Les Jacquier, une entreprise familiale au service de la sculpture et de l'art funéraire à Caen

« Jacquier, F. Jacquier, F.&A. Jacquier, Ch. Jacquier, Jacquier-Daguenet, Jacquier Ces… », cette litanie de signatures qui, de tombeaux en chapelles et médaillons, se découvrent dans les cimetières caennais, témoignent d'une intense activité dans le dernier quart du XIXe siècle et attestent d'une organisation économique et d’une influence artistique familiale à nulle autre pareille pendant plus de trente ans dans le domaine de l’art funéraire.

Cimetière Nord-Ouest dit Saint-Gabriel, détail d'une des signatures de l’entreprise Jacquier.

Leur origine géographique ne prédisposait pourtant pas les membres de cette famille à s’établir en Normandie. Nés en Haute-Saône, Charles (1843-1929), Pierre François dit Francis (1845-1911), Aimé (1847-1911) et Pierre Alphonse (1849-1898) Jacquier, étaient les fils de Marie Eugénie Bullet et de Pierre Antoine Jacquier, mentionné comme sculpteur sur les registres de naissance. Plus qu’un simple sculpteur d’église, Pierre Antoine Jacquier a dirigé un atelier d’art religieux regroupant artisans, doreurs, sculpteurs et menuisiers, auteur notamment de la chaire et des fonts baptismaux de l’église de Mailley-et-Chazelot (Haute-Saône). Pierre Antoine Jacquier pouvait également répondre à des commandes de décor peint, comme celui réalisé en 1855 pour la voûte en cul-de-four du choeur de l’église Saint- Léger d’Enfonvelle en Haute-Marne.

Si elle n'est pas renseignée par les sources, la formation des frères Jacquier auprès de leur père ne fait guère de doute. Au-delà du savoir technique transmis, première marche dans la carrière du sculpteur Charles Jacquier, comment ne pas voir dans l’inclination pour les commandes religieuses et l’organisation en atelier une influence décisive pour la carrière de Francis Jacquier, le premier de la fratrie à s’établir à Caen.

La marbrerie Jacquier, essor et chute d'une entreprise florissante

Francis Jacquier, sculpteur décorateur, reprend en 1874 la marbrerie d'Hippolyte Dupont, fondée en 1855 et installée rue au Canu (actuelle rue Demolombe). Il s’associe en janvier 1878 à son plus jeune frère, Alphonse, peintre décorateur. Cette année-là, la maison Jacquier est honorée d’une médaille d’or à l’Exposition universelle qui lui vaut plusieurs articles dans la presse, une reconnaissance nationale et des commandes prestigieuses. Ainsi, l’éleveur de chevaux Edmond de La Ville leur confie la construction du monument funéraire en l’honneur de son fils Pierre Edmond, décédé prématurément le 12 novembre 1878, à l’âge de vingt-cinq ans. La chapelle familiale érigée au cimetière de Vaucelles, est l’une des plus imposantes et des plus richement décorées de Caen. Mentionnons également la très originale chapelle de la famille de Breuvery (vers 1888) au cimetière Saint-Gabriel, dont le dôme est coiffé d’une imposante lanterne.

Les commandes d'art religieux et funéraire affluant de toute la France, la marbrerie Jacquier s’impose comme l’un des acteurs économiques majeurs de la cité, employant cent quatre-vingts personnes dès 1878. Cette réussite est symbolisée par l’élection de Francis Jacquier comme juge suppléant (1879) puis titulaire (1888) au tribunal de commerce de Caen. En 1882, Alphonse, demeuré à Paris, se retire pour mener une carrière personnelle, il décède accidentellement sur un chantier à Elbeuf en 1898. Francis fonde alors une nouvelle société avec Aimé Jacquier. Vraisemblablement formé à la sculpture comme ses frères, Aimé a fait carrière dans l’armée. Démissionnaire en 1878, il demeure officier de réserve, portant le grade de chef de bataillon lors de son entrée dans l’ordre de la Légion d’honneur en 1892. Il semble avoir été autant homme d’affaire que sculpteur. La collaboration entre les deux frères, entamée en 1882, renouvelée en 1895 dans le cadre d’une société commerciale en commandite par actions, marque l’apogée de la maison Jacquier.

