La vie
des Karens
aux confins
du pays d'or

Voyage au coeur des villages 
de l'Etat Kayin en Birmanie


A plusieurs kilomètres de Hpa-An, capitale de l’Etat Kayin coincé à l’est de la Birmanie, un chemin terreux et abrupt, à peine visible, se détache de la grande "route asiatique" qui sillonne le pays de bout en bout. Le nuage épais de poussière soulevé par les quelques voitures qui s’y enfoncent à 20km/h laisse deviner un paysage de forêts, jungles, marécages et mangroves. De temps à autre, surgissent des poignées de maisonnettes hissées sur des poteaux en bois, des troupeaux de bovins dirigés par un paysan enturbanné, une ou deux poules perdues sur le côté de la route.

Au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans cet univers où le temps paraît figé depuis des siècles, les défilés de camionnettes remplies de soldats armés se multiplient. Se succèdent également des points de contrôle, appartenant soit au Tatmadaw, l’armée birmane, soit à l’Union nationale karen (KNU), principale force armée rebelle oeuvrant dans ces territoires. Preuve que cette région peuplée par les Karens, première minorité ethnique d’un pays qui en compte 135, n’a pas encore tourné la page des soixante années de lutte sanglante entre milices et dictature militaire, malgré un cessez-le-feu fragile en place depuis le 12 janvier 2012.

Des soldats de la KNU postés à un point de contrôle. Crédit : Tim Webster


Six heures de traversée de pentes vertigineuses, de rivières profondes et de points de contrôle séparent le village de Kwin Ka Lay de Hpa-An. 


En cette matinée d'avril, la fête bat son plein malgré une chaleur étouffante, tant les invités se font rares dans ce patelin coupé du monde. Hommes et femmes en habits traditionnels s'adonnent tout sourire à une danse effrénée sur le rythme des tambours, des villageois offrent aux journalistes, emmenés par l'Union européenne et l'ONG Norwegian refugee council, des noix de coco embrochés d'une paille.

Mais une fois la cérémonie terminée, les discussions ne peuvent que laisser place aux tristes souvenirs de la guerre. Assise à genoux dans un vaste temple bouddhiste en bois de teck, Naw Paw Lay Lay Wah, qui se présente simplement comme “Lily”, raconte, le coeur serré, vingt ans de guerre. “La lutte éclatait au moins deux ou trois fois par mois. Chaque maison avait une sorte de bunker et la nuit, dès qu’on entendait les tirs, on allait s’y cacher. Quand ça se calmait, on revenait tout simplement dans notre lit. Mais on n’était jamais vraiment en sécurité”, se souvient cette dame qui tente aujourd'hui d'aider sa région natale en y coordonnant les actions du NRC.


Elle marque alors une pause, comme pour faire le tri dans tous les souvenirs qui se bousculent dans sa tête, avant de continuer. “Une fois, mon père et ma soeur sont allés travailler dans notre ferme. Elle se trouvait à côté d'une route empruntée souvent par les soldats, ce qui en faisait une cible d’attaques. Tout à coup, ils ont entendu des tirs et ils ont couru se cacher chacun derrière un arbre. Mon père a alors eu comme un pressentiment et a été chercher ma soeur pour l'emmener auprès de lui. Une minute plus tard, une bombe frappait de plein fouet l’arbre derrière lequel elle s’était réfugiée.”

"La guerre ne fait pas de différence entre civils et soldats."

Depuis le début des hostilités en 1949, des centaines de milliers de Karens ont fui par vagues successives vers la Thaïlande ou se sont déplacés à travers la Birmanie. Car la guerre “ne fait pas de différence entre civils et soldats”, rappelle Nay Gay. Ce jeune homme de 29 ans, habillé d’une tunique et d’un pantalon à imprimé militaire, a rejoint les rangs de la KNU il y a dix ans. “Quand j’étais jeune, mon père a été capturé et torturé par l’armée. Il en est mort. Il était pourtant un simple civil, il n’avait rien à voir avec la milice karen. Mais la vie sous le contrôle de l’armée est une prison. Il n’y a pas de liberté de mouvement, la peur est partout et tout le monde est une victime potentielle. J’en ai gardé un goût amer. Alors j’ai voulu soutenir la KNU. Aujourd’hui, je suis une sorte de médecin, je soigne les soldats qui sont blessés.”

