Quatre ans pour atteindre l'autosuffisance alimentaire 

D'ici 2020, la ville d'Albi veut manger bio, gratuit et local 

Dans les rues d’Albi souffle depuis plusieurs mois un vent de révolution. Tranquillement nichée sur les bords du Tarn, à une petite heure de route de Toulouse, la Cité épiscopale, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2010, s’est en effet lancé un défi : atteindre, d’ici 2020, l’autosuffisance alimentaire.

Derrière le terme, quelque peu ambitieux, se cache une réelle envie de changer les comportements alimentaires et les habitudes de consommation des Albigeois. L’idée se résume en un chiffre : 60. D’ici 2020, les 52 000 habitants d’Albi devront pouvoir se nourrir en achetant des produits cultivés dans un rayon de 60 kilomètres autour de la ville.

Au menu : jardins partagés, agriculture urbaine, circuits courts et cultures biologiques. Focus sur une expérimentation inédite, menée tout près de la Ville rose.

1 - Jardins partagés et gratuité

photo : Côté Toulouse/A.B

L’objectif est multiple : « Il s’agit d’abord de rassurer les populations en sécurisant les stocks car depuis bien longtemps, les villes n’ont pas plus de quatre ou cinq jours de réserves alimentaires, explique Jean-Michel Bouat, adjoint au maire d’Albi à l’origine de cette initiative. Nous voulons ensuite diminuer l’impact carbone en consommant local et enfin, assurer une meilleure qualité des aliments consommés en maîtrisant leur origine ».

Issu d’une formation agricole, le délégué au développement durable et à l’agriculture urbaine est parti d’un constat : 

« D’un côté, vous avez dans les villes, des files qui s’allongent devant les Restos du Coeur et de plus en plus de personnes qui vivent avec les minima sociaux. De l’autre, vous avez des pelouses parfaitement inutiles qui correspondent à un luxe que nous n’avons peut-être plus les moyens d’avoir. On y fait pousser de l’herbe qui ne sert à rien. On paye des gens pour couper cette herbe, on la coupe trop courte pour que les insectes butineurs ne puissent pas aller dessus et parfois même, on l’arrose avec de l’eau potable… Je me suis dit que ce n’était pas possible. »

« Une bouteille à la mer »

Lancé « comme une bouteille à la mer », le projet fait doucement son chemin et ses contours se dessinent de plus en plus précisément. Sur certains trottoirs de la ville d’abord, où la traditionnelle pelouse tant décriée par Jean-Michel Bouat a laissé place à de véritables jardins urbains. Framboises, citrons, pommes, salades, tomates et herbes aromatiques s’y cultivent, se partagent et s’échangent. Ici, rien ne s’achète, tout se donne et chacun peut se servir à sa guise. Des panneaux estampillés « Servez-vous » incitent les habitants à consommer différemment.

Derrière cette initiative se cache notamment l’association Les Incroyables Comestibles. Déclinaison locale d’un mouvement mondial, le projet rassemble des jardiniers bénévoles, amoureux de nature et généreux… par nature. Partout dans le monde, ces adeptes de jardins partagés font pousser fruits et légumes dans des espaces publics afin que chacun puisse ensuite se servir.

À Albi, jardins partagés, keyholes et arbres fruitiers ont ainsi vu le jour autour de l’université Champollion, dans les quartiers de Lapanouse, Rayssac et des Amandiers ainsi qu’au coeur de la cité des Issards, des lieux aussi divers que fréquentés.

Depuis le lancement de ce concept, « on ne déplore le vol que de trois plants de tomates », explique Jean-Michel Bouat, satisfait des retours obtenus jusqu’à présent. « Les gens s’interrogeaient au début et n’osaient pas trop se servir mais maintenant, ils connaissent le concept. »

2 - Un incubateur pour start-up agricoles

photo : Côté Toulouse/AB

Deuxième axe de travail pour atteindre l’autosuffisance alimentaire : l’installation, sur des terres environnantes, de néo-maraîchers, adeptes du bio et des techniques de permaculture qui favorisent des cultures durables, adaptées à la région et à la nature.

