La Basse-Seine

Brève histoire du premier complexe industrialo-portuaire français

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que la vallée de la Basse-Seine, avec ses paysages et ses lumières incomparables, devient un sujet de prédilection pour les peintres impressionnistes, un processus d'industrialisation sans précédent se met en place et va faire de ce territoire le premier complexe industrialo-portuaire de France.

En effet, grâce à sa voie d'eau exceptionnelle, idéalement située entre la Manche et Paris, la Basse-Seine s’impose comme un axe majeur de développement industriel. De grandes usines, issues de l’industrie lourde et de nouveaux secteurs d’activité, s’implantent de façon continue le long de la Seine, sur sa portion maritime, essentiellement. Si le fleuve constitue pour ces établissements un axe de communication privilégié, ouvrant sur le monde et sur le formidable débouché parisien, il ne joue pas comme seul critère de localisation. La présence de deux grands ports maritimes, Rouen et Le Havre, qui sont aussi d’importants bassins de main-d’œuvre favorise ce développement.

Cette industrialisation de grande ampleur a provoqué une transformation brutale des rives du fleuve avec l’émergence de sites industriels remarquables par leur gigantisme et leurs formes complexes. Cependant, la Basse-Seine n’évoque en rien un long boulevard industriel où le fleuve servirait de lien à un interminable chapelet d’usines. Elle demeure un site exceptionnel dont les magnifiques paysages servent d’écrins à des industries lourdes non dénuées de valeur esthétique et patrimoniale.

1860-1913 : l'avènement de la grande industrie

"Les usines à Eauplet", Robert-Antoine Pinchon, 1909-1910, coll. part.

Les premières distilleries de pétrole

L'industrie pétrolière est le premier secteur d'activité moderne à se fixer dans la vallée de la Basse-Seine. Elle y fait son apparition au cours des années 1860, lorsque Rouen et Le Havre s’affirment comme grands ports d’importation d’hydrocarbure. Le Havre reçoit ses premiers fûts de brut américain en 1861. Contrairement aux produits raffinés, le brut est alors exempt de droits de douane et très peu taxé. Ces conditions tarifaires incitent bon nombre d’entrepreneurs, pour la plupart déjà fabricants d’huiles végétales, à se lancer dans la distillation des huiles minérales pour la production de pétrole lampant (huile d’éclairage) et de graisse industrielle. La première, la Lucilline, est installée à Rouen sur la rive droite du fleuve en 1863 par la société Cohen et Cie.

Malgré les taxations opérées sur le pétrole brut en 1863 puis en 1870 (entraînant le quadruplement de son prix) et l’abaissement des droits de douane sur les produits raffinés en 1881, l’activité pétrolière poursuit son essor. Des dizaines d'usines de distillation s’implantent autour de Rouen et du Havre.

En 1891, pour sécuriser le trafic pétrolier dans le port de Rouen, un bassin aux pétroles réservé au déchargement des navires-citernes est créé sur la rive gauche de la Seine, à l'écart du port de commerce. C'est autour de ce bassin que va se concentrer l'industrie pétrolière : la Bedford Pétroleum Co s'y installe en 1893, la société Lille Bonnières et Colombes en 1894, la société Industrielle Française de Pétroles en 1900, la société André et fils en 1904…

Comme Rouen, Le Havre se dote en 1895 d’un bassin au pétrole. Favorisé par sa situation en façade maritime, le port du Havre semble d’ores et déjà appelé à devenir un grand centre d’importation du pétrole. Dès la fin du XIXe siècle, le poids du trafic pétrolier y dépasse celui des autres marchandises. L’activité d’importation entraîne la multiplication des sociétés d’entreposage et, dans une moindre mesure qu’à Rouen, d’établissements de distillation. La première raffinerie du Havre est fondée en 1878 par la société Desmarais frères.

Mais l’essor de l’activité est stoppé net par la loi du 31 mars 1903 qui impose une taxe de fabrication sur le pétrole brut entrant en raffinerie. Il devient alors plus intéressant d’importer des produits déjà raffinés que de transformer le brut sur place. Mais toutes les usines de distillation ne disparaissent pas pour autant. En 1913, Rouen compte encore sept sociétés spécialisées dans l’entreposage et la distillation des huiles lourdes.

