Fiché S








Se mettre à genou cinq fois par jour et prier. Cesser d'alimenter son corps pendant le ramadan, de l'aube jusqu'au coucher du soleil. Rêver de pouvoir un jour, effectuer le pèlerinage à la Mecque.

Ramzan Barzanoukaev est musulman pratiquant et se soumet volontiers aux piliers de l'Islam. Musulman mais aussi Tchétchène: suffisant pour se retrouver, en période d'état d'urgence, dans le viseur des services de renseignement. 

La France est entrée dans "l'ère des suspects" a accusé ce 1er février Jacques Toubon, défenseur des droits auprès de nos confrères du Monde. 

Au lendemain de ces déclarations, Ramzan Barzanoukaev a accepté de livrer au populaire.fr son nom, son histoire. Et de donner un visage aux personnes visées par ces mesures. 

Ce gaillard d'1,89 m a été assigné à résidence par la police et a dû pointer chaque jour au commissariat durant presque deux mois. 

Le 22 novembre 2015, il est 8h30 quand neuf policiers débarquent à son domicile de Limoges (Haute-Vienne). 

"Ils m'ont demandé de mettre les mains sur la nuque, contre le mur, m'ont fouillé, m'ont fait signer des papiers et m'ont dit que j'étais assigné à résidence."

"Je ne pouvais plus quitter mon domicile entre 20 heures et 6 heures le lendemain. La journée, je devais pointer au commissariat à 8 heures et 19 heures. Pour quitter Limoges, je devais adresser une demande écrite au préfet" . 

Peintre en bâtiment, Ramzan Barzanoukaev ne peut plus travailler sur les chantiers situés à 30 kilomètres de son domicile et vit la mesure comme une humiliation. 

Il décide de contester en justice son assignation et saisit une avocate du barreau de Limoges, spécialisée en droit des étrangers, Maître Hanife Karakus.

"Ce dossier a été monté sur des présomptions, même sur des préjugés. Il ne tenait pas. Le seul défaut de mon client au casier judiciaire vierge était d'être Tchétchène et musulman".

L'audience est fixée devant le tribunal administratif de Limoges le 18 janvier mais la veille, le Ministère de l'Intérieur fait machine arrière et abroge l'arrêté sans plus d'explications.



Jusqu'à maintenant, les origines et les orientations religieuses de Ramzan Barzanoukaev ne lui avaient causé aucun problème. Bien au contraire: la France lui a accordé la nationalité française en 2009, six ans après son arrivée. 

"J'ai fui mon pays en guerre, j'ai vécu à Marseille avant d'arriver en 2004 à Limoges", se rappelle-t-il dans un français quasi parfait, émaillé d'un vocabulaire précis.

Marié, père de 4 enfants, ce franco-russe né en Union soviétique il y a 35 ans, dans le village de Chali, a longtemps hésité entre la France, ce "pays si spécial, symbole des libertés" et la Tchétchénie. 

"En 2013, je suis parti en là-bas pour affaires. Je voulais distribuer du café en grain importé d'Italie. Je voulais voir si ça pouvait marcher, voir si je pouvais y rester avec ma famille". 

Il abandonne finalement le projet et revient à Limoges. Ses différents allers-retours entre son pays d'origine et la cité limousine déclenchent les radars des services de renseignements.

"A la frontière polonaise, j'ai compris qu'il y avait un problème. En septembre 2014, j'ai remarqué que l'on observait mon passeport avec attention, qu'on fouillait ma voiture entièrement. A chaque fois que je passais la frontière, c'était pareil." 

Ramzan Barzanoukaev ne le sait pas encore mais il fait partie de ces personnes dites "fichées S". Des fiches dont le grand public apprendra l'existence après les attentats de Paris. 

"Le 8 mars 2015, j'ai demandé un passeport et je n'obtenais pas de réponse. Finalement, au bout de deux mois, la mairie de Limoges a accepté ma demande et l'on m'a rendu mon dossier. Je pensais y trouver les factures EDF prouvant mon domicile, les papiers que j'avais remplis etc.» 

En guise de facture EDF, l'employée de mairie lui fournit par erreur les courriers échangés entre le préfet, le ministère de l'Intérieur, la mairie de Limoges. 

« J'ai découvert à ce moment que j'étais fiché S, niveau 13. C'était inscrit noir sur blanc. Jamais ils n'auraient dû me donner ces documents mais ils m'ont permis de comprendre pourquoi à la frontière, on fouillait systématiquement ma voiture. Fiché S, je ne savais pas encore ce que c'était. Je suis allé au commissariat pour me renseigner, ils n'ont rien voulu me dire.»

"La prière de Daech et la mienne peuvent paraître identiques. Mais on ne partage pas les mêmes idées."


Selon la terminologie employée par les services de renseignements, sont fichées S les personnes susceptibles « en raison de leur activité individuelle ou collective, de porter atteinte à la sûreté de l'Etat et à la sécurité publique par le recours ou le soutien actif apporté à la violence, ainsi que celles entretenant ou ayant des relations directes ou non fortuites avec ces personnes ».

Plusieurs classifications, de 1 à 16, permettent aux forces de l'ordre de connaître la conduite à tenir. Pour la 13, policiers ou gendarmes doivent « vérifier la situation de l'intéressé et des personnes l'accompagnant, signaler le passage en douane ».

 «Je connais un compatriote parti en Syrie. Est ce une raison pour me ficher, pour m'assigner à résidence? Moi, je n'y suis jamais allé. Et si l'on réfléchit, qui sont les personnes ayant commis des attentats ? Des Belges, des Français... Va-t-on ficher et assigner à résidence tous les Belges et les Français musulmans !? »

"Je n'ai jamais eu de casier judiciaire, jamais eu de problème avec la police. Sur moi pesaient des présomptions, seulement des présomptions."

"La prière de Daech et la mienne peuvent paraître identiques. Mais on ne partage pas du tout les mêmes idées. Tuer des innocents, déclarer la guerre à la France, ce n'est pas nous. Ce ne sont pas nos valeurs. L'islam interdit de tuer des innocents, y compris tout ce qui est vivant : les cultures, les arbres, les champs de blé... Tout ce qui est vivant il faut le respecter. Aujourd'hui, je crains une chasse aux musulmans»

Maître Hanife Karakus compte engager une procédure pour atteinte à la dignité et à la liberté d'aller et de venir. " Cette liberté fondamentale a été fortement restreinte avec l'interdiction de quitter Limoges, l'obligation de pointage et le couvre-feu. Durant deux mois, mon client n'a pas pu se rendre à son travail". 

Pourquoi l'Etat, la veille de l'audience, a-t-il abrogé l'arrêté d'assignation à résidence? 

Pour l'avocate, la raison est évidente : "Ils ont regardé le dossier."