La jeunesse russe ne pense
plus à la révolte...






... ni à se rendre aux urnes. À quoi bon ?


Reportage à Moscou

Ils s'embrassent et s’enlacent, le cœur en apesanteur, dans leur bulle au milieu de l’effervescence du métro moscovite. Un train passe, puis un autre. Peu importe, il en arrive toutes les minutes à cette heure de pointe, les amoureux prendront bien le suivant, ou celui d’après, lui vers l’est elle vers l’ouest. Sur la plateforme centrale de la ligne bleue, certains sont plongés dans leur smartphone, d’autres discutent ou attendent leur rendez-vous en faisant les cent pas. Il est plus efficace de se retrouver ici pour ne pas se manquer. Car on marche autant qu’on roule dans les galeries du métro de la capitale; les couloirs sont kilométriques, les escalators vertigineux, les sorties innombrables, les visages incalculables.

"Hello !" Mikhaïl, le sourire jusqu'aux oreilles, arrive pile à l’heure pour nous parler de lui, de ses attentes de jeune Moscovite. Diplômé de physique nucléaire d’une des universités russes les plus prestigieuses, le jeune homme de 25 ans ne se fait guère de souci pour son avenir : du travail, il en trouvera toujours. Alors il a le luxe de pouvoir papillonner. Il a commencé par faire de la recherche, “mais je n’avais pas assez de possibilités d’évolution et je gagnais trop peu”. Il aurait pu s’envoler vers l’Europe, mais a choisi de rester et le reconnaît aujourd’hui : “J’ai parfois des regrets”. Il n’a travaillé que quelques semaines dans son nouveau job, avant de se faire rattraper par ses envies de voir le monde. Ce sera l’Inde, Goa, ses petits boulots, puis le retour à Moscou, explique-t-il, attablé dans un restaurant végétarien.

Micha a cette manière volubile d’exposer les idées foisonnantes qu’il a sur tout : les multinationales qui dominent le monde, l’époque de César qui lui rappelle l’histoire contemporaine, le retour du Big Brother de George Orwell qui lui fait si peur. Le tout ponctué de “cool” et de “fun”, qui font visiblement partie de ses mots préférés. Aujourd’hui, Micha travaille dans une grande entreprise internationale, pour 1 000 euros nets par mois, mais déjà il lorgne le nouvel emploi qui lui permettra d’utiliser au mieux sa matière grise tout en vivant plus confortablement.

En même temps, il a bien envie de trouver un exutoire pour se défouler un peu. En 2011 et 2012, il faisait partie des dizaines de milliers de protestataires de la place Bolotnaya. 

"C'était comme une fête, on avait le sentiment d’avoir le pouvoir."

Retour sur Bolotnaya

L'analyste politique Maria Lipman s’est penchée sur les raisons de cette flambée contestataire. Les Moscovites vivaient alors une période de prospérité et de croissance de l’économie postindustrielle. "Beaucoup ne partageaient pas les perceptions paternalistes traditionnelles russes", explique la rédactrice en chef du magazine “Contrepoint”. Les réseaux sociaux explosaient, l’atmosphère s’était détendue. “Nous étions à la fin de la présidence de Dimitri Medvedev, avec une relative permissivité et un dirigeant qui n’avait pas de passé KGBiste.”

Les jeunes, qui avaient développé un goût pour l’activisme civique, se sont alors mis en tête d’observer les élections. “On a vu un gros afflux de ces gens, fin de la vingtaine début de la trentaine, qui avaient une famille, qui s’étaient construit un style de vie, qui savaient à quel monde ils voulaient appartenir.” Mais ce qu’ils ont découvert les a moralement indignés et, lorsqu’ils ont voulu dénoncer les fraudes, ils se sont fait éjecter. “La politique était devenue une expérience immédiate, ils la vivaient comme une insulte personnelle.” Pour autant, "cette incroyable éruption d'émotions n’allait mener nulle part", “les tentatives de récupération politique étaient impopulaires”.

“En fait, ce qui a guidé beaucoup de gens vers la rue à l’époque, c’est que c’était cool, c’était là qu’il fallait être pour être tendance.”

Très vite, les jeunes ont perdu le pourquoi de leur présence. Le Kremlin, qui s’était montré un temps tolérant, a sifflé la fin de la récréation au mois de mai 2012. Une trentaine de personnes ont été arrêtées, jugées et condamnées à la prison. “Le signal envoyé était très clair : manifester est a) risqué et b) vain.” Les Moscovites sont rentrés chez eux, ce n’était plus si cool.

Vladimir Poutine de retour en grâce

Depuis, l'eau de la Moskva a coulé sous les ponts de la capitale. L'annexion de la Crimée en 2014 a produit "un effet gigantesque : beaucoup de ceux qui avaient pris part aux manifestations pour une Russie sans Poutine en sont devenus des supporters", note Maria Lipman. Selon un sondage du Centre Levada, pas moins de 90 % des 18-24 ans approuvent aujourd’hui l’action du Président. “Les jeunes qui sont politisés le sont à la manière soviétique, c’est-à-dire qu’ils soutiennent le gouvernement et attaquent l’Occident qui conspire contre la Russie”, affirme le politologue Nikolay Petrov. “Ils n’apparaissent pas comme des moteurs de changement.” 

La priorité semble être désormais ailleurs.

Cours de tango dans une ancienne imprimerie désaffectée, Khokhlovka, devenue l'antre d'artistes dans le quartier de Kitaï-Gorod.
Un café à Khokhlovka. 
Moscou a fait la fête pour célébrer son 867e anniversaire.

