Charente: c'était leur Mai 68

Il y a cinquante ans, la Charente a connu un mois de grèves et de manifestations. Plongée dans l'époque, avec des témoins et des archives.

Dans leurs souvenirs à tous, il faisait beau. 

Le mot qui revient peut-être le plus dans la bouche de ceux qui ont pris part à Mai 68 il y a cinquante ans en Charente, c'est «la joie». 

Quatre semaines de grèves et de manifestations ont fait souffler sur le département, comme ailleurs en France, un air inattendu de vacances. Portant avec détermination dans la rue des revendications ouvrières et libertaires, mais loin des échauffourées du Quartier Latin. 

Quelques témoins de l’époque, grévistes comme gaullistes, ont accepté de raconter «leur» Mai 68.

Un mouvement ouvrier

"Un ingénieur m'a dit: "laissez-moi passer"... mais on n'a pas cédé"


Cofpa, Flamand, Le Nil à Cothiers... Faire la liste des usines qui se sont mises en grève à partir du 13 mai 1968, c'est retrouver l’importance du passé industriel de la Charente avec ses noms disparus. 

«Aujourd’hui, ça ne serait plus pareil», fait remarquer Michel Le Moël, 72 ans.

Il avait 22 ans en mai 1968 et était ouvrier ajusteur à la fonderie à Ruelle (alors appelée Ecan, pour "Etablissement des constructions et armes navales"). 1.800 salariés à l’époque, soit un millier de plus qu’aujourd’hui. 

«Le 20 mai, on a voté la grève et l’occupation de l’usine.» Les machines sont nettoyées mais à l’arrêt et surtout, personne ne rentre. Il fallait avoir le cran de s’opposer aux chefs: «Un ingénieur m’a dit: "laissez-moi passer, vous me connaissez tout de même". Mais on n’a pas cédé.» 

"On a été le premier établissement militaire à être fermé et occupé", raconte Michel Le Moël. À la fonderie, les ouvriers se relaient en trois huit pour tenir le piquet: "On avait beaucoup de soutien, même de la part des commerçants."

Derrière les grilles de l'usine, des AG, des discussions sur la situation internationale, une ambiance de camaraderie et même un orchestre de grévistes. «Le matin, on partait à plusieurs voitures pour faire le tour des autres usines et les inviter à se mettre en grève aussi: ça ne se passait pas toujours bien, vu la réaction de certains patrons.» 

Selon Michel Le Moël, en Charente, la fonderie a joué un rôle moteur dans les grèves de mai. 

 "Nous étions au département ce que l’usine Renault était alors à la France. Il y a eu énormément de grévistes en Charente, jusqu'à 15 000, c'était du jamais vu."

Au plus fort du mouvement en Charente, on a comptabilisé entre 12.000 et 15.000 grévistes (20.000 même, selon certaines sources). Dans le public comme dans le privé, le mouvement s'est étendu entre le 13 mai et le 1er juin.





«Ce que je retiens de Mai 68, c’est que c’est par les luttes que les avancées s’obtiennent.»




Au 1er janvier 1968, le taux du Smig horaire est de 2,17F (soit l'équivalent aujourd'hui de 2,62€, selon l'Insee). Un tiers des éboueurs d’Angoulême gagnent alors moins de 450 francs (544€ en tenant compte de l’inflation) par mois. Une robe aux Nouvelles Galeries s’achète 39,50F (47,70€), une chemise pour hommes 14,95F (18,05€) et un Frigidaire... 765F (925€).



À la fonderie, à l'issue de leur mouvement, les grévistes ont obtenu «entre 20 % et 30 % d'augmentation de salaires», décrit Michel Le Moël.  

Pour lui Mai 68, qui était aussi l'année de son mariage, signera l’entrée dans un engagement qui dure toujours à la CGT. «Ce que j’en retiens aussi, c’est que c’est par les luttes que les avancées s’obtiennent.» 

Une leçon qu’il a voulu transmettre en écrivant un livret sur Mai 68 à la fonderie à destination des jeunes militants.