Abraham (à gauche) et Nay Gay (à droite), dans le temple bouddhiste du village. Au-dessus de leur tête pendent des drapeaux nationaux karens. Crédit : Maria Udrescu 


Ici, comme dans de nombreux villages birmans, les soins médicaux sont quasi inexistants. “Si une personne tombe malade, soit elle se tourne vers la médecine traditionnelle, soit la communauté se cotise pour l’amener à l'hôpital. Mais souvent, on n’y arrive pas à temps. Les femmes meurent en donnant naissance, les gens décèdent de la diarrhée, de la malaria, de la tuberculose”, explique Kelly Flynn, coordinatrice des opérations de la NRC en Birmanie. En réalité, les soldats du Tatmadaw sont la seule trace d’un quelconque Etat birman à Kwin Ka Lay. Ce village est dépourvu d’électricité, d’un système de distribution d’eau, de routes, de ponts, de transports, de toute infrastructure de base.

"Un gouvernement militaire voit d'un très mauvais l’oeil la consultation des communautés."

Jusqu’à récemment, le village souffrait aussi d’un manque d'accès à l’éducation, avant que la NRC, ne pousse cette communauté, et 89 autres villages, à établir une liste de leurs priorités et besoins. “Cette approche n’a pas été appréciée au début par les autorités. Un gouvernement militaire voit d’un très mauvais l’oeil la consultation des communautés, le fait que les civils deviennent acteurs de leur propre avenir”, se souvient Kelly Flynn. 

Crédit : Maria Udrescu


Les habitants de Kwin Ka Lay ont alors opté pour la construction d'une école, financée à hauteur d'environ 100.000 euros par l'UE dans le cadre du Projet de réhabilitation de l'infrastructure dans le Sud-Est. A quelques pas du temple, se dresse l'établissement flambant neuf, ses classes, son terrain de football, ses toilettes. 

Ce matin-là, une trentaine d’élèves en chemise blanche et jupe verte apprennent les bases de l’hygiène : se laver les mains, purifier l’eau, utiliser les toilettes, jeter ses poubelles, conserver la nourriture et prévenir la diarrhée.  Wai Wai Sein, une petite fille de 11 ans, se dit heureuse d’étudier enfin dans des conditions décentes. “Mon père a eu une éducation dans un monastère où il a appris à lire et écrire. Ma maman a été à l’école jusqu’à la troisième primaire. Tous deux travaillent dans une plantation de caoutchouc. Moi, j’aimerais aller à l’école le plus longtemps possible pour devenir institutrice, mais je veux aussi rester dans mon village." 

Médecin, infirmière, professeur… beaucoup rêvent de ces métiers qui font cruellement défaut dans leur communauté. Mais Soe Win, lui, veut devenir soldat. “Je sais que c’est une vie difficile et dangereuse, mais cela ne me dérange pas. Je veux me sacrifier pour ma communauté, mon pays karen”, lance-t-il avec un regard sérieux. 

La fierté nationale, celle d’une minorité toujours en lutte contre le pouvoir, coule dans le sang des petits et grands à Kwin Ka Lay. "Ils ne l'avoueront pas facilement car, en vivant toujours entre deux entités armées, ces gens ont appris à être diplomates. Mais dans leurs coeurs, ils sont karens, ils ont de la passion pour leur nation et pour la KNU", observe Lily. 

La défense de l’identité du 1,5 million de Karens est à la base même des revendications avancées pour envisager une quelconque démilitarisation. “Si j’avais la possibilité de demander quelque chose à Aung San Suu Kyi (icône de la révolte contre la dictature qui tient désormais les clés du pouvoir, Ndlr), ce serait que la langue karen soit reconnue par l’Etat et enseignée dans des écoles officielles, que les diplômes provenant de l’éducation mise en place par la KNU soient reconnues. Nous rêvons surtout d'un fédéralisme comme aux Etats-Unis. Cela nous permettrait d’avoir un territoire où notre ethnie puisse se gouverner elle-même”, clame Nay Gay.

"Avec un mandat de cinq ans, c'est impossible de changer une nation."

Le 8 novembre 2015, des millions de Birmans ont pu prendre le chemin des bureaux de vote pour porter au pouvoir la Ligue nationale pour la démocratie, parti de la légendaire opposante. Malgré l'enthousiasme qui s'en est suivi, chez les Karens, on garde les pieds sur terre. Car le chef de l'armée nomme toujours 25% des députés, qui sont des militaires non élus, lui donnant de facto un pouvoir de veto au sein du Parlement. "Je n'attends pas beaucoup de ce nouveau gouvernement car il y a tant de problèmes à résoudre, tant d'erreurs de l'ancienne dictature à réparer. Avec un mandat de cinq ans, c'est impossible de changer une nation", regrette Lily.  

En attendant, cette communauté souffre d'être coincée encore et toujours entre deux feux. Dans certaines régions, les Karens payent encore des taxes à deux autorités rivales, la KNU et le gouvernement, pour tenter de s’assurer qu’aucune ne confisquera leurs terres. Car en Birmanie, il n’existe pas de droit de propriété. La terre appartient à l’Etat et les paysans n’en sont que des usufruitiers, exposés en permanence à la spoliation, soumis au bon vouloir de ceux qui détiennent le pouvoir.