A l'Exposition universelle de 1889 de Paris, l’atelier reçoit le Grand Prix, distinction insigne qui ne manque pas de figurer en bonne place sur les papiers à en-tête et autres publicités, comme celles insérées dans l’Annuaire du Calvados de 1890 et 1899. Ces documents font mention de l’exploitation des carrières de pierre de Quilly, une pierre « d’un ton blanc légèrement rosé et d’un grain très fin qui se prête aux travaux les plus délicats et avec laquelle on arrive à produire d’aussi beaux effets qu’avec le marbre », pour reprendre les mots du journaliste du Panthéon de l’Industrie en 1886. En louant une carrière de pierre de Caen à Bretteville-sur-Laize et une autre de marbre à Fontenay-le-Marmion, les Jacquier entendent garantir leur approvisionnement en matière première, veiller à sa qualité et à son coût de revient. Un précédent article du Panthéon de l’Industrie, de 1878, précisait d’ailleurs qu’on « n’emploie jamais, dans cette maison, de matière factices telles que fonte de fer, terre cuite, carton-pierre, ciments moulés et autres produits qui ne présentent aucune chance sérieuse de durée ». Pour mener à bien leurs nombreuses commandes, les frères Jacquier, tout en conservant leur local commercial dans le centre de Caen rue au Canu, établissent rue Desmoueux, dans un quartier résidentiel non loin du jardin des Plantes, leurs chantier et ateliers, dotés d’une « usine à vapeur », signe de modernité.

La réussite de l’entreprise se traduit également par l’ouverture d’une succursale à Paris, pour répondre aux nombreuses sollicitations. Ainsi, en dépit d’une forte concurrence, les Jacquier ont su imposer leur fabrique au point qu’Aimé, qui vit à Paris, préside l’Union syndicale des arts et industrie du culte et que Francis est à son tour décoré de la Légion d’honneur par le ministère du Commerce à l’issue de l’Exposition universelle de 1900. Si la maison Jacquier tire alors l’essentiel de ses revenus des commandes religieuses en pierre ou en bois, elle propose également du mobilier civil et des aménagements intérieurs pour les particuliers. On retrouve encore sa signature en 1898 sur le monument à Alexandre Carel à Caen, dont elle a exécuté la partie décorative sur le dessin de l’architecte Auguste Nicolas, le buste étant l’œuvre du sculpteur caennais Charles Lemarquier.

La raison sociale Fcis et Amé Jacquier, qui renvoie à l'identité des deux gérants de l’entreprise, ne doit pas masquer les nombreux artisans et ouvriers d’art qui ont œuvré à leurs côtés : carriers, tailleurs de pierre, marbriers, mosaïstes, menuisiers mais également peintres et sculpteurs. Parmi ces derniers, figurent des artistes ayant connu une notoriété régionale comme le peintre Louis Chifflet (1853-1897) et les sculpteurs Henri Bouet (1867-1937) et Ernest Casini (1853 -1919), tous deux auteurs de monuments funéraires. Francis Jacquier s’est fortement engagé dans la formation des ouvriers d’art, garante de la qualité de la production. Lors de plusieurs conférences sur le sujet, il souligne le rôle des industriels dans l’apprentissage mais aussi la nécessité d’offrir des cours du soir dans des écoles municipales de dessin. Ce n’est sans doute pas un hasard si, en 1879, son aîné, Charles vient à son tour s’installer à Caen pour prendre en charge la responsabilité des cours de sculpture industrielle à l’école municipale des beaux-arts.

En 1903, Aimé Jacquier se retire de l'entreprise, laissant son frère seul gérant, et rachète la tuilerie et poterie de Bavent qu’il dirige jusqu’à sa mort en avril 1911. Leur collaboration se poursuit autrement : Francis dessinerait des modèles d’épi de faîtage pour la tuilerie-poterie et assure la distribution des produits émaillés de celle-ci. Le retrait d’Aimé trouve ses racines « dans la crise qui atteint l’industrie religieuse et [dans les] menaces qui pourraient l’aggraver ». Ces menaces se concrétisent en 1905 avec la loi de séparation des Eglises et de l’Etat qui oblige à la création d’associations cultuelles « pour subvenir aux frais, à l'entretien et à l'exercice public d'un culte ». Le refus de l’Eglise catholique de créer des associations cultuelles et le climat tendu dans lequel se déroulent les inventaires dans les églises nuisent durablement au marché du mobilier religieux. Les publicités montrent que Francis s’oriente prioritairement vers la conception de monuments funéraires, de cheminées, et tente de diversifier sa production en proposant des « agglomérés décoratifs ». Mais le redressement de l’activité est insuffisant ; l’entreprise mise en vente en 1907 est acquise par Jean-Baptiste Mathieu. Francis Jacquier quitte sa propriété caennaise de la rue Desmoueux pour gagner Paris où il décède en juillet 1911.

Des quatre frères, seul demeure le sculpteur Charles Jacquier, qui exerce son art à Caen jusqu’au début des années 1920.

Le sculpteur Charles Jacquier

Contrairement à ses cadets, orientés vers la décoration d'édifices religieux, l’aîné des Jacquier, Charles, est envoyé à Paris auprès des maîtres Auguste Dumont et Jean-Joseph Perraud pour compléter la formation à la sculpture reçue de son père. Il est présent pour la première fois au Salon en 1873 avec un portrait en terre cuite. Cette même année, il épouse Marie Philomène Michotte, fille mineure du marbrier belge Joseph Michotte, puis quitte la France pour les Etats-Unis. Il séjourne d’abord à Springfield dans l’Illinois où il exécute des modèles pour la décoration du State House, puis réside à partir de 1876 à Cincinnati dans l’Ohio jusqu’en 1878, date de son retour à Paris. Durant ces années américaines, il figure à l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, produit des bustes de personnalités, quelques monuments et ouvre une maison de sculpture décorative.

