Nous sommes grands, nous connaissons la vie et le sens du mot « accident ». Perdre le contrôle de sa voiture, tomber dans les escaliers, rencontrer un événement imprévu et en subir les conséquences.

Dans le cas de Théo, nous n'avons pas vu la scène, nous ne connaissons pas la chronologie minutieuse des gestes, et pourtant nous ne parlerons jamais d'accident. Nous savons comment s'y prennent quatre policiers qui arrêtent un mec seul, et surtout dans les quartiers, comment ils le clouent au sol, le frappent, l'insultent. Ce n'est jamais par accident. Nous savons que Théo a cru qu'il allait mourir sous leurs coups, comme tous les autres avant lui, morts bien trop fréquentes pour être accidentelles. Nous savons qu'il a senti l'univers se tasser, s'affaisser, se rétrécir autour de lui et qu'il y a reconnu, qu'il a eu le temps d'y reconnaître un immense danger. Nous savons qu'il a voulu arriver, qu'il a eu le temps d'arriver sous les caméras de surveillance pour que les images parlent pour lui, s'il n'était plus là pour le faire. Nous savons qu'il s'est tellement débattu que la suite ne peut être accidentelle. Que quand il a compris ce qu'ils allaient faire, il n'a pas pu y croire, et que si, si c'était réel. Et qu'il a de nouveau cru mourir, maintenant qu'ils ont fait ça, qu'ils lui ont enfoncé une matraque dans le cul, qu'est-ce qui les empêchait de le tuer ?

Lequel des policiers a eu l'idée, s'est dit "Tiens et si...", lequel a baissé le pantalon, à quel moment exactement, lequel – peut-être – a trouvé que c'était mal, aurait voulu que cela n'arrive pas, lequel a enfoncé sa matraque, centimètre par centimètre, lequel a déchiré l'anus de Théo sur dix putains de centimètres, 10, et ce qu'il a pensé en le faisant, de lui, de sa profession, de sa personnalité, de l'humanité en général, nous ne le savons pas. Pas notre problème. Tout ce qu'il y a à faire c'est se demander : lequel d'entre eux a empêché ça ? Et répondre : Aucun. Nous ne voudrons pas en savoir plus. Ils ont fait ou laissé faire, c'est tout ce qui compte. Parce qu'ils ont tellement de pouvoir, qu'ils ont nécessairement tellement de pouvoir sur la population qu'ils écrasent, qu'ils finissent par avoir le droit de violer des gens, de les tuer parfois. D'abord, un droit coutumier, un usage répandu, en témoignent les différentes affaires que l'on « découvre » ces jours-ci. Puis un droit institué, merci l'IGPN, merci la requalification en « violences » et bientôt, peut-être, merci la relaxe.

Nous n'incitons pas à l'émeute, c'est la nature même de la police qui y amène.

Le pouvoir de la police repose sur la pratique de la bavure. La logique du flash-ball, en éborgner un pour les effrayer tous, se cache derrière ces viols, ces mains baladeuses, ces façons de menotter des gens à poil sur une chaise pendant des heures dans les commissariats. Ils veulent, ils ont besoin que nous ayons peur. Une vaste « association de malfaiteurs dans le cadre d'une entreprise terroriste ».

On nous dit que Théo lui-même appelle au calme et que le respect consisterait à lui obéir. (Obéir à lui ou à la stratégie de son avocat, déjà ?) Or, Théo n'est pas mort et ce ne sont pas ses dernières volontés que tous les révoltés de France accomplissent en ce moment. Nos rassemblements lui sont dédiés dans ce qu'ils témoignent de notre soutien, de notre amitié, de notre volonté de porter avec lui sa colère et le poids de son humiliation. Mais le sens politique de son viol et ce que nous avons à lui opposer vient de plus loin et, dès lors, dépasse la question de cet acte.

Ceux qui prennent la parole sur ce viol (nous n’appellerons pas non plus ce viol une « affaire » ou un « drame » parce que ce n’est pas un fait divers), appellent presque tous au calme. Le chef d'inculpation d'incitation à l'émeute est élastique et ne coûte pas cher à la justice. A ceux qui n'appellent à rien, les journalistes qui ont besoin de se rassurer demandent directement : « est-ce que vous appelez au calme ? ».

Nous n'appelons pas au calme. Le calme, pourquoi faire ? Pour laisser la justice suivre son cours en toute indépendance ? Pour éviter d'offrir l'occasion à tous de connaître les détails de l'ignominie policière ? Pour nous laisser apprécier la qualité du travail de l'IGPN ? Pour oublier au plus vite et chantonner qu'on a embrassé un flic ?

Nous n’appelons pas au calme. L’Histoire l’enseigne : la pacification des défilés est une doctrine récente et une stratégie de gouvernants. Cette fable contredit toutes les évidences qui ont façonné les luttes passées. Jamais, hors de l’esprit de quelques idéologues, la question du conflit ouvert n’a été écartée : dans les grèves, les manifestations contre la guerre, les luttes anti-nucléaires, le mouvement des droits civiques, les suffragettes, les émeutes de la faim ou les révoltes salariales.

Nous n'appelons pas au calme. Parce que le calme n’est pas à la mesure d’un conflit, et qu’en face, l’offensive est totale. Nous n’incitons pas à l’émeute, c’est la nature même de la police qui y amène.