» 

Dans le quartier branché de Gracia à Barcelone, Barbara Montoto, 32 ans, est partagée entre lassitude et exaspération. « C’est épuisant d’être indépendantiste », explique cette chargée de communication en entreprise. « ça fait des années qu’on ne parle que de ça : qu’on nous laisse voter une bonne fois pour toute ! On le mérite non ?! » La jeune femme répond avec malice quand on lui demande pourquoi elle veut sortir du royaume: « Parce qu’il n’y a aucune raison de rester. Notre langue et notre culture sont marginalisées par l’Espagne». Pour cette Barcelonaise qui a étudié à Berkeley aux Etats Unis, l’indépendance n’est pas une solution miracle. « Ce ne sera pas le paradis, ce sera difficile au début, mais à long terme, la Catalogne y gagnera ». La jeune femme ne cache d’ailleurs pas son impatience. « C’est maintenant ou jamais».

à Barcelone des touristes agressés 

Le tourisme de masse provoque des réactions de rejet parmi certains Barcelonais. Submergés par des cohortes de touristes, les riverains protestent depuis de longs mois contre les nuisances liées au tourisme de masse : flambée du prix de l'immobilier avec le phénomène Airbnb, alcoolisme, dégradation de l’espace public, etc. Depuis plusieurs semaines, des activistes du groupuscule anticapitaliste Endavant vont plus loin et n’hésitent pas à agresser certains touristes. Récemment, un bus de touristes a été attaqué, des vélos de location ont été vandalisés… Pourtant, même si le tourisme de masse entraîne des désagréments, pour la seule Catalogne il génère des retombées estimées à 50 milliards d’euros par an. Consciente que trop de tourisme pourrait nuire au final à l’activité économique, la maire de Barcelone a engagé la capitale catalane dans un plan de décroissance touristique. Le but ? Flécher les touristes au-delà du centre historique vers d’autres quartiers pour éviter la congestion.

A Madrid : « Qu'ils s’en aillent et nous laissent tranquilles »

Correspondance particulière de Julien Cassan à Madrid

«Ce problème de la Catalogne commence à m'agacer sérieusement», s’emporte Luis, 40 ans, vendeur de tickets de loterie sur la place de la Puerta del Sol à Madrid. Sans qu’on ait besoin de beaucoup le relancer, il poursuit : « Ce projet de référendum est illégal, Puigdemont [le président de la Catalogne] et sa clique sont des hors-la-loi qui essaient de maquiller leur mauvaise gestion (NDLR : la Catalogne est la région la plus endettée d’Espagne) en agitant des drapeaux indépendantistes et en désignant un ennemi commun : l’Espagne ! ». Et de continuer: « S’il doit y avoir un vote alors tous les Espagnols doivent voter, comme le précise notre Constitution ». Un client, saisissant au vol la discussion, prend part au débat : « Que les Catalans s’en aillent! Et qu’ils nous laissent enfin tranquilles ! », lance-t-il, visiblement agacé. « Par contre, si les Catalans sont indépendants, ils devront sortir de l’Europe et avoir leur propre monnaie, leur propre armée... ». 

A Madrid, le sujet est aussi brûlant que le soleil de plomb qui étouffe actuellement la capitale. Sonia, étudiante en droit, nous donne sa vision : « En faisant référence à l’Espagne franquiste, les indépendantistes grossissent le trait pour gagner des adeptes. En vérité, derrière le vernis de l’identité catalane bafouée, il y a surtout de l’égoïsme, non? ». Le sécessionnisme catalan est devenu, en quelques mois, le premier problème politique espagnol. Le dialogue de sourds entre le pouvoir central et les dirigeants catalans occupe une place prépondérante dans les médias nationaux. Ces derniers sont dans leur grande majorité hostiles au processus indépendantiste. 