L'industrie navale

Face à l’ampleur que connaît l’activité navale au Havre à la fin du XIXe siècle, les autorités rouennaises estiment que le port de Rouen, pour être digne de ce nom, doit être doté d'un grand chantier moderne. Profitant de la loi de 1881 qui octroie des primes à la construction navale, la société Claparède et Cie fonde à Petit-Quevilly, sur la rive gauche de la Seine, le grand chantier naval que Rouen espérait. Avec ses ateliers métallurgiques et ses quatre cales de lancement, la nouvelle usine est en mesure de construire des navires de 100m de long. Mais le rachat des installations de Quevilly par les Ateliers et Chantiers de la Loire en 1886 et leur transfert à Saint-Nazaire met un terme à l'aventure.

En 1893, une nouvelle prime accordée à la construction de grands voiliers relance l’activité. Les avantages financiers de ce dispositif incitent l’armateur Henri Prentout-Leblond, l’ingénieur Jean Laporte et le négociant Gaston Boulet à fonder un nouveau chantier naval à Grand-Quevilly, non loin de Rouen pour bénéficier des installations portuaires et ferroviaires déjà en place. Les Chantiers de Normandie ouvrent leurs portes en 1894. L'usine occupe un terrain de 45 ha et dispose d'une façade de 250 m sur la Seine. Ses cinq cales de lancement implantées en biais par rapport au fleuve permettent la construction de voiliers à coque métallique de 130 m de long.

Chantiers Laporte et Cie (futurs Chantiers de Normandie), Grand-Quevilly, huile sur toile par G. Philippe, 1894. Coll. part.

La production du matériel de guerre

Profitant de la loi du 26 août 1885 qui libéralise la fabrication et le commerce des armes et munitions, la société métallurgique Schneider et Cie, implantée au Creusot, décide de développer sa production d'armement en redéployant son empire industriel sur la Basse-Seine. En 1897, elle rachète aux Forges et Chantiers de la Méditerranée ses ateliers d'artillerie navale du Havre fondés en 1884 et le champ de tir du Hoc, créé en 1887 entre Le Havre et Harfleur.

Le choix de s’implanter au Havre tient moins à sa situation portuaire, qu’à la présence de la vaste plaine alluviale qui s’étend le long de l’estuaire. Schneider voit dans cet espace désert le lieu idéal pour tester, en mer ou sur terre, les armes qui sortent de ses ateliers de production.

Pour satisfaire aux impératifs de développement, deux nouveaux sites leur sont adjoints rapidement : un champ de tir à longue portée et une gigantesque usine sont créés respectivement en 1899 et en 1905 sur les communes d’Harfleur et de Gonfreville-l’Orcher, entre le canal de Tancarville et le fleuve. Cette dernière, qui comptera jusqu’à 11 800 employés, est dotée dès 1906 d’une importante cité ouvrière, la cité Mayville construite de l’autre côté du canal, face à l’usine.

De l'acide sulfurique aux engrais chimiques

Au tout début du XXe siècle, l'essor de l’agriculture intensive va provoquer le développement fulgurant de l’industrie des engrais chimiques sur la vallée de la Basse-Seine. Entre 1907 et 1911, la société Brunchwig, la compagnie Bordelaise de Produits Chimiques, la société Normande de Produits Chimiques, la société Saint-Gobain Chauny et Cirey et la société Rouennaise d’Engrais fondent sur la rive gauche du fleuve, juste en aval de Rouen, de vastes usines de superphosphate.

Parmi les facteurs qui prédestinaient la Basse-Seine à devenir le premier centre de production d’engrais chimiques en France, la fabrication d’acide sulfurique ancrée de longue date sur la place de Rouen est déterminante. En effet, la fabrication du superphosphate requiert deux produits de base : du phosphate naturel et de l’acide sulfurique. Ce dernier est produit sur place depuis le XVIIIe siècle pour les besoins de l’industrie textile, notamment pour les opérations de blanchiment et de teinture.

Outre la production d’acide sulfurique, la vallée de la Basse-Seine offre aux usines de superphosphate d’autres avantages. Le port de Rouen leur permet de recevoir par voie maritime les grandes quantités de phosphate naturel qu’elles requièrent. Les colonies françaises, la Tunisie en tête, constituent les principaux fournisseurs. Entre 1901 et 1912, le trafic du phosphate dans le port de Rouen enregistre une croissance fulgurante en passant de 410 à 130 000 t/an.

Enfin, au niveau des débouchés, le bassin parisien qui constitue l’hinterland agricole du port de Rouen assure l’écoulement d’une grande partie des engrais phosphatés produits sur place.

