Aux Pays-Bas,  on n'a rien à cacher


La culture et l'éthique protestantes continuent à influencer la société, malgré une sécularisation croissante.

Reportage de notre envoyée spéciale à Urk

Les petites demeures de briques, avec leur fronton bardé de bois peint, ont l'air de maisons de poupées. Si semblables et différentes à la fois. Pas une ne dépasse, ne se démarque vraiment, pas même par ses décorations de façade – des poissons, des ancres, des bateaux – et ses bibelots en vitrine.

 "Doe normaal, da’s gek genoeg", “agis normalement, c’est déjà assez fou”, comme on dit par ici.

Dans les ruelles d’Urk, petit port du Flevoland, propre comme il se doit, le regard n’a pas besoin de vouloir se faire indiscret pour se poser dans un bureau, une salle à manger, une cuisine. “Nous aimons habiter ici, même si, de notre salon, nous voyons dans l’assiette de notre voisin !”, sourit Jaap Bakker, retraité, poète, auteur notamment du bien nommé livre “Ik hou van Urk”. Cory Weerstand, qui affiche 40 ans d’expérience, a installé son Gordijnen Atelier dans le centre du vieux village de pêche, mais les stores et rideaux décorent les fenêtres plus qu’ils ne les occultent. Ce serait le signe qu’on aurait quelque chose à cacher.

À Urk, même les culottes et soutiens-gorge sèchent au grand air, à travers la rue parfois, coincés dans le cordage du fil pour éviter d'être emportés par le vent.

"Pendant la Seconde Guerre mondiale, il nous était interdit de sortir les drapeaux pour la fête de la Reine. Vous savez ce qu'ont fait les femmes ici ? Elles ont pendu une chemise rouge, un jupon blanc et un pantalon bleu !" Aux Pays-Bas, on cultive le goût de la transparence.

La ceinture de la Bible

Tiens, mais pourquoi le résident qui a placardé une affiche du leader d'extrême droite Geert Wilders, proclamant "Genoeg is genoeg", a-t-il tiré ses tentures ? Est-il en vacances ou a-t-il quelque chose à cacher ? Il faudrait le lui demander, directement. Parce qu’ici, “on n’hésite pas à dire ce qu’on pense frontalement, de façon parfois impolie et très peu diplomatique”, témoigne le philosophe Luuk van Middelaar. On est souvent convaincu d’avoir raison.

 “Le rapport au franc-parler est, selon moi, un héritage de la révolution calviniste, du rapport direct entre le fidèle et Dieu. On est dans la vérité. Il s'agit d’une qualité, alors que, pour un Belge, cela relèverait souvent de l’effronterie."

Au sud des fleuves (et dans les grandes villes), on pratique plutôt le catholicisme, devenu dominant dans le pays. Mais, si celui-ci s’est fortement sécularisé ces dernières décennies, il reste de culture profondément calviniste, en particulier dans la Bijbelgordel, littéralement la “ceinture de la Bible”, qui traverse le territoire en diagonale, de la Zélande au sud-ouest à l’Overijssel au nord-est. On y respecte le repos du dimanche – qui n’est d’ailleurs jamais un jour de vote aux Pays-Bas -, on y lit le “Reformatorisch Dagblad”, on y porte les valeurs familiales et le droit à la vie de la conception à la mort – ce qui n’a pas pour autant empêché des politiques très progressistes de se développer dans le pays. Des communes y ont gardé un caractère protestant très affirmé, parfois rigoriste, voire “antipapiste”.

Un journaliste avait observé, il y a quelques années, que l'une d’elle évitait les pièces de 2 euros, dont le contour, avec ses douze étoiles, rappelait trop la couronne de la Vierge Marie, raconte Gérald de Hemptinne dans son livre "Pays-Bas. Les pieds sur terre" (Nevicata).

Deux conceptions de la vie politique

"Aux origines de la Communauté européenne, on se méfiait de ce qu’on voyait comme l’Europe du Vatican", rappelle Luuk van Middelaar, auteur de l’ouvrage “Le passage à l'Europe. Histoire d'un commencement” (Gallimard). “Nous étions six pays fondateurs dont quatre très catholiques (l’Italie, la France, la Belgique et le Luxembourg). L’Allemagne était mixte mais le chancelier Adenauer était un catholique rhénan. Les Néerlandais ont hésité à joindre ce club, notamment parce que des membres du gouvernement ne voulaient pas se trouver seuls parmi des catholiques. En plus, par la suite, c’est à Rome, le centre du catholicisme et de la papauté, qu’on a signé le traité” instituant la Communauté économique européenne. Mais, commerçants dans l’âme, ils ont su se montrer pragmatiques.