Récemment le quotidien conservateur ABC assurait, dans ses colonnes, que « l’unique mission de Carles Puigdemont est de rompre l’Espagne». De son côté, le journal de centre-droit El Mundo s’inquiète de la «démission forcée» des éléments modérés du gouvernement catalan. Il parle de « purge» et dénonce la constitution d’un « gouvernement kamikaze » en Catalogne. Enfin, El País (centre-gauche) rappelle que « les entreprises se trouvent en état d’alarme en raison du défi sécessionniste », précisant que « 74 % des patrons estiment que le bras de fer avec la Catalogne affecte de manière négative l’économie ». Dans la rue, les avis varient entre colère, indifférence et dénonciation de la classe politique dans son ensemble. Julio, 52 ans, primeur dans le quartier de Malasaña rejette dos à dos les deux parties. « On a affaire à des interlocuteurs qui ont tout intérêt à jeter de l’huile sur le feu et à ne pas négocier. D’un côté, Puigdemont et les indépendantistes trompent leur sympathisants en caricaturant l’Espagne et en vendant une Catalogne idyllique. Mais de l’autre côté ce n’est pas mieux : Rajoy, lui, s’entête dans l’immobilisme. En diabolisant les Catalans, il espère renforcer son pouvoir en Espagne ».

L'économie

La Catalogne, c'est le vrai moteur économique de l'Espagne

Correspondance particulière de Henry de Laguérie à Barcelone

Nous poursuivons notre enquête sur la Catalogne qui pourrait organiser le 1er octobre un référendum portant sur son indépendance. Après le volet politique, nous évoquons ici le dossier économique. Seule région avec le Pays Basque à avoir connu une révolution industrielle au XIXe siècle, la Catalogne ne doit pas au hasard sa réputation de moteur économique de l’Espagne. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec 16 % de la population totale, la Catalogne représente 20 % du PIB de l’Espagne, 30 % de ses exportations et 50 % de l’activité à forte valeur ajoutée (arts, haute gastronomie, sciences). 

Aujourd’hui, la région a pris la tête de la reprise dans le royaume : Barcelone table sur une croissance de 2,7 % cette année. Le chômage, même s’il reste élevé, a fortement baissé à 13,2 % soit 4 points de moins que le taux de chômage de l’ensemble du pays. Seule ombre au tableau: la Catalogne est l’une des régions les plus endettées d’Espagne. Industrie automobile, services, numérique, grands groupes pharmaceutiques, puissantes banques et tourisme : la Catalogne dispose d’une économie diversifiée et particulièrement dynamique. Cette vitalité est un argument de poids pour les partisans de l’indépendance, persuadés que la Catalogne sera bientôt le Danemark ou la Suisse de l’Europe du Sud. 

Le déficit fiscal 

Propriétaire d’une entreprise de services pharmaceutiques, Antoni Gelonch considère que l’appartenance à l’Espagne est un frein pour le développement économique de son territoire. 

« La dépendance de Madrid est un boulet pour notre économie : la fiscalité est injuste, le droit du travail est obsolète et nos infrastructures sont mauvaises ». Comme de nombreux Catalans, de gauche ou de droite, cet entrepreneur estime que le système fiscal espagnol pénalise la Catalogne. « Chaque année 8 % de notre PIB disparaît ». Ce chiffre, systématiquement brandi par les séparatistes mais contesté par certains économistes, correspond au « déficit fiscal », la différence entre ce que la Catalogne apporte au budget de l’État et ce qu’elle reçoit en échange. « Je n’ai rien contre la solidarité nationale », précise Antoni Gelonch. « Mais dans le cas de l’Espagne, ce n’est pas de la solidarité mais du gaspillage. Regardez le taux de chômage de l’Andalousie : il est entre 25 et 30 % depuis les années 80 malgré tout l’argent qu’ils reçoivent ! » 

Économiste réputé de centre gauche et ancien ministre régional de l’économie, Antoni Castells est convaincu que les choix économiques de Madrid ont toujours été dictés par des logiques politiques. « L’État ne joue pas son rôle. Il devrait travailler pour l’intérêt de l’Espagne, mais en réalité, il confond les intérêts de l’état avec ceux de Madrid. Il a une vision radiale et centraliste du pays ». Le professeur cite pèle mêle les millions d’euros engloutis dans des lignes de TGV inutiles qui relient Madrid à toutes les villes de Castille, les aéroports vides et les autoroutes en faillite autour de la capitale espagnole. Ces infrastructures qui, selon lui, en ne répondant à aucune logique économique,restent en travers de la gorge des décideurs catalans qui réclament depuis des années la construction du couloir méditerranéen : une ligne ferroviaire de voyageurs et de marchandises entre le sud de l’Espagne et Barcelone, qui rejoindrait ensuite le réseau français et européen via Perpignan. 