Les lycéens dans les grèves


"Du jour au lendemain, on a pris un pouvoir extraordinaire"

La Charente n'est pas Nanterre. Pas d'étudiants en 1968, aucune filière universitaire. Mais 16 300 lycéens, de la 6ème à la terminale. 

Dès le 13 mai, ils sont des centaines à rejoindre les rangs des manifestants. Dans les établissements, les enseignants aussi font grève, les cours ne sont plus assurés.

«Ça a été un moment très fort, un moment de liberté important», dépeint Jean-Yves Chaumette, en terminale à Guez-de-Balzac à Angoulême en 68 et l’un des fers de lance de la grève. «Le soir, dans mon lit, mon petit transistor parlait des bagarres rue Gay-Lussac à Paris. On vivait ce mouvement par procuration.» 

«Ça a été un moment très fort, un moment de liberté important»

À l’intérieur du lycée angoumoisin, les jeunes investissent un symbole: le parloir, vénérable salle au parquet si bien ciré qu’il fallait y entrer avec des patins. 

«Nous, non seulement on n’avait pas de patins, mais on fumait dedans ! Du jour au lendemain, on avait pris un pouvoir extraordinaire.» 

Leurs revendications: plus de libertés, à tous les niveaux. «L’éducation était cadrée, corsetée, on était collé pour un stylo tombé par terre», explique Jean-Yves Chaumette. 

«On était solidaires avec les étudiants de Nanterre et de la Sorbonne. Cohn-Bendit, c'était quelque chose pour nous! Je me souviens de "Nous sommes tous des Juifs Allemands" quand De Gaulle voulait lui interdire de revenir en France.»


Il n'y a pas eu de barricades en Charente, pas d'épisodes de violence entre manifestants et CRS. Mais Jean-Yves Chaumette se souvient un soir, alors qu'il allait coller des affiches rue de Beaulieu à Angoulême, d'avoir été pourchassé "par des gars qui avaient des barres de fer. On a eu très peur!"

Certains slogans des jeunes font écho à ceux des étudiants aujourd’hui: «Contre le barrage de la sélection à l’entrée des universités», clament notamment les lycéens de Cognac. 

Très peu de filles à Guez à l’époque. Elles fréquentent Bel-Air où 1 500 lycéens, garçons et filles, se réunissent le 21 mai pour demander «que l’élève ne soit plus une petite encyclopédie mais un être conscient, responsable et libre»

Les deux sexes se retrouvent aussi dans les manifs. 

"Je me souviens de la grande manifestation qui était partie de la Maison des Peuples à Angoulême, raconte encore Jean-Yves Chaumette. Un moment de liberté, de joie, de flirt aussi... Les filles de Bel-Air étaient avec nous, et les hormones ont joué!"

Le Mouvement de libération des femmes (MLF) naîtra en 1970, dans le sillage de Mai 68. 

«Nous voulons que l'élève ne soit plus une petite encyclopédie mais un être conscient, responsable et libre»

Jean-Yves Chaumette a passé le bac en juillet, à l'oral seulement.

«Le fameux bac 68, soi-disant "donné"... Quand même, tout le monde ne l’a pas eu: trois copains à nous ont été collés.»

«Cours, le vieux monde est derrière toi !»


François Pellereau était, lui, en seconde à Guez. Plus jeune et non politisé, cet Angoumoisin avoue ne pas avoir trop compris ce qu'il se passait. «Les grands savaient ce qu’ils faisaient, moi, je me souviens surtout d’un joyeux bazar», sourit-il. 




Le premier jour de la grève au lycée, c'est son père qui les a envoyés, lui et son frère, participer à ce qu'il se passait. "Il nous a dit: "quoiqu'il se passe, il faut y être, ne pas rester en dehors du mouvement". On n'avait plus cours, dans les salles, il y avait des "colloques", on discutait sur comment on envisageait l'avenir."

Selon François Pellereau, l'esprit qui soufflait était tout sauf sérieux et parfois, les journées se terminaient à la piscine. 