"En fait, il vaut mieux faire des économies plutôt que de protester. La stabilité que Vladimir Poutine a apportée fait du bien, c'est ce dont on a besoin pour évoluer", pense Mikhaïl. Les jeunes Moscovites, échaudés, se sont repliés sur leur carrière. Valentin, qui a le tatouage du guitariste hardcore et la coiffure sage du développeur informatique, le concède : “Je me fous de la politique, parce que j’ai de l’argent”.

“Mais je pourrais tuer le tsar si je n’avais plus rien.”

S’il avait prévu de se rendre aux urnes, ce dimanche, c’était “en signe de respect pour le terme démocratie”. L’opposant “Boris Nemtsov a été assassiné le jour de mon anniversaire. J’ai décidé d’aller voter, en son souvenir”. Sans plus. De toute façon, Valentin, “pessimiste ironique”, n’a pas foi en l’avenir. “Dans dix ans, je serai peut-être en prison… Les vis se resserrent et celui qui a le plus de pouvoir peut toujours tourner la loi à son avantage.”

Marina, elle aussi, voit l'avenir sombrement. Cette jeune professeure, vive et charmante, redoute le jour où elle devra enseigner aux adolescents une histoire réécrite et enjolivée par le pouvoir. Ce qu’elle aimerait, plutôt que de devoir voter en se pinçant le nez pour le candidat qu’elle "déteste le moins", c’est qu’on permette aux électeurs de se prononcer “contre” des partis, “pour qu’ils comprennent enfin !”

De l'air, en Europe

Si Marina veut pouvoir dire ce qu’elle pense, la grande majorité devait rester silencieuse, ce dimanche. Selon un sondage du Centre Levada, seuls 13 % des 18-24 ans et 12 % des 25-39 ans envisageaient de se rendre aux urnes. Mieux vaut probablement, pour le pouvoir, une cargaison d’indifférents que de contestataires.

Le président Poutine, pendant qu'il serre l’étau, se montre assez malin pour laisser les frontières ouvertes et permettre aux trouble-fête de s’envoler vers d’autres cieux. La Russie fait ainsi face à une nouvelle vague d’émigration – d’étudiants, de chercheurs, d’universitaires, d’entrepreneurs. L’économiste Alexey Portanskiy veut "garder espoir que, parmi les jeunes entrant dans la vie active, certains comprendront que la situation du pays dépend de leur volonté". Mais le professeur de la Haute école économique reconnaît aussi que “le climat d’affaires est mauvais”. “Pas mal de jeunes gens doués quittent le pays, comme Pavel Dourov”, le cofondateur de Vkontakte et de Telegram Messenger. “Les conditions ne sont pas réunies pour développer un business moderne ici. La propriété privée n’est pas garantie, le système judiciaire pas indépendant.”

Dimitri, 27 ans, n'est pas un homme d’affaires, mais il émigrera lui aussi, en Europe ou aux Etats-Unis, c’est décidé. Il travaille pour la première chaîne de télévision, si prompte à vanter les mérites du régime et à blâmer l’Occident, mais il n’est plus dupe, il a compris récemment dans quelle pièce il jouait. Il est d’ailleurs désormais opposé à l’annexion de la Crimée, mais – pas fou – il ne l’avouera jamais en public.

Le jeune homme, beau comme Adonis, vit dans un appartement joliment aménagé au deuxième étage d'un immeuble ouvrier du centre de Moscou. Il a rempli des verres de cidre doux pour ses invités et s’est assis sur un tabouret de sa cuisine pour expliquer à quel point il étouffait. "Je n’ai ni l’envie ni la force de me battre contre le régime actuel. La situation ne changera pas, les gens continueront à voter pour Vladimir Poutine ou quelqu’un dans son genre." En attendant, lui qui n’avait jamais voté, pas plus qu’il n’avait participé aux manifestations en 2011 et 2012, a donné dimanche son suffrage à l’opposition libérale.

Son réveil politique lui a donc plus donné envie de fuir que de s'engager. "De toute façon, les partis au pouvoir ne laissent pas les jeunes qui ont du talent sortir du lot." Et puis, comme le déclare Mikhaïl, “pour se lancer dans la course au pouvoir, il vaut mieux être costaud et prêt à en accepter les conséquences, parce qu’on doit changer complètement à vivre 20 ans au cœur d’un système corrompu”.

Une photo avec Staline

Igor, élancé comme s'il avait grandi trop vite, et Ludmila, blonde comme les blés, n’en sont pas à se présenter aux élections. Mais ils croient en l’engagement politique. Dans le centre de Moscou, ils ont appelé à soutenir Grigori Iavlinski, opposant de longue date à Vladimir Poutine. Le candidat du parti Iabloko (Pomme) ne bouleversera pas la majorité à la Douma, Igor le sait mais assure que sa motivation reste intacte – et peut-être un peu dopée par l’argent de poche que lui procure la distribution des tracts. Mais "si l’on ne fait rien, cela ne changera jamais" et les idoles resteront les mêmes.

Comme un clin d'œil à ses propos, des sosies d’Ivan le terrible, de Lenine, Staline et Poutine alpaguent le promeneur qui voudrait se faire photographier en leur délicieuse compagnie. "Allez, viens t’asseoir", lance Staline à une passante. En Russie, on peut donc encore rêver de poser son séant sur les genoux d’un des plus grands tortionnaires de l’histoire.

Daria, une étudiante en culturologie pleine d’intelligence, a son explication de la mentalité locale  :

“Les Russes aiment souffrir !”
Une peinture murale du centre de la capitale.