L'éthique protestante des Pays-Bas s’est exprimée plus récemment dans le cadre de la crise grecque. “Dans une bataille politique entre la France et l’Allemagne – mais vous pouvez mettre les Pays-Bas à la place de l’Allemagne et la Belgique à la place de la France aussi -, deux conceptions de la vie politique se sont s’affrontées. On retrouve presque les mêmes débats que pendant les guerres de religion”, explique Luuk van Middelaar. “Côté protestant, on parle de la vérité, de la loi, on accuse les autres d’hypocrisie. Côté catholique, on laisse une plus grande marge discrétionnaire à l’application d’une règle, puisqu’il n’y a pas de rapport direct entre la vérité et l’individu : l’église médiatrice peut dire que nous sommes dans une situation exceptionnelle, qu’il y a des circonstances atténuantes. Le discours catholique est plus centré sur l’amour et cela se traduit aujourd’hui par la solidarité”, développe le philosophe, titulaire de la Chaire Valeurs européennes à l’Université catholique de Louvain. “Ce qui est frappant, c’est que les deux parties se sentent dans leur bon droit, sauf qu’elles ont un autre système de pensée, une autre valeur suprême."

"Ce sont deux modes de fonctionnement, deux rapports à la loi qui imprègnent le débat européen contemporain. Et clairement, les Néerlandais sont du côté protestant.”

À Urk, le vote est chrétien, chrétien et chrétien

Les habitants d'Urk sont restés très pratiquants. Jaap Bakker en témoigne, "95 % d’entre nous vont au temple le dimanche, même les jeunes. Les pêcheurs forment les chœurs et, quand ils chantent, je peux vous dire que le plafond tremble !"

On s’étonne à peine, finalement, de voir parmi les affiches électorales un appel à “choisir Jésus” d’un parti explicitement dénommé Jezusleeft. Les "Urkers", dont certains succombent visiblement aux sirènes europhobes de Geert Wilders, votent surtout pour les partis chrétiens. Aux élections communales de 2014, ils avaient plébiscité, à plus de 25 %, le Parti politique réformé (SGP), un parti protestant orthodoxe qui ne permet que depuis peu aux femmes de jouer un rôle en politique. Ils avaient ensuite donné leurs voix à l’Union chrétienne (CU), qui s’affiche sous le slogan “Geef geloof en stem”, puis au classique Appel démocrate-chrétien (CDA). Ce vote “reflète leur expérience religieuse”, estime le bourgmestre de la commune, Pieter van Maaren, nommé à Urk par la reine Beatrix en 2012. On n’en est plus à l’époque où l’église interdisait à ses ouailles de voter pour les travaillistes (PvdA).

Membre du CDA, M. van Maaren "porte les valeurs" héritées de sa foi dans sa vie politique et sa vie quotidienne. “Nous sommes de passage sur cette planète et nous devons nous comporter comme des invités.” Il insiste sur “l'amour du prochain” et le “soin à apporter aux autres”, en particulier aux moins bien lotis, malades, réfugiés ou handicapés.

“La loi du plus fort, ce n’est pas ma tasse de thé.”

Économes…

Le calvinisme est souvent associé à un style de vie dépourvu de luxe et de fioritures, austère pour tout dire – le bling-bling est récent aux Pays-Bas. L'ambition reste souvent de faire fructifier ses talents individuels, de travailler dur et de se montrer économe (ne dites pas "avare", on n’aime trop le mot). Les clichés ont la peau dure et la réputation de pingrerie des Néerlandais dépasse largement leurs frontières.

Les habitants d’Urk, qui préservent fièrement les traditions ancestrales de leur île, se révèlent aussi “très sociables et bons vivants”, témoigne le bourgmestre van Maaren, lui-même originaire du centre du pays. Le samedi soir, ils aiment bien se retrouver autour d’un verre, raconte Jaap Bakker. Parce que “le poisson doit nager !” “La vie sociale est importante sur Urk”, poursuit le poète du cru. “On prépare à manger aux malades ou aux personnes âgées. Une famille a comme ça apporté de la soupe à Jannetje pendant 21 ans. À la mort de la vieille dame, sa voisine a dévoilé qu’elle ne la mangeait en fait jamais, mais qu’elle la lui donnait. Si cela pouvait continuer… Et c’est ce qui s’est passé !”

… et charitables à la fois

Ils savent aussi se montrer très généreux dès qu'il s’agit de participer à des collectes. Jaap Bakker l'assure, "nous sommes les plus gros donateurs du pays par habitant". D’un pays qui, de surcroît, caracole souvent en tête du classement des Etats européens consacrant le plus d’argent par tête aux œuvres caritatives. Les habitants d’Urk se mobilisent depuis 1973 pour la résilience de la population éthiopienne : "sur une année, on récolte un demi-million d'euros". Sans doute cela témoigne-t-il de l’importance de donner le meilleur de soi-même pour mériter le paradis. Mais aussi d'une vraie ouverture au monde.