« C’est une ligne vitale pour notre économie », estime Aleix Sarri, économiste et membre du PDECAT, le parti indépendantiste de centre droit qui gouverne la Catalogne. « Si on était indépendant, on pourrait faire avancer ce projet. On aurait également le contrôle du port et de l’aéroport de Barcelone. Nous aurions un état qui travaille dans l’intérêt de notre économie ». Beaucoup d’entrepreneurs rêvent d’ailleurs d’une Catalogne « business friendly », dont l’indépendance n’aurait que des retombées positives. La menace d’une sortie de l’Union européenne et donc de l’euro ne semble pas inquiéter Antoni Gelonch. « 3.000 entreprises internationales sont installées ici, elles auront intérêt à ce que la Catalogne reste dans le marché européen. On ne sortira pas de l’Union ! » Tout le monde n’en est pas si sûr. 

Le patronat s’inquiète de l’insécurité juridique 

Dans une région qui exporte 70 % de sa production dans le reste de l’Espagne, un retour des barrières douanières en inquiète plus d’un. Patron d’une entreprise de jouets, José Luis Diaz a pour principal client le reste de l’Espagne. « On prend le risque de se couper de notre principal marché ! C’est suicidaire ». Le patronat catalan a fait part de ses inquiétudes en qualifiant le référendum unilatéral de « coup d’État juridique ». Le « Medef » catalan s’inquiète en réalité de l’insécurité juridique qu’engendrerait une indépendance non négociée avec Madrid. Les grands groupes internationaux présents dans la région se sont bien gardés de donner leur avis. À de rares exceptions près, aucun n’a menacé de s’en aller. Les indépendantistes y voient la preuve qu’un état catalan n’effraye pas les décideurs. Pour Madrid au contraire, c’est le signe que les entreprises ne prennent pas au sérieux la sécession. Mais sur le terrain économique, c’est sans doute bien l’Espagne qui a le plus à perdre avec un départ de la Catalogne. 

En chiffres 

> Croissance économique : 3,5 % en 2016 (prévision 2017: 2,7%).
> Un PIB de 222 milliards en 2015 soit 20 % du PIB espagnol, plus important que le PIB de l'Irlande.
> Principales industries : automobile, chimie, agroalimentaire, pharmacie. > 1re région touristique d’Espagne avec 18 millions de touristes en hausse de 4 % en 2016.
> Export : 35 % des entreprises catalanes exportent.
> La Catalogne concentre 25 % des investissements étrangers réalisés sur le sol espagnol.
> Taux de chômage : 13,2 %.

« L'important, c’est de rester dans l’Union européenne »

La chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Barcelone, fondée en 1883, est la plus ancienne des 115 CCI françaises de par le monde. Elle regroupe 450 entreprises membres, dont une majorité de françaises, de toutes tailles et de secteurs divers. Philippe Saman, directeur de la CCI barcelonaise depuis 1980, livre son analyse sur l’attractivité de la « marque » Barcelone et les interrogations liées au contexte politique. 

Barcelone fête cet été les 25 ans de ses Jeux Olympiques. Qu’est-ce qui a changé pour la Catalogne et sa capitale depuis ? 

Depuis les JO de 1992, Barcelone et la Catalogne sont passées du statut de destinations à la mode à celui de références mondiales. En adhérant au marché commun, en 1986, l’Espagne sortait de son enclavement. Avant 1986, l’Espagne, c’était l’Afrique. Avec l’entrée dans l’Europe, le pays s’est ouvert à la présence entrepreneuriale étrangère. 

Quels sont les principaux héritages de 1992 ? 

Les infrastructures, notamment aéroportuaires. Aujourd’hui, l’aéroport de Barcelone compte davantage de passagers que ceux de Toulouse, Marseille, Nice et Lyon réunis ! La réussite d’une entreprise comme Vueling, qui propose 140 destinations depuis Barcelone, est exemplaire. Barcelone est devenue une marque qui vend et fait rêver aux quatre coins de la planète. 

Comment Barcelone est-elle devenue une place forte de l’économie de l’innovation ? 

