Les villas d'Étretat

villégiature et balnéaire 1840-1910


Site d'exception découvert vers 1820-1835 par l'écrivain Alphonse Karr et les peintres Eugène Isabey et Eugène Le Poittevin, le village des pêcheurs d'Étretat devient une station balnéaire à la mode, à son apogée entre 1855 et 1870. Les résidences, alors édifiées pour une clientèle estivale en majorité parisienne, reflètent la sobriété inhérente à la première génération de villas de bord de mer, avec cependant un environnement paysager particulièrement soigné.

Un site naturel exceptionnel

Emblématique du paysage de la Côte d'Albâtre, le site d'Étretat se distingue par la convergence de trois « valleuses » creusées au quaternaire dans le plateau de craie blanche du Pays de Caux (Crétacé supérieur), formant des falaises surplombant la mer d’environ 90 m. L’Aiguille, la Porte d’Aval et la Porte d’Amont qui donnent à Étretat son paysage si singulier résultent de l’action conjuguée du déferlement des vagues chargées de sédiments à la base des falaises, de variations climatiques trop brutales (gel/dégel) et surtout d’une érosion de type karstique laissant place à des poches verticales remplies d’argile à silex. L’Aiguille (qui n’est pas creuse) a servi de cadre à l’action d’un roman de Maurice Leblanc (Arsène Lupin, « L’Aiguille creuse », 1908). Le caractère spectaculaire du site attire tout au long du XIXe siècle d’innombrables artistes - écrivains, peintres, graveurs, lithographes et photographes – dont les œuvres contribuent à promouvoir Étretat. Outre les « découvreurs » Alphonse Karr, Eugène Isabey et Eugène Le Poittevin, bien d’autres illustres représentants du monde artistique et littéraire y séjournent : Corot, Courbet (dont la toile «La vague» conservée au Musée Malraux du Havre, a été peinte au cours de l’été 1869), Delacroix, Boudin, Monet, Auburtin, Victor Hugo, etc.

Vue d'Étretat, avec l'établissement des Bains et l'Aiguille, lithographie par Léon-Auguste Asselineau, vers 1865 (Musée Canel, Pont-Audemer).

Du pittoresque village de pêcheurs à la station balnéaire

Modeste mais pittoresque village de pêcheurs et port d'échouage, Étretat est, avant la Révolution, surtout connu comme lieu d’élevage d’huîtres en provenance de Cancale. En 1777, des parcs à huîtres y sont en effet creusés, aux pieds des falaises, notamment pour garnir la table de la reine Marie-Antoinette. Ces parcs qui fonctionnent par intermittence durant tout le XIXe siècle subsistent aujourd’hui à l’état de vestiges. Le village est, avant sa métamorphose en station balnéaire à la mode, composé de chaumières en rez-de-chaussée, en murs de silex taillé couvertes en chaume, à demi enterrées par les coulées de boues résultant des fortes inondations qui souvent ravagent les sites de valleuses. L’église (XIe et XIIIe siècles) se situe en fond de valleuse, loin de la mer. Les Étretatais sont, dans la première moitié du XIXe siècle, des pêcheurs, des tisserandes à domicile et des marins employés par la marine marchande du Havre et de Fécamp. L’apparition et l’épanouissement des bains de mer à usage thérapeutique puis ludique vont modifier le tissu socio-professionnel d’Étretat. La population locale s’adapte aux besoins des estivants : les hommes du village deviennent l’été maîtres baigneurs ou jardiniers dans les villas, et leurs femmes, employées de maison. En 1852, 1500 plaisanciers sont recensés, entre 3 et 4000 quatre ans plus tard, ce qui est considérable au regard de la population autochtone. Celle-ci compte en effet 1501 habitants en 1851, 1560 en 1856, et un peu plus de 2000 dans les années 1890.