Les confiscations ont été légalisées par l'Acte 1963 sur l’acquisition de terre. Entre 1988 et 2010, la dictature aurait confisqué plus de 297 000 acres à travers le pays.
La maison de Daw Hla Shin, à Kawt Ka Lway. Crédit : Maria Udrescu


Et quand bien même les armes seraient déposées et la KNU dissoute, les difficultés de la vie quotidienne, elles, persisteraient. Kawt Ka Lway, un village situé à 20 kilomètres seulement de Hpa-An, en est la preuve vivante. Ici, la guerre ne fait plus rage depuis une vingtaine d’années. Mais le développement n'a pas encore réussi à s’y frayer un chemin, contrairement à la pauvreté qui y est, elle, bien installée. “La majorité des jeunes ont émigré en Thaïlande pour travailler. A cause du prix très cher d’un retour au pays, des difficultés à traverser la frontière illégalement à pied et parce qu’ils veulent revenir avec beaucoup d’argent, ils ne rentrent qu’une fois tous les deux ou trois ans", raconte U Kyan Soe, le chef du village. "Mais ils essayent de s’assurer qu’un frère ou soeur reste pour prendre soin des parents.”

En déambulant sur les sentiers poussiéreux qui louvoient entre palmiers et fermes, l'on tombe sur la maison de Daw Hla Shin, une dame frêle de 84 ans, mère de six enfants. Muette depuis un accident cérébral, elle habite aujourd’hui avec sa fille cadette, Poing Mu, son beau-fils et sa petite fille. "Nous vivons avec 200.000 kyats par an (environ 150 euros), l’argent que mon mari gagne en travaillant dans une rizière. Nous essayons aussi d’acheter des petits cochons pour les revendre une fois qu’ils ont grandi", explique Poing Mu.

La Birmanie ne possède toujours pas un système de pension, même si les citoyens âgés de plus de 90 ans, soit environ 23.000 personnes, sont censés recevoir 18.000 kyats par an (13,5 euros) depuis janvier 2016. Daw Hla Shin dépend donc entièrement de ses enfants, que ce soit pour ses soins ou même sa survie, tout comme sa voisine, Daw Nay Thu.

Daw Nai Thu, 81 ans, accompagnée de sa famille. Crédit : Maria Udrescu

A 81 ans, cette femme aux yeux bleu gris déconcerte par son énergie et son humour. Elle a une âme de dirigeante, un caractère sûrement forgé pour parvenir à gérer ses trois enfants, dix petits-enfants, deux arrière-petits-enfants. Assise sur une planche au milieu des va-et-vient des cochons et des poules, Daw Nai Thu évite de détailler sa vie, comme pour s'abstenir de s'en plaindre. Elle préfère blaguer, faire répéter à ses convives des mots en karen et montrer ses talents de danseuse. "Avec les 40.000 kyats (30 euros) que je reçois par mois de la part de mes enfants, j'arrive à vivre une vie décente. En plus, ce mois-ci, j’aurai enfin 81 ans et j’aurai donc droit aux 3.000 kyats (un peu plus de 2 euros) de la part du OPSHG", dit-elle, heureuse.

"Petit à petit, on améliore nous-mêmes notre vie."

Les seniors de Kawt Ka Lway se sont en effet retroussé les manches pour s’aider à joindre les deux bouts. Grâce au soutien de l’ONG Help Age International et de l'UE, ils ont créé l’OPSHG, un groupe d’entraide qui organise des activités pour collecter des fonds et planifie un suivi de la santé des personnes âgées par des bénévoles. Faute d'un système bancaire national digne de ce nom, le groupe accorde également des prêts pour l’achat de bétail et verse une petite pension de 3.000 kyats aux membres de plus de 81 ans. “Chaque année, on a un objectif. L’année passée, par exemple, on a réussi à distribuer des serviettes à tout le monde, explique fièrement U Kyan Soe. Petit à petit, on améliore nous-mêmes notre vie.” 

Si les terres birmanes, empreintes de magie, de symboles et de croyances, font du pays sa richesse et invitent à la rêverie, la pauvreté, le manque d'infrastructures et les guérillas civiles n'ont, eux, rien d'imaginaire. La détermination des Karens leur a donc permis, tant bien que mal, de combler le vide laissé par un Etat social et économique défaillant, en attendant que la jeune démocratie change enfin la donne. Mais la KNU, tout comme d'autres milices rebelles, refusent toujours de déposer les armes, laissant à Aung San Suu Kyi et son parti la lourde tâche d'unifier une nation qui n'a jamais réussi à se penser comme telle.