Grâce au Mobile World Congress (Organisé à Barcelone depuis 2006, le Mobile Word Congress (MWC) est le plus grand congrès de téléphonie au monde. Il rassemble chaque année, au mois de février, des centaines d'entreprises et start-up du monde entier et a dépassé, en 2017, les 100 000 visiteurs), Barcelone s’assure une renommée internationale et devient chaque année, le temps du congrès, la capitale mondiale de l’innovation. La qualité de vie participe à l’attractivité de notre ville auprès des cadres. Les start-up françaises sont très nombreuses ici. La CCI a d’ailleurs poussé pour que Barcelone fasse partie des 22 villes au monde à accueillir la French Tech. En Europe, seules Londres, Berlin et Milan disposent d’un « hub » officiel de la French Tech. Madrid, par exemple, était candidate et n’a pas été retenue. 

Que dire des échanges universitaires avec la France ? 

Le campus barcelonais de la Toulouse Business School, avec ses 1 000 étudiants, est une réussite universitaire et entrepreneuriale exemplaire. D’autres tirent aussi leur épingle du jeu, comme l’école de création perpignanaise IDEM. La présence étrangère à Barcelone est d’autant plus marquante qu’elle n’est pas la capitale d’un État… C’est vrai. En plus des neuf chambres de commerce européennes que compte Barcelone, elle est aussi la ville au monde, hors capitales, qui a la plus grande représentation diplomatique. Aujourd’hui, par l’effet du Brexit, la ville est une candidate sérieuse pour accueillir l’Agence européenne des médicaments et son millier de fonctionnaires. Cette candidature a été soutenue par l’Espagne, ce qui montre que l’esprit de 1992 peut revivre. 

Depuis cinq ans, pourtant, les relations entre Barcelone et Madrid se sont détériorées. Le contexte politique catalan fait-il partie des préoccupations des entrepreneurs français qui songent à s’installer ici ? 

Les étrangers continuent à investir. Pour ne citer que les plus gros : Nestlé investit à Gérone, Amazon, Easyjet ou encore Ikea dans le grand Barcelone. Ce que n’aiment pas les responsables d’entreprise, c’est l’instabilité et l’incertitude du cadre juridique. Pour l’instant, cela n’a pas remis en cause des projets de fond. Ça en a peut-être ralenti certains. L’important, pour le monde économique, c’est que la Catalogne reste dans l’Union Européenne. Je ne peux pas imaginer un autre scénario. 

À Barcelone, propos recueillis par Fabien Palem

La culture

La langue, les arts… et le foot : les piliers de l'identité catalane

Correspondance particulière de Henry de Laguérie à Barcelone

Réprimée pendant les quarante ans de dictature franquiste, la langue catalane n'a jamais cessé d’être parlée… depuis le IXe siècle et écrite depuis le XIIe. Dix millions de personnes la pratiquent non seulement en Catalogne, mais encore dans la région de Valence (où on le nomme « valencien »), aux Îles Baléares, dans une petite partie de l’Aragon, en Andorre, dans la majeure partie des Pyrénées-Orientales et jusqu’à Alghero en Sardaigne ! 

La langue, élément unificateur 

Mais il a fallu le retour de la démocratie en Espagne pour pouvoir parler librement catalan à Barcelone. À l’école, dans les journaux, à la radio et dans l’ensemble de l’espace public, seul le castillan (l’espagnol) avait droit de cité entre 1939 et 1975. Toutefois, durant les années noires de la dictature franquiste, dans la rue ou dans les tribunes du Camp Nou, le stade du Football Club de Barcelone, les Catalans ont toujours continué à parler leur langue. « C’est difficile d’anéantir une langue maternelle », explique l’écrivain et éditeur franco-catalan Llibert Tarrago. « La dictature a persécuté le catalan, mais elle ne pouvait finalement pas faire grand-chose contre la force d’une langue millénaire », ajoute ce fin connaisseur de la Catalogne, né à Brive où ses parents républicains avaient trouvé refuge. 