C’est à Canavières, à deux pas du centre-ville d’Albi, que des champs, historiquement maraîchers et jusqu’ici inutilisés, se transforment petit à petit en terrains agricoles. Au total, 73 hectares de terrains non constructibles - car situés sur une zone inondable, au bord du Tarn - ont été préemptés par la Ville pour créer une ZAD (zone d’aménagement différé) puis mis à disposition d’agriculteurs volontaires, à raison d’un hectare par personne, pour la somme de 70 euros par hectare et par an.

Contrat de deux ans avec la mairie

Ici, pas de machines, pas d’engrais, ni de pesticides mais uniquement de la permaculture et de l’agriculture biologique, le tout sur des petites surfaces et sans intermédiaires, les produits cultivés étant proposés en vente directe aux Albigeois. « Ce sont les seules conditions que nous imposons aux volontaires », précise Jean-Michel Bouat, qui explique que chaque candidat est sélectionné sur dossier, en fonction de ses motivations et de son parcours.

Après avoir signé un contrat avec la mairie, les volontaires ont deux ans pour s’organiser, lancer leur production et en tirer une rémunération « convenable ». À la fin de cette période, « on fait le point et on voit si on continue », développe l’adjoint au maire. « L’objectif, c’est de sécuriser les parcours. Nous aurions certainement pu prendre plus de gens, plus vite, mais je préfère être sélectif plutôt que de laisser se lancer des personnes qui n’iront pas au bout du projet. »

Pensée comme un incubateur pour start-up agricoles, l’installation dans la commune de néo-maraîchers commence déjà à porter ses fruits. Aujourd’hui, ils sont quatre à s’être lancés dans l’aventure et quatre autres sont sur liste d’attente. Jacques, le plus ancien, fait figure de pionnier avec ses trois ans d’ancienneté. Aujourd’hui bien établi dans la ville, cet ancien paysagiste a quitté l’incubateur et signé un bail rural avec la Ville. Il distribue des paniers à une clientèle déjà fidèle, sur les marchés bio, ainsi qu’auprès d’une école.

Tandis que certains, comme Jacques, vivent déjà de cette nouvelle activité, d’autres la commencent à peine. C’est le cas de Dominique, la quarantaine et originaire de la région parisienne. Après plus de 20 ans passés dans le monde de l’industrie métallurgique, cette mère de famille, qui avait suivi des études agricoles, a décidé de revenir à ses premières amours.

« Une opportunité inespérée »

Sur les deux terrains que la Ville d’Albi lui a mis à disposition, elle projette déjà de cultiver tomates, courges, noix et autres fruits et légumes bio qu’elle revendra ensuite directement aux consommateurs, sous forme de paniers. Désireuse de proposer « du bio pour tous », Dominique envisage également la mise en place d’une forme d’échanges où certains pourraient avoir accès à ses produits en participant à divers travaux sur les terrains.

« Une opportunité comme celle-ci, c’est inespéré, se réjouit Dominique. Il y a quelque chose d’extrêmement gratifiant à travailler la terre. Même s’il s’agit d’une tâche difficile, c’est une véritable thérapie de travailler le sol et de mesurer ensuite l’étendu du travail accompli. »

Permaculture et agriculture bio obligent, Dominique doit trouver de nouvelles formes de culture, qui ne nécessitent pas l’usage de produits chimiques. « Il faut faire avec les ravageurs tels que les limaces, oiseaux, ou mulots. Cela nous oblige à comprendre leurs habitudes et à trouver des moyens pour les éloigner sans leur nuire. »

Pour Dominique, c’est le début d’une nouvelle vie, plus proche de la nature et nourrie d’échanges et de partage. Et même si la quadragénaire trouve « un peu prétentieuse » l’idée que l’on puisse nourrir une ville entière avec une agriculture de proximité, elle voit en ce projet albigeois « le début d’un mouvement ».

3 - Les circuits courts 

Un mouvement qui pourrait bien prendre de l’ampleur et qui ne s’arrête pas à l’agriculture de proximité ou aux jardins partagés.

La municipalité annonce vouloir également privilégier les circuits courts afin qu’un maximum de produits consommés à Albi soient cultivés dans un rayon de 60 kilomètres. 

« C'est complètement farfelu »

Une idée qui sonne particulièrement faux aux oreilles de Jean-Louis Lambert, économiste et sociologue, spécialisé sur les questions alimentaires et professeur retraité de l’École nationale d’ingénieurs des techniques des industries, à Nantes.

