Tarnac, le procès qui vient


Il y a bientôt 10 ans que des commandos de la police antiterroriste déboulaient en trombe à Tarnac et à Rouen pour arrêter de jeunes gens. On leur mettait sur le dos des sabotages de lignes ferroviaires qui avaient paralysé le réseau. 10 ans d'enquêtes et de rebondissements, d'attaques et de contre-attaques pour arriver au procès. Retour sur cette histoire qui révèle la nature de l’antiterrorisme et de notre époque.

Procès au forceps

Le procès de l’affaire dite de Tarnac en mars 2018 devant la 14e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. Sur les 10 personnes arrêtées initialement, huit seront jugées en correctionnelle pour des délits divers. Parmi elles, deux seront poursuivies pour « détérioration ou dégradation de biens appartenant à autrui, en l’espèce du matériel roulant appartenant à la SNCF ». Pour les autres, pêle-mêle, il s’agit de « participation à une manifestation au cours de laquelle des actes violents ont été commis », ou encore de « tentative de falsification de documents administratifs » ou tout simplement « de refus de soumettre à un prélèvement biologique ». Il fallait saupoudrer le tout de « participation à une association de malfaiteurs » pour quatre d’entre eux afin de continuer à faire vivre tant bien que mal la frayeur qui avait justifié les arrestations.

Presque 10 ans auront été nécessaire pour réussir à faire tenir quelque chose comme un procès

Arrestations et montage politique

Presque 10 ans auront été nécessaire pour réussir à faire tenir quelque chose comme un procès depuis ce 10 novembre 2008 où des commandos de la SDAT débarquèrent en nombre à Tarnac, Rouen mais aussi Baccarat et Paris pour procéder à des arrestations. L’opération policière se doublait naturellement d’une campagne médiatique, au final d’un montage politique, d’une ampleur considérable. Alors que les images des arrestations tournaient en boucle sur les chaînes de télé, le PDG de la SNCF, le procureur de la république de Paris, ou encore la ministre de l’intérieur déroulaient un récit terrifiant – on ne parlait pas encore de storytelling. Il y était question de groupe terroriste, d’anarcho-autonomes (un néologisme forgé par le pouvoir pour désigner son ennemi), d’ultra-gauche, d’associations de malfaiteurs, de crime, de cellules invisibles internationales, de lutte armée, de noyau dur, de chef et de bras droit, et d’un petit livre vert, L’insurrection qui vient, présenté comme un écrit prémonitoire sinon préparatoire qui visait « à renverser par la violence l’Etat et à détruire la société occidentale actuelle ». Bref, un gloubi-boulga qu’avait du mal à comprendre ceux qui connaissaient un minimum les lieux et les gens dont il s’agissait.

Les sabotages se présentaient comme un prétexte idéal.

Mais l’affaire avait été rondement et rapidement menée. C’est deux jours plus tôt, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, que des sabotages avait été réalisés sur des caténaires de lignes TGV paralysant ainsi de nombreux axes ferroviaires en France et en Allemagne. L’action avait d’ailleurs été revendiquée par des anti-nucléaires allemands qui protestaient contre le transport de déchets nucléaires, mais il en fût rarement question de ce côté de la frontière. Pour Alliot-Marie (à l’époque VRP du savoir-faire répressif à la française et ministre de l’intérieur), il y avait là matière à confirmer une hypothèse qu’elle avait exposée dans les colonnes du Figaro en janvier 2008. En France la menace terroriste était double. Elle venait certes des islamistes mais aussi de « l’extrême gauche radicale » : « Le passé nous a montré que la faiblesse des partis politiques extrêmes ouvre souvent la voie aux groupuscules terroristes comme Action directe, les Brigades rouges ou la Fraction armée rouge. L'anticipation est essentielle dans la lutte contre le crime en général et le terrorisme en particulier », déclarait-elle. L’outil anti-terroriste avait déjà été utilisé contre cette « extrême gauche radicale » pour… détention de fumigènes lors d’une manifestation contre un centre de rétention. Mais il fallait maintenant anticiper donc surveiller, filmer, mettre sur écoute, suivre - fliquer. Une enquête préliminaire était ouverte le 16 avril 2008 par le parquet de Paris, à la demande de la SDAT, « sur les activités clandestines d’un groupe anarcho-autonome constitué autour de Julien Coupat », pour des « faits pouvant s’analyser en association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme ». Les interpelés de l’affaire Tarnac étaient sous surveillance au moment des faits qui leur sont reprochés - et qu’ils contestent toujours aujourd’hui. Les sabotages se présentaient comme un prétexte idéal. Il fallait aussi apporter une réponse rapide au scandale qu’ils constituaient. L’occasion était trop belle. Et tant pis si, cette nuit-là, certains d’entre eux se trouvaient à l’étranger ou fêtaient un anniversaire à deux pas de chez eux.

Splendeur et misère de l’antiterrorisme

Commence alors un feuilleton judiciaire où police et justice sont sommées de confirmer cette construction. Les garde-à-vue sous régime anti-terroriste, pendant lesquelles toutes les crapuleries possible seront tentées par les agents de la sous-directions anti-terroriste, débouchent sur des placements en détention provisoire et des mises en examen sous qualification criminelle : « direction ou organisation d’un groupement formé en vue de la préparation d’un acte de terrorisme » pour le présumé chef et « participation à une association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme » pour d’autres.