Le catalan est aujourd’hui compris par la quasi-totalité de la population. Les trois quarts savent le parler. Cependant, au quotidien – selon le dernier sondage réalisé par le gouvernement catalan en 2014 –, ceux qui utilisent le catalan (36 %) sont moins nombreux que ceux qui s’expriment en castillan (50 %). L’usage des langues est d’ailleurs lié à la géographie de la Catalogne : dans les banlieues de Barcelone, l’espagnol est largement majoritaire, tandis qu’il est quasi inexistant dans les Pyrénées et dans la province de Gérone. À Barcelone, les deux langues coexistent. « La langue est un élément unificateur du territoire. Le catalan est transversal et appartient à toutes les classes sociales », souligne Llibert Tarrago. Sujet récurrent de conflit entre Madrid et Barcelone, le catalan est victime selon lui de son instrumentalisation politique. « Contrairement à ce que l’on dit parfois à Madrid ou en France, il n’y a pas de conflit linguistique en Catalogne. Le problème vient de la droite espagnole qui ne supporte pas qu’on parle d’autres langues que le castillan en Espagne ». 

Régulièrement, la droite au pouvoir s’en prend au système éducatif d’immersion linguistique en catalan. « Le Parti Populaire a toujours eu besoin de l’anti-catalanisme pour obtenir des voix et, malheureusement, les Catalans tombent parfois dans le panneau et se victimisent », regrette Tarrago. Connu pour ses tribunes hostiles aux séparatistes, l’historien Joaquim Coll ne conteste pas le succès de la récupération du catalan à la fin de la dictature, mais il dénonce aujourd’hui ce qu’il appelle « la dérive mono-linguiste » de la Catalogne. « Avec l’excuse de la défense du catalan, les nationalistes tentent d’éliminer de l’espace public le castillan », dénonce l’universitaire. « Faux ! Il n’y a aucune persécution de l’espagnol, lui répond Llibert Tarrago. Les gens sont bien élevés et passent d’une langue à l’autre en fonction de l’interlocuteur ». 

Un goût pour la modernité 

Si la langue est un élément essentiel de l’identité d’un territoire qui a accueilli de nombreuses vagues d’immigrés, en provenance du sud de l’Espagne ou de l’étranger, les artistes et les talents locaux font beaucoup pour l’ADN d’une région résolument avant-gardiste. « La Catalogne a toujours eu un goût pour la modernité », soutient Lluís Permanyer, écrivain et plume historique du grand journal La Vanguardia. « Toutes les innovations sont arrivées en Espagne par la Catalogne : la première ligne de train, la première photo, le premier téléphone ». Pour ce vieil homme cultivé de la bourgeoisie barcelonaise, la Catalogne se distingue par son esprit d’ouverture et son audace. « L’identité catalane est un mélange de’’seny’’ (de bon sens) et de ’’rauxa’’(de témérité). L’architecte Gaudí, les peintres Miró, Dalí ou Tàpies étaient des anticonformistes. Ils représentaient cette’’rauxa’’». 

L’art culinaire aussi… 

Aujourd’hui, la Catalogne brille dans le monde entier grâce à ses grands chefs cuisiniers stars : Ferran Adrià, le pape de la cuisine moléculaire dans son restaurant « El Bulli » à Roses, aujourd’hui fermé, ou encore les frères Roca dont le restaurant « El Celler de Can Roca » a été nommé meilleur restaurant au monde en 2013 et 2015. Ses architectes ne sont pas en reste : le cabinet « RCR arquitectes », situé à Olot et auteur du musée Soulage de Rodez a remporté cette année le prix Pritzker, la plus haute récompense internationale en architecture. Joan Busquets, lui, a été choisi pour réaménager l’hypercentre de Toulouse – qui, sur les allées Jean-Jaurès, sera bientôt doté de… ramblas. 

Enfin, cet été, le cinéma catalan réalise une percée en Europe avec le très beau film de la jeune Barcelonaise Carla Simon « Eté 93 », en salle en France depuis la mi-juillet. Récompensée par le prix du meilleur premier film à la Berlinale cette année, cette œuvre sensible, qui évoque la nouvelle vie d’une fillette ayant perdu sa mère a été unanimement saluée par la critique parisienne.

Ancrés dans leur territoire et capable de parler au monde entier, tous ces acteurs du monde de l’art et de la culture s’inscrivent dans la lignée du plus célèbre des créateurs catalans, Salvador Dalí qui résumait ainsi ses ambitions « Nous voulons être ultra-local afin de devenir universels ».