En 1879, il rejoint son frère Francis à Caen, où il est nommé professeur de sculpture à l'école municipale des beaux-arts en remplacement de Pierre Le Nordez (1814-1892). Il enseigne également le dessin à tous les jeunes élèves des écoles de la ville ; il conserve son statut de professeur jusqu’en 1913. Bien qu’installé à Caen, où sont nés sept de ses huit enfants, il entretient des liens avec la capitale où il expose à onze reprises au Salon entre 1881 et 1921. Il soumet notamment des figures d’indien, mais aussi un buste de la République, qui n’a malheureusement pas connu la postérité, une statue en plâtre de Momus, le fou du roi (1887) et un Ecce homo dont la version en plâtre (1888) a été donnée au musée de Beaux-Arts de Caen (détruit en 1944). Il livre également de nombreux portraits de personnalités locales comme le juriste Jean-Charles Florent Demolombe (1887), l’architecte Baumier (1888), l’évêque Mgr Hugonin (1901) ou Maurice Hélitas (1907), sous-préfet de Lisieux et futur préfet du département, malheureusement aucune représentation photographique ne nous est parvenue. A cette galerie de notables, il faut ajouter le buste en plâtre de Marie Joseph Lubineau, receveur municipal et capitaine de la Compagnie des sapeurs-pompiers de Caen, qui s’est éteint en janvier 1890. Ce plâtre exposé au Salon de 1890 a vraisemblablement servi de modèle pour le buste en bronze, aujourd’hui disparu, qui surmonta le monument funéraire de la famille Lubineau au cimetière Saint-Nicolas. Heureusement, deux autres sculptures funéraires de la même époque témoignent encore de cette intense activité de portraitiste : le médaillon en bas-relief du curé Exupère Jacquemin (1890) et celui du docteur Achille Juhel (1892) au cimetière de Vaucelles.

En dépit de son insertion dans la société caennaise, Charles Jacquier connaît quelques revers de fortune. Sa maison et une grande partie de son fonds d'atelier situées rue des Carmélites disparaissent dans un incendie en 1908. En 1916, il est obligé de faire une demande de secours au ministère de l’Instruction publique et des beaux-arts, n’ayant pour seule ressource que la pension annuelle de 1 200 francs que lui verse la ville de Caen. En dépit de ces restrictions, Charles Jacquier n’interrompt pas sa production, présentant un buste de Moïse au Salon de 1921. Le monument aux morts de Carquebut (Manche), inauguré le 14 octobre 1922 est plutôt original : devant un obélisque, la Victoire s'apprête à déposer la palme du martyre sur la tombe d'un soldat. Il a été commandé à Charles Jacquier, mais il pourrait s'agir du fils et non du père. Ce dernier s’éteint discrètement le 13 janvier 1929. Il repose au cimetière Saint-Gabriel aux côtés de son épouse et de quelques-uns de ses enfants.

Plusieurs de ses enfants ont pratiqué la sculpture à divers titres. Alors que Marie expose un buste de sa mère au Salon de 1912, Charles Aimé (1874-1953) et Aimé (1876-?) font profession de sculpteur avant de fonder leur propre entreprise. Le cadet s'installe à Bernay tandis que son aîné apparaît dès 1902 dans l’Annuaire du Calvados sous la raison sociale Jacquier-Daguenet. Il a accolé le nom de son épouse à son patronyme, afin de se distinguer de son père et de l'entreprise de ses oncles. Une fois celle-ci rachetée par Jean-Baptiste Mathieu, il modifie sa signature sur les monuments et chapelles de sa main. Installé rue de Vaucelles, il ouvre des succursales à Isigny-sur-Mer et à Villers-Bocage, sans doute pour gagner de nouveaux marchés dans le Bessin et le Bocage. Il cède sa marbrerie en 1922 à Gustave Lesage. Ainsi, pendant près d’un demi-siècle, les Jacquiers ont contribué à façonner le paysage monumental des cimetières caennais.

Cette publication numérique prend place dans le cadre d'un projet de valorisation du patrimoine funéraire de la ville de Caen mené par le service de l’Inventaire général du patrimoine culturel – Région Normandie et le musée de Normandie. Il accompagne la sortie du guide Ici repose… : A la découverte des cimetières de Caen publié dans la collection nationale des Parcours du Patrimoine par les éditions Lieux Dits.


Texte et recherche iconographique : Emmanuel Luis, chercheur, service de l'Inventaire Général du patrimoine culturel, Région Normandie.

Crédits photographique, sauf mention contraire : Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy

Remerciements : Les archives municipales de Caen, la poterie de Bavent, Dominique Kay-Mouat, Elodie Esnault, Bernard Maisonneuve, Christophe Marcheteau de Quincey