Neuf ans d’enquête, des milliers de pages, des procès-verbaux de filature bidouillés et improbables, le rôle déterminant des renseignements donnés par un flic anglais infiltré accusé depuis de viol par des activistes qui ont eu des relations sexuelles avec lui, un témoin sous X capital poursuivi pour faux-témoignage dans une autre affaire, etc. Neuf ans de bataille juridique et politique. Au final, un échec complet pour l’antiterrorisme : la qualification criminelle de terrorisme est abandonnée et un non-lieu partiel est prononcé, malgré l’appel du parquet - et pour sa plus grande honte. Il n’y aura pas de procès en terrorisme devant les assises mais un procès en correctionnelle expédié en quelques jours. « Il n'y a plus grand-chose à juger. Ça ne sera pas le procès de Tarnac, mais le procès du fiasco de l'antiterrorisme », affirme un avocat, Jérémie Assous.

L'antiterrorisme désigne donc en son fond un mode de gouvernement qui comme tel ne vise pas seulement ceux qui paraissent directement visés par lui mais bien l’ensemble de la population

Mais au-delà de son dénouement judiciaire, l’affaire Tarnac aura permis de mettre en évidence quelques vérités utiles sur l’antiterrorisme. La première d’entre elle, c’est que ça n’est pas tant le terrorisme réellement existant qui justifie l’antiterrorisme, que l’antiterrorisme qui produit l’objet terroriste sur lequel il intervient. Si l’antiterrorisme précède le terrorisme c’est qu’il vient d’ailleurs. Le terrorisme n’est pas principalement une catégorie pénale floue dont on peine à donner un définition juridique précise. Il désigne en fait un objet politique, une opération par laquelle le pouvoir nomme un ennemi et justifie se faisant les moyens exceptionnels qui seront déployés pour l’anéantir.

Le fait qu’on puisse taxer de terroriste n’importe quel jobard qui s’attaquerait au couteau à un militaire suréquipé le confirme. Tout comme le fait qu’il puisse être abattu de la façon la plus froide qui soit sans justification autre que son être terroriste.

L’antiterrorisme désigne donc en son fond un mode de gouvernement qui comme tel ne vise pas seulement ceux qui paraissent directement visés par lui mais bien l’ensemble de la population, et en son sein tous ceux qui feraient preuve d’une insubordination un peu trop visible. Son principe repose alors précisément sur la terreur qu’il prétend combattre et rappelle ainsi que la terreur politique fut d’abord terreur d’Etat. Il s’énonce ainsi : en frapper un pour en terroriser cent – à l’image du flashball et de toutes les armes mutilantes. C’est donc tout naturellement que l’antiterrorisme est devenu un moyen courant de prévenir ou de réprimer, bref de neutraliser la contestation. Il apparaît aujourd’hui comme le stade suprême de la criminalisation du mouvement social. C’est de fait au nom de l’état d’urgence que la manifestation contre la COP 21 fut interdite. Et c’est toujours l’état d’urgence, et donc la menace terroriste, qui était mis en avant pour justifier les interdictions de manifestation contre la loi travail, les perquisitions administratives, les contrôles systématiques lors de rassemblement publics, etc. C’est encore les moyens de l’antiterrorisme qui étaient utilisés à Rennes contre des manifestants qui avaient introduit de la mousse expansive dans des validateurs de tickets.

C’est une certaine vérité de l’époque qui se manifeste ainsi dans la révision constitutionnelle menée par le précédent gouvernement dans loi de « protection de la Nation ». Il s’agissait d’inscrire l’état d’urgence dans la constitution afin de faire en sorte que « les pouvoirs temporaires et dérogatoires conférés aux autorités civiles dans le cadre de l’état d’urgence » ne soient plus exceptionnels mais deviennent la norme. Il est dorénavant parfaitement constitutionnel qu’un gouvernement décrète l’état d’urgence quand il le désire sans risquer la censure du conseil constitutionnel. Pour le gouvernement Macron, le moyen ubuesque de supprimer l’état d’urgence est d’inscrire dans le droit commun les mesures exceptionnelles permises par… l’état d’urgence.

Du côté de l'ennemi

Il y a donc d’un côté le gouvernement et la nécessité pour lui de nommer son ennemi pour mieux le neutraliser. Sa justice antiterroriste, mais aussi sa police et ses armes de mutilation massive. Et de l’autre, cet ennemi qui ne se réduit évidemment pas au récit que l’ordre tient sur lui. Si on assiste assurément à de nouvelles formes de contrôle de la contestation (qui en réactivent parfois d’anciennes et remontent pour certaines à la guerre d’Algérie), c’est bien qu’une nouvelle forme de menace est apparue à laquelle il a fallu s’adapter.

Tarnac par exemple ne désigne pas seulement une affaire ou un hypothétique groupe politique. Tarnac est l’un de ces lieux où certains décident de se soustraire à l’existence atomisée et morcelée que le monde marchand leur propose, pour mieux attaquer ce dernier, tout en se donnant les moyens de leur autonomie matérielle. Un lieu, comme il en existe d’autres, fait de cent autres lieux et de mille liens, qui ne désigne pas tant un lieu qu’une force et un désir - une sensibilité communiste. Des lieux où la distance avec les organisations politiques apparaît comme la condition pour s’organiser politiquement - et donc matériellement. Des lieux sans noms ou sans renommée, des locaux clandestins et des bar associatifs. D’autres noms existent aussi, ou sont apparus depuis, pour exprimer cette force multiple. ZAD, black bloc, cortège de tête. On la trouve aussi chez tous les syndicalistes combattifs, les bloqueurs acharnés, les lycéens déterminés et surtout dans les complicités qu’ils ont parfois réussi à établir lors du printemps dernier.

Car la chose est entendue. Ce monde touche à sa fin. Mais il peut encore lui falloir du temps pour rendre définitivement l’âme. D’autres mondes existent déjà. Et d’autres seront amenés à surgir de toutes part. L’antiterrorisme est l’une des formes par laquelle le pouvoir tente, comme sa fonction l’exige, de conjurer l’inévitable. A nous de le précipiter.