« Més que un club ! » 

Le Football-Club de Barcelone, fondé en 1899, est une véritable institution en Catalogne. Le Barça est l'un des clubs les plus titrés de l’histoire : 24 championnats d’Espagne, 28 Coupes du Roi, 5 Ligues des champions, 4 Coupes des vainqueurs de coupe, 3 Coupes des villes de foire et 3 Coupes du monde des clubs. L’histoire du Barça en a fait un des porte-drapeaux du catalanisme (durant la guerre civile, les franquistes ont exécuté son président Josep Sunyol). Sa devise « més que un club » est une référence culturelle.

Son hymne (« Tot el camp »), composé en 1974 par Manuel Valls le grand cousin de l’ancien Premier ministre français, est repris en chœur à chaque match par les 99 000 spectateurs du Camp Nou (photo ci-dessus). 

Mais la notoriété du club est mondiale (il est le plus médiatisé au monde, celui qui a le plus de fans). À côté du stade, son musée, qui retrace l’histoire du club, est visité par plus d’un million de personnes chaque année. C’est, avec le musée Picasso, le plus fréquenté de Barcelone.

Une galerie d'artistes qui font l'identité catalane

La Catalogne et l'Europe

La Catalogne sera-t-elle un jour le 28e Etat de l'Union européenne ?

Correspondance particulière de Henry de Laguérie à Barcelone

Indépendante ou non, la Catalogne n'imagine pas son avenir hors de l’Union européenne. Le Brexit, la crise des réfugiés ou les politiques d’austérités imposées par Bruxelles n’ont pas entamé les convictions europhiles d’un territoire viscéralement attaché à la construction européenne. «Lorsque l’Espagne est entrée dans l’Europe en 1986, c’était l’euphorie à Barcelone », se souvient un brin nostalgique Joaquim Millan, consultant et spécialiste européen. «A l’époque, l’Europe représentait un pas en avant : l’essence de ses valeurs est encore présente. Certes, l’euphorie est retombée, mais la très grande majorité des Catalans continue à percevoir l’Europe comme un projet très positif.» C’est aussi et surtout un moyen d’exister et de s’affirmer : à l’époque, les nationalistes voient dans la construction européenne la possibilité de contourner l’Etat espagnol et s’affirmer comme un acteur à part entière sur le continent. 

Mais ils déchantent rapidement. «La Catalogne n’existe quasiment pas à Bruxelles : nous avons 7 millions et demi d’habitants, mais nous ne sommes associés à aucune décision et notre langue n’est toujours pas officielle », déplore Aleix Sarri, assistant parlementaire à Bruxelles, membre du PDECAT, le parti indépendantiste qui gouverne la Catalogne, en coalition avec la gauche républicaine. A l’image de cet énergique trentenaire, les séparatistes ont du mal à accepter que la Catalogne n’ait pas voix au chapitre au sein de l’UE, alors que des territoires bien plus petits comme l’Estonie (1,3 millions d’habitants) ou Malte (440.000 habitants) disposent d’un droit de véto! « Nous voulons être indépendants afin de participer davantage à la construction européenne, soutient Aleix Sarri. La Catalogne peut ainsi accueillir des réfugiés et apporter son aide à la crise européenne des migrants, mais elle en est empêchée par l’Espagne. » 

La Commission européenne se tient à l’écart 

Mais attention! En cas de séparation, la Catalogne n’est pas certaine de rester dans l’Union européenne. « Aucun texte ne prévoit la sortie d’un territoire européen », explique Amadeu Altafaj, représentant du gouvernement catalan à Bruxelles. « Pourtant, les Catalans sont européens, il est juridiquement difficile de leur retirer la citoyenneté ». Interrogée par une eurodéputée espagnole farouchement hostile aux sécessionnistes, le président de la Commission européenne, Jean Claude Juncker, a rappelé la position officielle: « La Commission n’a pas à s’exprimer sur les questions d’organisation interne des états. Mais, quand une partie du territoire d’un état membre prend son indépendance, les traités ne s’appliquent plus à ce nouvel état. » 