Les premiers bains de mer

Les premières baignades en mer, attestées vers 1843-1844, suscitent la construction en bord de plage, en 1849, d'une douzaine de maisons, protégées par une digue-promenade. L’année suivante est lancé le projet de construction d’un casino-établissement de bains qui sera inauguré le 18 juillet 1852. Ce premier établissement balnéaire est une initiative de M. Lenormand, notaire et maire de Bosc-le-Hard, qui en confie la réalisation à M. Sautreuil, de Fécamp. En bois, il se caractérise par une certaine simplicité et des espaces intérieurs polyvalents utilisés comme salons de conversation et de lecture, de jeux, de bals et de concerts, des cabinets de bains d’eau de mer chauds. La société des Bains de mer d’Étretat est née, présidée à l’origine par le comte Charles de Pardieu, associé au médecin parisien le docteur Miramont, responsable d’une maison de santé à Étretat. Le village, auparavant difficile d’accès, se trouve désenclavé par l’ouverture des routes de Fécamp (1845) et du Havre (1852), garantissant une fréquentation plus importante de la plage. Vers 1860, la plage se divise entre une zone réservée strictement aux baigneurs, en face du casino, et une autre réservée aux pêcheurs. Cette dernière surnommée le « Perrey des manants » (perrey signifiant « amas de galets »), est encombrée de barques, de cabestans et de « caloges », ces remises de pêcheurs aménagées dans d’anciennes barques couvertes en chaume. Au nord, le casino et les villas tournées vers la mer constituent un front de mer avec digue-promenade. Par contre, l’Hôtel Blanquet, haut lieu de ralliement des artistes, mentionné dès 1837 est orienté au sud et donne sur la plage des pêcheurs. Si en 1845 baigneurs et baigneuses sont séparés, la mixité des bains est autorisée dès 1854, ce qui est une liberté peu courante à cette époque.


L'épanouissement de la station

Vers 1857-1859 l'offre d’hébergement s’accroît et la commune compte trois hôtels de voyageurs : Hôtel Blanquet, Hôtel Hauville (encore en place) et Hôtel des Bains. L’accroissement du nombre d’estivants entraîne également la reconstruction du casino, en 1870, par l’architecte Monge. Toujours en bois, financé par les principaux propriétaires d’Étretat réunis en société, il comporte des espaces spacieux, clairs et aérés, modulables, à usage de salles de jeux, de bals, de concerts, de conversation et de lecture. S’y ajoutent un cabinet médical, des douches et bains d’eau de mer chauds, un café avec billards et un restaurant, le tout bordé par une longue promenade et de nombreuses cabines de bain. En 1876, les Chalets Marthalbert (aujourd’hui détruits) sont édifiés par l’architecte Bon, en remplacement du précédent front de mer bâti. L’imposant Hôtel des Roches Blanches occupera, dès 1896, l’extrémité nord de cette façade maritime (rasé en 1954), et l’Hôtel de Normandie (actuellement des Falaises) apparaît vers 1900, « normandisé » vers 1910. Afin de répondre à l’évolution des goûts en matière de loisirs d’été, des courts de tennis (1884 et 1895), des jardins publics (vers 1889) et un golf (1907) sont aménagés, et des régates sont organisées. Le raccordement au réseau ferroviaire se fait tardivement, en 1895, alors que la station est déjà sur le déclin. En 1888, la baisse de fréquentation d’Étretat par les estivants est imputée, selon La Plage Normande (Juillet 1888) au fait que « les indigènes ont trop écorché la clientèle ». Dans les années 1920, 123 villas et chalets sont à louer pour l’été.

Vue de la Porte d'Aval depuis l'Hôtel Saint Clair, derrière les pins du site.