«Les Beatles, Che Guevara, Julien Sorel, Picasso étaient nos héros... L’air du temps, c’était de se dire que tous les rêves étaient possibles, sans être obligé de trop penser les choses.» 

Un slogan de l'époque qui l'a marqué: "Cours, le vieux monde est derrière toi!"

Sa bande-son de ce mois de Mai 68:

Les gaullistes se rebiffent

"Les jeunes voulaient le départ de De Gaulle... C'était de l'ingratitude"

Le 23 mai 1968, les forces conservatrices du département s'organisent. Elles créent à Angoulême un Comité de défense de la République (CDR). Son but: «Empêcher d’agir les entreprises de subversion qui menacent la France.» 

Et le 31 mai, c’est la réplique de la Charente gaulliste à la jeunesse et aux ouvriers grévistes. Une manifestation organisée par le CDR réunit 5 000 à 6 000 personnes à Angoulême. 

Le cortège est une mer de drapeaux tricolores. Les slogans: «Vive De Gaulle», et «Angoulême au boulot». Henri Thébault, maire de la ville et le député Raymond Réthoré prennent la tête du défilé. 

Parmi les manifestants, un quadragénaire pour qui la manif va être décisive: Francis Hardy. Le patron des cognacs du même nom, futur député et maire de Cognac, est venu dire stop à la chienlit.

À 95 ans aujourd'hui, il se souvient encore de ce 31 mai «extraordinaire», d’une foule «ininterrompue de la gare au centre-ville.» 

«On était là pour dire aux grévistes: "Foutez-nous la paix et remettez-vous au travail !" Les jeunes voulaient le départ de De Gaulle alors qu’il nous avait sauvés, qu'on lui devait tout... c’était de l’ingratitude.» 

"Je n'étais rien du tout et j'ai décidé de me présenter contre Félix Gaillard aux élections législatives"

Selon Francis Hardy, les Angoumoisins ont plutôt soutenu cette manifestation: "Les gens étaient à leurs fenêtres, disaient bravo. Les gars en avaient marre de ce bazar, il y avait un grand ras-le-bol... On avait peur de la suite, que tout cela dégénère carrément en révolution."

C’est suite à cette manifestation que Francis Hardy s’est engagé en politique: «Je n’étais rien du tout et j’ai décidé de me présenter contre Félix Gaillard aux législatives en juin 68.» 

Il perd, mais de peu. Seul son adversaire, rad-soc, a résisté à la vague gaulliste qui a déferlé sur la Charente après mai.

Un mois de grèves et de manifestations

Mai 68 en Charente, c'est quatre semaines de grèves et de manifestations:


13 mai 1968. Grève générale en solidarité avec les étudiants parisiens. 3 000 manifestants à Angoulême et 500 à Cognac répondent à l'appel de la CGT, de la CFDT et de la Fédération de l’Éducation nationale. 

18 mai. Fermeture des gares d’Angoulême et de Cognac. 

20 mai. 7 000 grévistes. Enseignement, EDF, PTT, Aérazur à Cognac, Améliorair, Flamand et Cordebart à Angoulême, les usines Leroy ferment, occupation de l’Ecan à Ruelle, Chaignaud à La Rochefoucauld fait grève, ainsi que Laroche-Joubert, Lafarge à La Couronne...

21 mai. À Saint-Gobain et Hennessy à Cognac, à Sergot à Ruffec... Partout, c'est la grève. 12 000 à 15 000 grévistes sont comptabilisés au plus fort du mouvement en Charente. 

23 mai. Création du Comité de défense de la République par les gaullistes de Charente. 

24 mai. Deux syndicats agricoles (Modef et UDSEA) organisent des manifestations à Confolens, Ruffec et Angoulême. 

25 mai. 8 000 manifestants dans les rues d’Angoulême. Dans la nuit, tentative échouée d’attentat au cocktail Molotov contre l’imprimerie du parti communiste à Angoulême. La nuit précédente, le monument de la Déportation devant la gare d’Angoulême avait été profané. Condamnation unanime. 

28 mai. Le Conseil général reçoit les délégations syndicales et patronales et vote une motion de «sympathie» aux grévistes. 

