Les grues
de l'aristocrate
bhoutanais 

Dasho Benji a pris les oiseaux migrateurs sous son aile


"Les grues et l'aristocrate" : ce pourrait être le titre d’une fable, c’est l’histoire de Dasho Paljor J. Dorji et de sa passion pour de grands oiseaux à col noir. Chaque automne, ils traversent à 90 km/h la chaîne himalayenne depuis le Tibet, pour passer l’hiver dans les vallées protégées du Bhoutan, avant de repartir vers le haut plateau à l’approche du printemps. Cette année, le petit royaume en a accueilli plus de six cents – un record -, dont près de quatre cent cinquante dans la vallée glaciaire de Phobjikha, bordée de pins bleus, bouleaux et rhododendrons.

On n’imagine pas, en sillonnant les montagnes noires et ses sombres forêts, qu’il existe, cachée là, derrière un col, une vallée plane et marécageuse, à près de 3 000 mètres d’altitude, au milieu de laquelle tournicote la rivière"serpent”. Les grues à col noir élisent domicile, quelques mois par an, dans cette étendue de prairies jaunies, peuplée de yacks, de léopards et d’ours noirs.


"À la fin du mois d'octobre, c’est automatique, on regarde tous les jours vers le ciel, pour voir si elles arrivent", raconte Gyem Phurb, l’adjoint au maire de Gangtey. “Cette année, on commençait à s’inquiéter, les premières ne sont arrivées que le 6 novembre.” Le réchauffement climatique les avait probablement retenues au Tibet. Leurs coups d’ailes noir et blanc, leurs cris si caractéristiques ont rassuré la vallée. Les “thrung thrung”, comme on les appelle ici, étaient de retour, à temps pour le festival que les Bhoutanais organisent en leur honneur. “Imaginez si elles n’avaient pas été là…”

Avant d'y atterrir en douceur, elles effectuent de larges cercles autour de la vallée – histoire de s’adapter au changement de pression. La légende raconte qu’elles tournent trois fois au-dessus du temple aux toits dorés avant de se poser. "Elles savent dans quel sens voler autour du monastère. C'est un signe de grand respect", assure Sonam Tobgay, au chaud dans une doudoune assortie à sa robe monastique.

"Je le sens, ces oiseaux devaient
être des moines dans une vie
antérieure. Sinon, ils auraient
tourné autrement." 


"Les voir est pour moi une source de grande joie", ajoute le jeune homme. "Elles sont rares et belles, calmes et tranquilles."

L'hiver était loin d’être terminé cette année que les grues à col noir ont repris leur envol vers le haut plateau tibétain. "Leur température corporelle leur indique quand elles doivent partir", explique Rebecca Pradhan, experte de la Société royale de protection de la nature (RSPN). Les premières ont rejoint leur habitat estival dès la seconde moitié du mois de février, alors qu’elles peuvent rester habituellement jusqu’au début du mois d’avril. Signe, une fois encore, que le climat change.

"C'étaient mes oiseaux maintenant"

Dasho Paljor J. Dorji – “Appelez-moi Benji.” – va sur ses 73 ans, mais se souvient très bien de ce jour où il a découvert, pour la première fois, ces oiseaux qui allaient devenir en quelque sorte les siens. C’était en 1976. Son cousin germain, le roi Jigme Sangye Wangchuck, avait décidé d’aller célébrer la fête nationale à Trashigyantse, dans le nord-est du pays. “Le lendemain, nous sommes montés à cheval jusqu’à la vallée de Bumdeling. Il n’y avait pas de route à l’époque. Arrivés à un petit col, nous avons découvert cette vallée, trop poétique pour la décrire avec des mots. Et, soudain, nous avons entendu le cri si caractéristique des grues”, raconte-t-il en les imitant, encore plein d’excitation dans la voix. Le Roi en a attrapé deux, pour sa volière, et lancé à son cousin en riant : “il y en a tellement, tu peux les avoir, elles sont à toi !” 

Dasho Benji, dont l’attrait de la nature remonte à ses années collège, à Darjeeling, a pris la boutade royale “comme un cadeau” et décidé de les défendre envers et contre tout. “C’étaient mes oiseaux maintenant, le Roi me les avait donnés !”

Des patates et des oiseaux

Il a alors appris que les grues à col noir venaient aussi passer l'hiver à Phobjikha où, à l’époque, les Suisses projetaient de drainer la vallée pour y planter des patates. "Je suis allé voir le Roi, qui m’a répondu qu’on ne pouvait pas entraver le progrès d’une nation pour vingt oiseaux. Mais il m’a laissé aller y jeter un œil quand même."

"Avec le forestier indien Gopal Mahat, nous en avons compté quatre-vingt. J’ai supplié le Roi de nous aider à les protéger, il a accepté", relate Dasho Benji. Les grues à col noir, qui existaient déjà à l’époque des dinosaures, sont classifiées parmi les “espèces en danger” au Bhoutan.