Près de 200 villas à l'architecture sobre,
entourées de verdure

Selon Hermine Lecomte de Noüy (1854-1915), femme de lettres française et propriétaire d'une villa voisine de celle de Guy de Maupassant, Étretat est « un nid de verdure, entre deux falaises escarpées et découpées en décor d’opéra-comique, plein de villas fleuries et boisées ». Cette description reflète l’ampleur des aménagements paysagers qui ont accompagné le développement de la station. Les parcs et jardins servant de cadre à ces résidences de villégiature balnéaire introduisent des essences exogènes habilement mêlées à la végétation locale, plus résistante aux embruns, ce qui a profondément modifié le paysage du site. L’exemple le plus flagrant est le lotissement des avenues des Tamaris et des Pervenches, véritable ensemble paysager ébauché dans les années 1855 regroupant une quinzaine de villas. Les promoteurs et premiers résidents sont des négociants parisiens en papier peint, Théodore et Edouard Maigret. Ce mode d’investissement foncier des bords de mer par des parisiens, bien connu sur la Côte Fleurie, se caractérise à Étretat par une implantation adaptée à la topographie particulière du littoral cauchois (valleuses), sur des terrains peu étendus. Par ailleurs, la ville conserve encore de petits logements à usage locatif destinés aux estivants plus modestes, édifiés à l'initiative d'investisseurs locaux, type d’habitat saisonnier rarement identifié ailleurs. De nombreuses personnalités possèdent des villas à Étretat : Guy de Maupassant (Villas La Guillette, Les Verguies et le Pavillon d’Olive), Jacques Offenbach (Villa Orphée), le dramaturge Anicet-Bourgeois (Villa La Sonnette du Diable, 1850), mais aussi de riches négociants ou industriels, des banquiers, des acteurs etc. 




En 1862, le prix du terrain est de 50 F / m2, par exemple, 30F / m2 à Dieppe, l'une des stations pourtant les plus courues. 

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les trois quarts des estivants viennent de la région parisienne, et presque 30% d'entre eux sont issus du monde artistique.

La majorité des villas d'Étretat font partie de la première génération des villas de bord de mer (vers 1860) qui se caractérisent par une architecture assez simple, d'esprit classique, de plan massé, de reproduction des maisons de ville, avec souvent une grande lucarne centrale et des voyages ordonnancés; le jeu polychrome des matériaux (briques jaunes et rouges, calcaire, silex taillé gris ou noir) et l'abondance des balcons, des bois découpés et des lambrequins (souvent disparus) ou encore une succession de frontons animent les façades. 

Les galeries d'accès en bois, les soutenues par les poteaux, et la présence de soubassements permettent de rattraper le fort dénivelé des valleuses. Même si les avant-corps, les oriels et les arcs-fenêtres, les tours et les tourelles et tout autre élément plus saillant, habillent en théorie les villas plus tardives, à Étretat celles des années 1880 conservent souvent la sobriété des maisons de villégiature balnéaire.

Dès les années 1910, mais surtout pendant l'Entre-deux-guerres, des formes architecturales et des décors censés reproduire l'habitat normand ancien à Étretat. Les architectes fécampois Jacques et Emile Mauge, inspirés par ce style régionaliste, l'artisanat activement à Étretat jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Sur le site de la Halle (1926), la rénovation de l'Hôtel de la Salamandre, et les remaniements de plusieurs villas dont Le Clos Lupin .


La Villa Le Donjon : une oasis d'excentricité

Seule la Villa le Donjon (l'actuel Hôtel Saint Clair), pastiche médiévale (1862), fait preuve d'une certaine excentricité au milieu de la sobriété de l'architecture. Son propriétaire, le journaliste parisien Zacharie Dollingen, passionné par le Moyen-Âge, séjourne dans cette résidence aux allures du château fort, comprenant les fausses lézardes, une potence, un canon, une bannière, des hiboux apprivoisés et même une squelette (factice !) humain dans la caverne.Cet exemple illustre à merveille la dimension théâtrale, voire fantasmagorique, des résidences de bord de mer, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle: la référence au passé, à l'architecture régionale, à des styles architecturaux d'origine étrangère, anglo -normand, suisse, mauresque, oriental, etc.) est l'une des composantes essentielles de l'architecture balnéaire. Gazette d'Étretat (23 juillet 1863) s'en fait l'écho, avec un humour teinté d'ironie propre à plaire aux estivants :

