La Filature Levavasseur 

une cathédrale de l'industrie
unique en France

Grâce à sa force hydraulique, à ses ressources en matières premières et à sa situation géographique privilégiée, la vallée de l'Andelle devient au XIXe siècle l'une des plus industrieuses de Normandie. L’activité textile s’impose alors comme industrie phare du secteur. Dans les années 1860, pas moins de 26 filatures sont installées sur la portion aval de la vallée, entre Perruel et Romilly-sur-Andelle, soit un site tous les 700 m, sans compter les usines de tissage et d’indiennes ou celles relevant d’autres secteurs d’activité. Parmi tous ces sites industriels remarquables, la filature bâtie en 1861 par le baron Charles Levavasseur à Pont-Saint-Pierre se démarque particulièrement. Véritable folie architecturale, cette usine-cathédrale, unique en France, ne fonctionnera que 13 ans ! Ravagée par un incendie en 1874, elle se dresse depuis comme une ruine romantique au bord de l’Andelle et constitue aujourd’hui le fleuron patrimonial de cette vallée au riche destin industriel.

Chroniques du patrimoine
#architecture, industrie

Création d'un chef-d'œuvre

En 1858, pour remplacer deux usines incendiées, le baron Charles Levavasseur fait construire sur les rives de l'Andelle, à Pont-Saint-Pierre, non loin des vestiges de l'abbaye de Fontaine-Guérard, une filature de coton exceptionnelle, unique en France. L’usine est monumentale par ses dimensions. Elle se déploie sur 96 mètres de longueur, 26 mètres de largeur et s’élève sur 36 mètres de hauteur. De telles proportions répondent à la volonté, clairement exprimée par Charles Levavasseur, de concentrer dans un même lieu l'ensemble de la production de ses usines textiles. C’est alors une des plus grandes filatures de France. A l’intérieur du bâtiment, les cinq niveaux d’ateliers bénéficient d’une hauteur sous plafond de 6 mètres, de manière à offrir les conditions optimales de travail, de lumière et de salubrité.

L'usine est exceptionnelle par sa puissance de production et sa modernité technologique. Sa capacité de production est énorme pour l'époque, plus de 10 fois supérieure à celle d'une filature de taille moyenne. Elle peut produire 4 tonnes de fil de coton par jour grâce à un équipement puissant et performant : des métiers self-acting d’origine anglaise totalisant 80 000 broches. Pour entraîner toutes ces machines, l’énergie thermique et l’énergie hydraulique sont utilisées conjointement : la filature compte deux machines à vapeur de 160 chevaux chacune et une turbine hydraulique de 200 chevaux. Cette dernière est alimentée par un immense canal d’amenée de 10 à 15 mètres de large qui s’étend sur 500 mètres de part et d’autre des vannes de décharge. Enfin, pour fonctionner à plein régime, la filature Levavasseur requiert la présence de 600 ouvriers.

L'usine Levavasseur est surtout unique en son genre par sa qualité architecturale. Plus qu'une usine triomphaliste aux allures de château comme il s'en construit alors en Angleterre (plus rarement en France), c’est une véritable cathédrale dédiée à la gloire de l’industrie que Charles Levavasseur fait bâtir à Pont-Saint-Pierre. En effet, la forme et l’esthétique de l’usine s’inspirent directement de l’architecture religieuse néo-gothique. Du jamais vu ! Ses élévations en brique sont épaulées par des contreforts et sont percées de hautes baies ogivales (de 19 mètres) munies de vitraux losangés. Ses pignons sont décorés d’immenses rosaces également munies de vitraux. Chaque baie est soulignée par un encadrement en pierre calcaire. Des balustres en pierre de taille, ornés de décors quadrilobés, couronnent les murs de l’édifice. Enfin, quatre tours d'angle monumentales de forme octogonale encadrent l’édifice. Trois d'entre elles abritent les escaliers qui desservent les espaces de travail installés aux différents étages. La quatrième tour, quant à elle, dissimule astucieusement la cheminée de l'usine. Ainsi, rien dans l’apparence de l’édifice n’indique sa fonction industrielle.