29 mai. Georges Chavanes, patron des usines Leroy, publie une tribune dans les pages de CL intitulée "Comment sortir de l'impasse".


31 mai. 5 000 à 6 000 manifestants gaullistes dans les rues d’Angoulême. 

Du 1er au 7 juin. Reprise progressive du travail dans les usines charentaises.

9 juin. La gare d’Angoulême rouvre.

Pendant les grèves, la vie continue...

"Pas de panique... mais chacun prend ses précautions"

Les Charentais se ruent sur l'essence...

Quelques jours après le début des grèves, le bruit d'une pénurie d’essence se répand et les Charentais prennent d’assaut les stations-service. 

Le 22 mai, CL titre «Pas de panique, mais... chacun prend ses précautions»

À Cognac, les stations sont à sec le 28 mai et les quelques pompistes encore ouverts réservent leurs stocks aux usagers prioritaires. 

Certains Charentais se précipitent aussi à leur banque pour retirer des sommes d’argent «suffisantes pour tenir»

Les agents charentais d’EDF-GDF communiquent en revanche le 22 mai pour annoncer qu’ils n’organiseront plus ni coupure d’électricité, ni baisse de pression durant leur grève «pour ne pas gêner les usagers domestiques».

... et sur le sucre

L'huile, le sucre, le café et diverses conserves sont vendus «par paniers entiers» dans les magasins de Charente.

CL fait même la morale aux «ménagères peu scrupuleuses» qui thésaurisent au détriment des autres. 

Pas de pénurie de pain en vue: le syndicat des ouvriers et apprentis boulangers annonce dans les pages du journal qu’ils ne cesseront pas le travail «afin de ne pas gêner le ravitaillement de la population». Toutefois, «ils ont déposé leurs revendications auprès du syndicat patronal».

"Nos sociétés somnolent"

Dialogue partout

Dans les rues, les Charentais discutent.

L'esprit 68 souffle notamment jusqu’à Châteauneuf. Le chroniqueur castelnovien de l’époque décrit du dialogue aux carrefours, sur les trottoirs, «par lesquels on essaie de se justifier, de convaincre l’autre, ou de trouver sa vérité». Le tout dans un état étrange de torpeur. 

«Nos sociétés somnolent, attendant pour faire de petits projets la fin d’une grave inquiétude pour les uns, la réalisation de grandes espérances pour d’autres».

Et après ?

"On a eu la chance de se dire que tout était possible"

Pour Jean-Yves Chaumette, ces quatre semaines et leur héritage sont «ingommables» de l’histoire de France. «Tout n’est pas parfait, mais il y a beaucoup plus de liberté. Il fallait cette évolution.» 

Qu'a-t-il conservé personnellement de ce mois de contestation? "Mes deux enfants, je les ai élevés différemment de ce que je moi j'avais connu. Il faut imaginer qu'à l'époque, à 15 ans, je n'avais pas le droit de sortir seul, ni même d'aller au sport sans être accompagné d'un plus âgé. C'était impensable de traîner dans les rues à 12-13 ans, les jeunes d'aujourd'hui ne s'imaginent pas cela."

François Pellereau se souvient que dans les années qui ont suivi, l'attitude de certains professeurs a changé. "L'anglais par exemple, c'était Shakespeare. Après Mai 68, on a aussi eu des cours à partir de l'actualité ou de chansons des Beatles."


Si tout est revenu sagement dans l’ordre début juin en Charente, Mai 68 a ouvert une porte qui ne s’est pas tout à fait refermée. 

«On a eu la chance de se dire que tout était possible, dit joliment François Pellereau. Aujourd’hui encore, je pense toujours: "Qu’est-ce que je ferai quand je serai grand"...»


Sources: Charente Libre. Archives municipales d'Angoulême. Laurent Maurin «Pour une histoire du département de la Charente» (Le Croit-Vif). «La CGT en Charente» (VO Editions). «Histoire du syndicat des travailleurs réunis de la fonderie de Ruelle» par J. Delauge, M. Le Moël.