« M. Dollingen [...] a fait démolir quelques briques, lézarder quelques moellons, arracher quelques volets de sa tour, creuser des fossés, élever des esplanades et brûler l'herbe autour de cet antique château-fort pour lui donner un air plus nature. Puis, pour que rien ne manque à son aspect sinistre, il l’a peuplé de hiboux apprivoisés rapportés de Paris tout exprès et qui ont été, assure-t-on, dressés par le dompteur Crockett […]. Quant au danger que, d’après Figaro, M. Dollingen a couru de mourir de faim parce que la hampe du drapeau qui signale sa présence aux fournisseurs avait été enlevée par la tempête, ce n’est pas à la fureur des éléments qu’il doit être attribué, mais à la théâtrale idée que l’illustre astronome a eue de faire mettre en pièce ladite hampe pour figurer de glorieuses déchirures que des boulets ennemis lui auraient occasionnées […]. Le monument de M. Dollingen est d’assez bon goût pour inspirer à quantité de gens le louable désir de l’imiter. Ainsi, cette année, les maisons que l’on a fait bâtir sont flanquées d’une petite tour qui leur donne un air seigneurial tout-à-fait distingué, bien que de mauvais esprits prétendent que la plupart des constructions nouvelles sont maniérées et quelques-unes d’entre elles ressemblent plutôt à des pigeonniers ou à des cartonnages qu’à de nobles manoirs ».

La villa La Guillette de Guy de Maupassant

La Guillette, située au 57 rue Guy de Maupassant, une été édifiée pour l'essentiel en 1882-1883 et agrandie en 1887. L'édifice lui-même a perdu son décor néo-normand d'origine mais a conservé une partie de ses balcons, élément caractéristique de la sobre architecture balnéaire d'Étretat. Les murs de la faïence, les calorifères, les tableaux de faïence, les plaques de faïence de la fabrique des frères Massier, vitrail, décor lacunaire japonisant. Dans le jardin, la réutilisation d'une «caloge» comme chambre d'amis est à signaler. Dans les années 1870-1900, cette transformation pittoresque de barques de pêcheurs à des chambres est à la mode, mais bien peu de commentaires d'un détournement d'utilisation nous sommes parvenus.

Texte : Viviane Manase, conservatrice du patrimoine
Photographies : Christophe Kollmann © Région Normandie


Du même auteur:
Dieppe moderne, 1920-1938, Inventaire du patrimoine culturel, Région Normandie, 2010.

Pour en savoir plus:

Abbé Cochet, Jean-Benoît-Désiré: Étretat, fils passé, fils présent, fils avenir , Dieppe : Imp. Delevoye, 1850.

Parmentier, E . : Étretat, son origine, ses légendes, ses villas et ses habitants, Paris: éd. E. Leroux, 1890.

Cécille, CA : Étretat, Criquetot et ses environs , Brionne: éd. Gérard Monfort, 1980.

Bains de mer et thermalisme en Normandie , Caen, Annales de Normandie, 2002, Actes du 36e Congrès organisé par la Fédération des Sociétés Historiques et Archéologiques de Normandie (Trouville, 18-20 octobre 2001). Dont Fauvel, Daniel, «Étretat au milieu du Second Empire».

Delarue, Bruno : Les peintres à Étretat. 1786-1940 , Yport: Bruno Delarue, 2005.

Manase, Viviane : Les villégiatures familiales de la Côte d'Albâtre , In Situ, n ° 13, août 2010. http://insitu.revues.org/

Toulier, Bernard (dir.) : Villégiature des bords de mer: architecture et urbanisme, XVIIIe-XXe siècle , Paris, Editions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2010, (Patrimoines en perspective).

Delarue, Bruno : Les bains de mer sur les côtes françaises , Yport: Terre en vue, 2013.

Florian Stalder, Étretat, 1850-1914, les résidences de la villégiature balnéaire, rapport de synthèse, stage INP en spécialité, 2009.

Manase, Viviane : «Thermalisme et balnéothérapie en Haute-Normandie au XIXe siècle», exposition Inventaire du patrimoine culturel, Région Normandie, 2013.

Florian Stalder : Les caloges d'Étretat , exposition «Pages du Patrimoine», Inventaire du patrimoine culturel, Région Normandie, 2009.