Ferveur religieuse, intérêt pour l'architecture sacrée, lubie d'un mégalomane, volonté d'afficher de la façon la plus ostentatoire sa réussite économique et politique... On ignore les motivations de ce grand patron à investir dans un tel chef-d’œuvre ! De même, nous est inconnu le nom de l’architecte qui en a dessiné les façades, à moins que ce ne soit Charles Levavasseur lui-même... le cas de patron s’exerçant à la maîtrise d’œuvre n’est pas rare. Par ailleurs, la filature bénéficie d’un environnement naturel d’une beauté remarquable qui sublime son architecture et lui confère un charme romantique. Bâtie sur une île formée par le canal de dérivation aménagé par l’homme, et le cours naturel de l’Andelle, elle jaillit comme par magie au milieu d’un écrin d’eau et de verdure.

A l'issue des travaux, en 1861, le coût de construction du site (filature et annexes) et de son équipement technique s'élève à 3,5 MF. Une somme colossale pour l'époque ! Dans la presse, les commentaires sont unanimes et les superlatifs abondent. La filature Levavasseur est alors décrite comme un « monument de l’industrie », une « usine colossale ». En 1862, Louis Passy, député de l’Eure écrit dans son Rapport sur le progrès de l'Agriculture et de l'Industrie dans l'arrondissement des Andelys que la filature Levavasseur est « un monument tel que l’Europe n’en connaît aucun de semblable ». Et il n'a pas tort.

Canal de fuite et vestiges de la petite filature.

Un destin contrarié

Dès sa mise en activité, la filature Levavasseur joue d'une malchance récurrente. Le contexte international lui interdit de fonctionner à plein régime. En effet, la concurrence des cotonnades anglaises provoquée par le traité de libre-échange signé avec l'Angleterre en 1860, puis l’arrêt des importations du coton américain consécutif à la guerre de Sécession (1861-1865), entravent son activité. Une grande partie des machines restant à l’arrêt, l’usine ne peut employer tout au plus que 150 ouvriers. Lorsque le contexte économique se rétablit enfin, un accident dévastateur a lieu. Le dimanche 23 aout 1874, un incendie se déclare dans les combles. Le feu est vraisemblablement provoqué par l’effet de loupe produit par les vitraux des rosaces sur les balles de coton stockées à cet endroit. Toute la presse locale relate l’évènement : « Jamais spectacle plus terrifiant ne s’était vu. Les flammes sortaient par toutes les fenêtres et s’élevaient à une hauteur incalculable...les habitants de Pitres [à 9 km de distance] voyaient tomber devant leur porte des parcelles de coton en feu. » (Courrier de l’Eure, 24 aout 1874 & Journal de Rouen, 25 aout 1874). En quelques heures, tous les planchers s’effondrent, les machines sont détruites et l’usine est en ruines. C’est ainsi qu’on la voit encore aujourd’hui. La cathédrale industrielle du baron Levavasseur aura fonctionné à peine 13 ans ! En vérité, la destruction de l’usine résulte autant de la malchance que de la négligence dans le parti constructif du bâtiment. Prodigue sur la qualité formelle de son usine, Charles Levavasseur délaisse paradoxalement l’aspect technique du bâtiment. Son choix se porte sur un système constructif « archaïque », en planchers et poutres en bois, alors que l’emploi de la fonte comme matériau de construction dit fireproof se généralise. Une inconséquence impardonnable, dans un contexte où le feu est le premier fléau des usines textiles ! Heureusement pour Levavasseur, les assurances couvriront une partie des dommages.

À la suite de cette catastrophe, la production est transférée dans la petite filature, construite dans le prolongement de l'usine-cathédrale et assez similaire dans sa forme. L'activité y perdure à moindre échelle jusqu’en 1946, date à laquelle un incendie la détruit à son tour. Ce dernier sinistre entraîne la fermeture définitive du site puis sa vente en lots par les héritiers Levavasseur dans les années 1960.