L'aristocrate est parti à la rencontre des responsables de la vallée pour les sensibiliser, veiller à ce que les champs n’avancent pas sur les marécages où viennent nicher les oiseaux. "On ne se souciait pas des grues à col noir il y a vingt ans", se souvient Gyem Phurb. Aussi, l’accueil réservé au cousin royal est-il tout sauf enthousiaste, les gens du coin se sentaient privés d’opportunités économiques, tout cela pour sauver quelques dizaines d’oiseaux. “J’empêchais de construire des hôtels et d’empiéter sur les zones humides. Les habitants ne m’aimaient pas, ils me voyaient comme l’homme qui brisait leurs rêves”, se souvient Dasho Benji. “Mais les grues doivent sentir qu’elles sont bienvenues ici. Parce que, si elles ne viennent plus, ils n’auront de toute façon plus de touristes à loger dans leurs hôtels !”


La cohabitation entre l'homme et l’animal n’est pas encore parfaite. Des fermiers continuent à agrandir leurs champs en douce et utilisent des engrais (l’objectif de rendre le Bhoutan 100 % bio d’ici à 2020 est un leurre); des hôtels sortent de terre alors que les environnementalistes préféreraient privilégier le logement chez l’habitant.

Mais les gens de la région préparent aussi chaque année le terrain pour accueillir les grues, les fils électriques ont été enterrés, des programmes de développement soucieux de l’environnement mis en place.

Et les grues à col noir, qui n’étaient que 255 dans tout le pays au cours de l’hiver 1991-1992, sont plus que jamais de retour.


"C'est qu’elles doivent aimer la vallée", sourit Rebecca Pradhan. Sans doute "le changement climatique" joue-t-il également, ainsi que “la détérioration de leur habitat en Chine à cause du développement”, pense Tshering Phuntsho, coordinateur du programme de conservation à la RSPN.

Dasho Benji, qui revient tous les ans à Phobjikha, a passé des jours et des jours à observer derrière ses jumelles ces grands oiseaux d’un mètre cinquante de haut – “un formidable voyage éducatif” qui “a donné un sens à ma vie d’alcoolique. Il les a vus picorer ce que les récoltes ont laissé dans les champs, attraper des vers de terre et des escargots en fond de vallée, entamer des parades nuptiales lorsque reviennent les beaux jours, sillonner le ciel qu’ils envahissent de leur cri puissant.


Bouffon du Roi et protecteur de la nature

Dasho Paljor J. Dorji s'est investi dans la conservation de la nature bien au-delà de la protection de "ses" grues. C’est lui qui a créé la Société royale de protection de la nature, avec l’autorisation du souverain, à l’époque tout puissant et sans qui rien n’aurait pu se faire. “Je suis le bouffon de la cour. Je fais rire le Roi, et quand je le fais rire, il me permet de faire tout ce que je veux ! Mais je n’ai fait que de bonnes choses”, s’esclaffe Dasho Benji. En 1985, il a donc lancé son ONG sur ses deniers propres – “Cette organisation, c’était surtout moi et moi-même !” – avant de recevoir l’aide du World Wildlife Fund (WWF) USA à hauteur de 3 000 dollars par an.

La RSPN s’est développée pour devenir l’organisation reconnue qu’elle est aujourd’hui.

“Le quatrième Roi était mon mentor, même s’il était plus jeune que moi. C’est grâce à son soutien politique que j’ai pu accomplir tant de choses dont on me crédite aujourd’hui. Sans cela, je serais resté un de ces hommes avec des rêves qui ne se matérialisent jamais et l’environnement aurait pu être dans un état terrible.”

La nature aide au bonheur

À l'instigation de Jigme Sangye Wangchuck, le Bhoutan a mis en place une politique du Bonheur national brut qui implique notamment de ne pas sacrifier la nature sur l’autel du développement économique. À cette aune, "le succès est au rendez-vous", estime Dasho Benji. “Mais il y a toujours un danger à être content de soi. C’est la raison pour laquelle je continue à faire beaucoup de bruit, à tout critiquer.” Il est vrai qu’il ne se prive pas souvent.

D’autant que, selon Tshering Phuntsho, “les priorités changent, et la conservation n’est pas en tête de liste de ce gouvernement”. L’idée n’est pas pour autant d’entraver le développement d’un petit pays enclavé et pauvre. Mais “de pousser les dirigeants à garder l’environnement à l’esprit quand ils prennent une décision", assure Dasho Benji.

"L'homme et la nature peuvent vivre
en harmonie dans ce pays."


Quand il y repense, l'aristocrate n’est pas mécontent de s’être passionné pour "ses" oiseaux. “À une époque, tout le monde me disait que j’étais fou – aussi parce que j’agissais sous l’influence de l’alcool : il m’a donné de l’imagination !”  Mais cet engagement pour la sauvegarde des grues à col noir et de la nature “a vraiment été une très belle aventure. Oh oui…”