« C'est complètement farfelu et irréalisable en quatre ans. Les gens vont-ils se passer de sucre, de sel, d'épices, de thé, de café ou de chocolat, évidemment non produits dans la région ? », s'interroge-t-il. 

Les villes n'ont pu grandir que parce qu'elles ont développé des approvisionnements extérieurs et un tel régime alimentaire serait extrêmement restrictif et monotone pour les Albigeois, poursuit le spécialiste.

« C'est comme si la municipalité craignait un état de siège ! Plus que l'autosuffisance, c'est vers une insuffisance alimentaire qu'elle s'oriente », tranche le sociologue, qui juge l'initiative intéressante d'un point de vue social mais tout simplement « impensable et régressive d'un point de vue nutritionnel ».

« Bien sûr, tout ne peut pas être produit sur place, admet Jean-Michel Bouat qui dit ne pas fermer la porte aux importations plus lointaines. Mais l'objectif est de tendre vers cela, pour réduire au maximum le bilan carbone de la ville », nuance-t-il.

Quid du stockage et de la transformation des produits?

« Ce sont de nouveaux modèles économiques que nous allons devoir trouver pour aller au bout de cette idée », poursuit l’adjoint au maire, qui pense notamment au stockage et à la transformation des produits « dont il faudra bien s’occuper et pour lesquels les villes ne sont plus équipées ».

Pour l’heure, la cuisine centrale d’Albi achète déjà la surproduction des néo-maraîchers et des jardins partagés pour la transformer. Des discussions sont également en cours avec le lycée agricole de la ville et la grande distribution, encore frileuse face à l’achat local.

L’équipe municipale n’exclut pas, enfin, la mise en place d’une plateforme qui permettra la mise en relation entre des propriétaires qui n’ont ni le temps, ni les moyens de s’occuper de leur jardin et des passionnés qui n’ont pas d’espace pour jardiner.

Dominique, elle, est déjà demandeuse d’une complémentarité avec d’autres corps de métier : « Si des gens pouvaient nous aider notamment au niveau des installations photovoltaïques ou des énergies renouvelables, ce serait super. Nous avons besoin d’aide de ce côté-là ».

« Tout le marché qui découle de ces nouveaux modes de consommation devra être créé par les albigeois eux-même », commente le délégué à l’agriculture urbaine, qui explique avoir fixé cet objectif de 2020 pour des raisons politiques : « Ce sera la fin de mon mandat mais j’aimerais que notre projet vive au-delà. »

Et les Albigeois dans tout ça ?

Ivan Birozov et sa femme Laetitia travaillent dans le marché couvert d'Albi depuis trois ans, comme revendeurs.

Grands absents de ce projet, auquel d’autres collectivités semblent commencer à s’intéresser et qui trouve un écho de plus en plus important dans les médias : les Albigeois. Peu consultés aux différentes étapes du projet, les habitants sont encore mal informés sur le sujet.

Adeptes des marchés locaux et notamment du marché couvert, les Albigeois consommeraient déjà beaucoup de produits locaux d’après la municipalité. Un sentiment partagé par Ivan, revendeur dans le marché couvert et installé à Albi depuis trois ans.

« De plus en plus de gens retournent vers la terre, vers le troc et sont sensibles à l’origine et à la qualité des produits qu’ils consomment », analyse ce spécialiste de l’agriculture raisonnée, biologique et des circuits courts, qui voit dans le projet de la ville « une initiative qui va dans le bon sens ».

« Albi est une ville extrêmement tranquille avec beaucoup de bonnes tables et où les gens ont un bon coup de fourchette ! », sourit-il, très serein face à l’éventuelle concurrence que pourraient représenter les néo-maraîchers engagés par la mairie.

« Il y a de la place pour tout le monde dans cette ville et plus qu’une concurrence, tous ces projets mis en place apportent une complémentarité avec ce que l’on fait. Tout ce que nous souhaitons, c’est que de plus en plus de gens s’y mettent. »

Ne manque désormais que le temps. Et à Albi, où l’on a mis plus de deux siècles à construire la cathédrale, on ne sait que trop bien que les plus grands projets se font brique par brique.

Amandine Briand