Le site comprend alors les ruines de l'usine-cathédrale et de la petite filature attenante, un bâtiment de stockage (dit bâtiment de l’horloge), le bâtiment des moteurs diesel (dit bâtiment des machines) et une centrale hydroélectrique tous deux édifiés dans les années 1930, la maison du directeur et quelques petites maisons ouvrières en bande.

Reconnaissance patrimoniale

Depuis les années 1980, qui marquent le début d'une prise de conscience de la valeur du patrimoine industriel en France, la filature Levavasseur a fait couler beaucoup d'encre. Des historiens, des architectes, des journalistes, des photographes, des étudiants... fascinés par ce site, ont œuvré pour sa connaissance et la diffusion de celle-ci auprès d'un large public. On peut en juger par la bibliographie indicative ci-jointe. En 1995, conscient de la valeur patrimoniale que représente ce fleuron de l’architecture industrielle du XIXe siècle et de l’urgence à remédier à sa dégradation, l'Etablissement Public de la Basse-Seine (actuellement Etablissement Public Foncier de Normandie) se porte acquéreur du site, au titre de la politique régionale des friches, pour la somme de 300 000 F. Une intervention rapide est engagée sur les deux années suivantes et comprend notamment des travaux de consolidation et de défrichement sur les vestiges de la grande filature ainsi que la réfection du clos et couvert du bâtiment dit des machines. La maîtrise d’œuvre est confiée à l’architecte Jean-Marc Fabri. L’entreprise Lanfry assure le chantier de restauration. Le coût total des opérations s’élève à 3,8 MF et est financé par l’Etat, la Région, l’EPBS et le Feder. Dans le même temps, la Régie Municipale d’Electricité d’Elbeuf rachète la centrale hydroélectrique pour en poursuivre l’exploitation.

L'EPBS n'ayant pas vocation à conserver la filature dans son patrimoine, le rachat du site est proposé à une collectivité. En 1999, le Département de l'Eure se porte acquéreur de l’usine-cathédrale et de ses annexes. Le coût de cession est calculé sur celui de l’acquisition et des frais s’y rapportant, actualisé à raison de 2% par an, soit 320 000 F (les dépenses liées aux travaux de réhabilitation n’étant pas répercutées dans le prix). Depuis cette date, face à l’intérêt croissant du public pour le patrimoine industriel et au potentiel touristique de ce lieu unique en France, nombre de projets de mise en valeur des ruines de l’ancienne filature ont été envisagés : aménagement paysager, mise en lumière, visites guidées, espace d’exposition, lieu d’événements artistiques...



Étude et texte : Emmanuelle Real, chargée d'étude sur le patrimoine industriel

Photographies : Denis Couchaux © Inventaire général, Région Normandie

Du même auteur : L'Andelle industrielle, exposition consacrée au patrimoine industriel du bassin de l'Andelle.

Bibliographie :
DAUMAS Maurice, Archéologie industrielle en France. Robert Lafont ed, 1980, p. 18-19
FABRI Jean-Marc. La grande filature, hier, aujourd'hui, demain. Mémoire de 3e cycle, UPA de Rouen, 1983.
LECOEUR Eric, Les moulins de l'Andelle, aperçu d'archéologie industrielle. Etudes Normandes, n°1, 1985, p. 67
LECOEUR Eric, Moulins et usines de la vallée de l'Andelle : 1780-1880. Thèse, 1989, université de Rouen.
DE ROUX Emmanuel, Patrimoine industriel. Ed Scala, coll. Patrimoine, 2007, p. 136-141
BELHOSTE J.-F., La filature Levavasseur : un monument du patrimoine industriel en quête d'avenir. Etudes normandes, n°2, 2009, p.11-18

Les plus beaux lieux du patrimoine industriel.
Guide Michelin, Coll. Patrimoine de France, 2013, p. 72-73
Des Racines et des Ailes
, 7 décembre 2016, France 3.