Qu’importe pour Amadeu Altafaj: « L’UE saura se montrer pragmatique et trouvera une solution. » Ce brillant polyglotte qui a travaillé pendant longtemps pour la Commission européenne estime que les 28 états membres n’ont pas intérêt à exclure du marché commun un territoire qui pèse 30% des exportations espagnoles. Politologue installée à Bruxelles et membre du Parti socialiste catalan, Laura Ballarin ne partage pas l’optimisme des autorités catalanes. « Je ne comprends pas comment les indépendantistes peuvent véhiculer de tels mensonges !, s’indigne celle qui travaille au Parlement européen. Ils ressemblent aux eurosceptiques britanniques qui ont soutenu le Brexit : ils basent toute leur campagne sur des contrevérités ». En tout cas, les institutions européennes essayent de se tenir en marge du dossier, mais en réalité, Bruxelles se passerait bien d’une crise territoriale. 

« La Catalogne pose objectivement un problème à l’Europe, dans un agenda difficile », reconnait d’ailleurs Altafaj. Selon lui pourtant, Bruxelles ne peut pas se désintéresser de la Catalogne. «Je regrette que les institutions communautaires ne s’impliquent pas dans le dossier, alors qu’en privé, la plupart de mes interlocuteurs me font part de leur préoccupation quant à la dérive autoritaire du gouvernement espagnol de Mariano Rajoy qui n’oppose qu’une réponse juridique au défi démocratique lancé par la Catalogne ». Il explique ce silence par le travail de sape de la diplomatie espagnole. « Les autorités européennes refusent de recevoir notre président Carles Puigdemont et nous avons moins de contacts de haut niveau car Madrid exerce une pression brutale auprès de Bruxelles. » 

«Economiquement et démographiquement nous sommes proches de la Finlande ou de l’Autriche» 

Laura Ballarin, elle, comprend cette mise à l’écart: « En agissant de façon unilatérale et en allant contre l’état de droit, le gouvernement catalan défie le gouvernement espagnol, un état membre influent de l’UE. » Loin du triomphalisme qui gagne parfois certains indépendantistes, convaincus que l’Europe prendra fait et cause pour la Catalogne si Madrid empêche la tenue du référendum, Amadeu Altafaj garde la tête froide. « Il ne faut malheureusement pas attendre grand-chose de l’UE. Nous devons continuer à expliquer notre combat et rappeler les valeurs démocratiques qui nous animent ». Une forme de lucidité qui n’entame en rien des convictions profondes: « Nous sommes économiquement et démographiquement proches de pays comme la Finlande ou l’Autriche : la Catalogne a toute sa place au sein de l’Union. »

La République

Le port de Selva. Photo DDM, Pierre Challier

La Catalogne a déjà sa «république»


Un reportage de notre envoyé spécial au Cap de Creus, Pierre Challier

L'indépendance catalane et républicaine… Isidre Corominas y Zaragoza la porte sur son cœur. Brodée sous forme de macaron : c'est la Republica Independent Del Cap de Creus, RICC en lettres rouges sur péninsule jaune. Et depuis le 27 novembre 1993, il en est officiellement le Président! Un Président qui a su rester très simple, comme il vous prépare lui-même le dîner dans son petit appartement d’El Port de la Selva dont le seul luxe est ce balcon permettant de voir la mer, là-bas… Carrure de marin racontant une époque où les filets se remontaient à la main, grosses pognes mais qui vous cuisinent rougets, ail et tomates tout en finesse, façon roman de Vasquez Montalban… 

« Ici, à Port de la Selva, ça a toujours été un peu à part », reprend-il. Et de poursuivre : « Tiens! en 1936, le journaliste britannique John Langdon Davies qui couvrait la Catalogne pendant la guerre d’Espagne, décrivait déjà notre port de pêche comme ’’une petite République libertaire’’». Deux enjambées de la cuisine à sa bibliothèque, il en extrait «Derrière les Barricades» et pointe le passage qui en fait foi. 

La liberté ne se donne pas : elle se prend 


De fait… Ici, sur cette Mar d’Amunt bordant le nord du Cap de Creus, les pêcheurs locaux savaient visiblement que la liberté ne se donne pas : elle se prend. Catalogne déjà révoltée par l’Espagne corrompue d’Alphonse XIII, au début du XXe siècle… « Lorsqu’ils ont fondé leur Posit de Pescador – leur coopérative de pêche –, en 1920, ce fut un sacré progrès pour les habitants. Mutualisation des moyens, sécurité sociale, caisse de retraite... 

