Shelly Masi
met les gorilles
de l'Ouest 
dans la lumière

La primatologue étudie au cœur de la Centrafrique les puissants gorilles de l'ouest. Un moyen de mieux comprendre d'où vient l'homme.

Il ne faut jamais croire que ses rêves sont enfermés à jamais à double tour. L'italienne Shelly Masi avait elle aussi un « sogno nel cassetto » (un rêve dans le tiroir) qui est devenu réalité. Spécialiste des gorilles de l'Ouest, la maître de conférence au Muséum national d'histoire naturelle Musée de de l'Homme (MNHN) à Paris, passée par l'université de Rome et l'institut d'anthropologie de Leipzig, était tombée en admiration, petite, devant cet animal impressionnant. « Je suis née avec la passion des animaux mais je détestais les primates car je voyais la méchanceté de l’homme dans certains de leurs comportements », se souvient-elle. 

" Je voulais comprendre leur sensibilité "

A huit ans, elle tombe sur un documentaire sur le gorille des montagnes, popularisé par Dian Fossey. « J’ai été captivée par deux d’entre eux qui observaient un caméléon avant de le caresser sur l’arrête. » Une image à jamais gravée. « Je voulais comprendre leur sensibilité. »

A l’université, en Italie, elle n’y pensait plus. « Mais mon professeur était le seul à étudier les animaux sauvages. Une de ses ex-étudiantes, Chloé Cipolletta gérait un projet du WWF sur l’habitatuation (processus d'apprentissage) des gorilles de l’ouest avait une volontaire qui n’a soudain plus voulu partir. C’était avant Noël. J’avais 23 ans, je suis partie un an. » Le site de recherche principal est Dzanga N'Doki en Centrafrique. D’autres groupes étudiés en République du Congo et au Cameroun.

(photo NR Olivier Pirot)

À l'époque, il n’y avait peu de publications. « Jusqu’au début des années 2000, on pensait que les connaissances sur les gorilles des montagnes étaient applicables aux gorilles de l’Ouest. Mais leurs comportements sont totalement différents. » 

« Cela prend des mois et des années pour arriver à se faire accepter. Pour arriver à approcher Makumba, cela a été 8 ans de travail constant. »

Du fait de la difficulté de les approcher et de leur agressivité – le mâle défend son harem – il était impossible de bien les observer. Il fallait les habituer à la présence humaine. A une présence neutre. « Il n’y a que cinq groupes de gorilles de l'Ouest habitués à la présence humaine dans le monde. J’ai la chance d’en étudier quatre » explique Shelly Masi après un long travail d’approche. « Cela prend des mois et des années pour arriver à se faire accepter. Pour arriver à approcher Makumba à quelques mètres, cela a été 8 ans de travail constant de toutes les équipes du WWF et nous chercheurs. » 

Surtout, il a fallu vivre, au cœur de la jungle dans un campement rudimentaire, visité par les araignées et les batraciens, touché par les épidémies locales. « C’est Chloé Cipolletta qui avait demandé la première aux Pygmées Aka – qui mangent normalement du gorille et en ont peur – de les suivre dans la forêt. Mais en laissant leurs machettes au village ». Ces pygmées sont les guides des chercheurs, le peuple de la forêt. Les seuls à pouvoir retrouver la trace de gorilles se déplaçant jour après jour au cœur de la forêt tropicale. 

« J’ai dû apprendre le sango, la langue locale pour communiquer avec eux », raconte Shelly Masi. Surtout, « ils connaissent toutes les plantes que les gorilles mangent et ils utilisent eux-mêmes certaines d’entre elles en médecine traditionnelle », un atout déterminant pour les recherches de la primatologue.

Les gorilles de l’ouest vivent dans une configuration de harem. Le chef de famille a le dos argenté. Quand le mâle adolescent développe un dos argenté, il quitte le groupe. Il doit, ensuite, essayer de voler des femelles à d’autres. Il fait deux fois la taille des femelles : 200 kilos pour 1,80 m.

On a en effet du mal à mesurer l'intérêt d’étudier ces grands singes, pourtant aujourd’hui menacés d’extinction par le braconnage, la déforestation, les guerres ou les épidémies. « On comprend beaucoup de choses de l’évolution humaine à partir des fossiles mais il reste certaines qu’on a du mal à saisir, comme par exemple sur ses capacités cognitives exceptionnelles, l’apparition de son empathie, sa compréhension des autres… si les grands singes disparaissent, on perdra cette fenêtre ». 

La culture existe-t-elle chez les gorilles
de l'Ouest ? 

Les étudier, c’est permettre de mieux comprendre qui nous sommes mais aussi de sauvegarder leur habitat privilégié, notre écosystème et tenter ainsi de sauver nos lointains cousins. « Préserver les grands singes c’est préserver la forêt et sa biodiversité. Ils mangent des fruits, par exemple, et en ingérant les grains, ça permet de régénérer la forêt. » 

Pour savoir d’où nous venons, à quels moments se sont forgées nos qualités uniques, il faut remonter le temps et les branches de notre évolution. « Mon dernier axe de recherche doit permettre de mieux comprendre s’il y a des liens caractéristiques de transmission d’une génération à une autre chez les gorilles de l’ouest. Pour savoir s’il existe une culture chez eux. Il en existe déjà une chez l’orang-outan ou les chimpanzés. Si on démontre qu’il en existe aussi une chez les gorilles, cela permettra d’affirmer que ce trait commun est apparu très tôt dans l’évolution humaine ».

(photo NR Olivier Pirot)

Pour cela, il faut observer comment le gorille répond aux changements de l'environnement selon l'évolution du temps et de l’espace. Selon la saison sèche ou la saison des pluies. Comment il se soigne quand il est malade. Quelles plantes il utilise. Les gorilles sont capables de se repérer dans la forêt mais aussi de savoir retrouver et cueillir des fruits à maturité. « Certains fruits ne sont mûrs que deux semaines dans l’année ».

 Il faut réaliser des comparaisons interdisciplinaires, notamment avec les études de Sabrina Krief (elle a passé auprès d'elle trois post-doctorats au CNRS dans le département d'éco-anthropologie et ethnobiologie de Paris) sur les chimpanzés. Il faut aussi comparer la manipulation de la nourriture avec des tests menés chez des gorilles en captivité. « Afin de savoir si ces comportements et ces gestes sont innés » ou s’ils se transmettent. Pour enfin mesurer leur impact sur leurs capacités cognitives.

(photo NR Olivier Pirot)

L'alimentation a en effet un réel impact sur l’évolution d’une espèce. Si le gorille des montagnes est essentiellement herbivore, celui de l’ouest a un régime plus frugivore et diversifié. La nourriture est abondante en montagne mais dans la forêt, les fruits sont rares, disséminés. Celui qui les trouve ou sait les trouver peut les monopoliser pour prendre l’avantage. 

48 mois de missions cumulés
depuis 2000 sur le terrain

L’esprit de compétition a pu doper l’esprit de planification ou d’anticipation pour devancer un concurrent. Et à terme avoir un impact sur sa vie sociale. Comme la passion des gorilles doit en avoir un sur la vie d’un chercheur. Shelly Masi a cumulé 48 mois de missions sur le terrain au contact des gorilles de l'Ouest depuis 2000.

« C’est vrai, j’essaye de décourager certains de mes étudiants ! » sourit-elle tant Makumba est ses congénères ont pris de place dans sa vie. Mais grâce à Shelly Masi nous parviendrons peut-être à mieux comprendre qui nous sommes. 

Olivier Pirot