Nos pêcheurs avaient même leur propre monnaie et représentaient un modèle d’autogestion », résume Isidre, fils de l’ancien secrétaire de la confrérie et qui a donc consacré tout un livre à « sa » Mar d’Amunt, celle des travailleurs de la mer… 

Une « Mer du Nord » toute relative sur cette Méditerranée fauve, semée de criques secrètes et de plages où les hommes encerclaient autrefois dans leurs filets des thons de 200 kg, avant de les ramener au rivage, là où les touristes préfèrent désormais les sardines depuis l’invention de la Costa Brava. Mais, de là à en déduire que seul la nostalgie et le folklore l’intéressent, ce serait une grossière erreur. Pêcheur, voyageur, peintre, sculpteur et écrivain refusant les « trous de mémoire » – témoin son dernier livre sur la guerre d’Espagne –, c’est en effet le côté « laboratoire social » d’El Port de la Selva d’hier qui passionne cet ancien élu local. Parce qu’il est « riche d’enseignements » quant à cette future Catalogne indépendante pour laquelle Isidre milite depuis toujours. 

Terra Lliure, Terre Libre ? Cette organisation qui revendiqua en catalan pas mal d’attentats entre 1978 et 1995 : ça lui parle. Mais « j’ai quitté le mouvement quand ils ont choisi la violence », ajoute-t-il. Pour autant il n’en est pas moins resté radicalement séparatiste et de toutes les manifs, ainsi qu’en témoigne sa République, fondée un soir avec deux amis autour d’une table, « pour faire vivre l’idée d’une souveraineté populaire catalane plutôt qu’un souverain espagnol ». 

« Bombarder la Catalogne tous les 50 ans… » 

Rougets servis, blanc dans les verres… « En 300 ans, on a été bombardé huit fois par l’Espagne et un général espagnol a dit qu’il fallait bombarder la Catalogne tous les 50 ans », rappelle maintenant Isidre. Souvenir très concret ici, tant les avions fascistes bombardèrent ces petits ports côtiers, qui, lors de la guerre civile, étaient vitaux pour les Républicains… « Mais au-delà des provocations, aujourd’hui, les Catalans sont excédés par Madrid qui fait tout pour freiner notre développement », poursuit-il. « Jusqu’en 2010, la majorité avait cru à la négociation, on voulait juste le même statut fiscal que les Basques, mais la droite, le Parti Populaire, a fait invalider l’Estatut qui élargissait notre autonomie. Ça a été la goutte de trop. Maintenant, il n’y a plus rien à négocier, on veut juste le divorce pour redonner un avenir à la Catalogne, ne plus subir cette droite corrompue qui a conduit l’Espagne à la ruine et recyclé tous les héritiers du franquisme. Pour moi, la Catalogne, à l’image d’El Port de la Selva et de ses pêcheurs, a toujours été progressiste et c’est parce qu’on veut garder cette justice sociale plutôt que payer pour la gabegie libérale qu’on doit partir. Bref, on veut un nouveau pays pour un nouveau système », résume-t-il sur sa lancée, convaincu que « l’indépendance est désormais inéluctable ». 

Les verres tintent à la santé de la Mar d’Amunt. Et d’autant plus chez ces républicains qu’on votera donc le 1er octobre, pour ou contre l’indépendance.

L’ultime poussée ? Même si un fond de lassitude pointe, comme le camp indépendantiste est aussi miné que l’Espagne, côté divisions, Isidre veut y croire. Pour preuve : il a déjà sa carte d’identité de la République de Catalogne. Moderne, avec puce, format carte de crédit, disponible sur intemet, N°1714-00602A. 

1714 ? C’est précisément la date de la prise de Barcelone par les Espagnols, symbole depuis deux siècles de la lutte pour l’indépendance.

La Catalogne et l'indépendance, un long format de la rédaction des informations générales de La Dépêche du Midi.

Textes : Jean-Claude Souléry, Henri de Laguérie, Fabien Palem et Pierre Challier. Photos : AFP, DDM Pierre Challier, DR. Infographies : Agence Idix. Mise en page Philippe Rioux. © La Dépêche du Midi, août 2017.