1914-1918 

Les répercussions  

de la première guerre industrielle

Compagnie Bordelaise de Produits Chimiques, Petit-Quevilly, 1926. © Grande Paroisse.

La Première Guerre mondiale va jouer un rôle prépondérant dans le développement industriel de la Basse-Seine. Entre les zones de combat à l'Est et l'occupation des départements du Nord, la France se trouve privée d’une grande partie de son industrie. La vallée de la Basse-Seine, à l’abri du conflit bien que proche du front, s’impose comme grand secteur de production industrielle. L’ensemble de l’appareil industriel régional est mobilisé pour participer à l’effort de guerre et de nouveaux sites sont créés ex-nihilo.

Un nouveau complexe métallurgique

La perte des régions de l'Est et du Nord prive la France de près de 30% de sa production sidérurgique. Recréer un grand complexe métallurgique regroupant hauts fourneaux, fonderies et aciéries est impératif.

Par ses capacités portuaires et sa situation géographique, la vallée de la Basse-Seine apparaît la région la plus à même pour accueillir le nouveau complexe métallurgique dont la France a besoin. Mais le choix de la Basse-Seine nécessite d’importer la totalité des matières premières : le fer de Suède, d’Espagne et d’Algérie, le charbon d’Angleterre. C’est la première fois que de telles usines sont édifiées loin d’un bassin d’extraction. La société anonyme des Hauts Fourneaux de Rouen, créée en urgence à la veille du conflit, lance dès 1914 la construction de plusieurs hauts fourneaux à Grand-Quevilly, en bord de Seine. Le premier est mis à feu en août 1917. La production atteint rapidement 8 000 t de fonte par mois. A partir 1916, la Fonderie Lorraine implantée à Saint-Étienne-du-Rouvray, en amont de Rouen, fournit à l'armée plus de 100 000 obus par mois. La même année sont fondées les Aciéries de Grand-Couronne. Tous ces établissements utilisent les infrastructures portuaires de Rouen pour leur approvisionnement et leurs exportations.

La chimie de guerre

Déjà bien structurée avant-guerre, l'industrie chimique locale connaît un vif essor durant le conflit avec les demandes considérables en explosifs, en gaz asphyxiants et en enduits spéciaux... Comme pour la métallurgie, la Basse-Seine doit suppléer la perte des départements de l'Est et du Nord qui assuraient près de 30% de la production française d’acide sulfurique et de nitrocellulose, produits indispensables à la fabrication des explosifs.

Alors que les établissements existants augmentent leur capacité de production (entre 1915 et 1917, la production d’acide sulfurique est multipliée par cinq passant de 4 000 à 20 000 t/mois), de nouvelles installations sont mises en service. En 1916, la compagnie Générale des Produits Chimiques de Normandie ouvre son usine de Grand-Quevilly. La même année, le ministère de l’Armement décide la création d’une importante poudrerie dédiée à la fabrication de mélinite et de phénol synthétique. Faute de terrains disponibles en aval de Rouen, l’usine est installée à Oissel, sur la Seine fluviale. En 1917, les établissements Kuhlmann adjoignent à leur usine d’acide sulfurique et de superphosphate de Petit-Quevilly des ateliers d’oléum et d’acide nitrique. Elle devient alors une des plus puissantes de France dans le domaine.

Les débuts de l'aéronautique

La Grande Guerre marque aussi les débuts de l'industrie aéronautique dans la Basse-Seine. En 1917, sous l’impulsion du ministère de la Guerre, Jean Latham (cousin du célèbre aviateur) crée à Caudebec-en-Caux la première usine d'hydravions de la Basse-Seine (la seconde sera fondée au Havre par Bréguet en 1931). L’implantation de cet établissement sur une large terrasse alluviale en rive droite de la Seine résulte d’études croisées tenant compte de la largeur du fleuve et de la force des vents dominants – car il faut pouvoir tester les appareils produits sur place. Ainsi, le montage des hydravions s’effectue dans un gigantesque atelier de plain-pied, en charpente métallique rivetée, qui s’ouvre directement sur la Seine pour permettre le lancement des appareils. En 1918, les établissements Latham entrent en activité avec une commande d’une trentaine d’hydravions destinés à la Marine nationale.

Les nouveaux chantiers navals

Dans le domaine naval, la guerre sous-marine engagée par l'Allemagne est sur le point de réduire à néant la flotte française. Pour éviter la pénurie, l’État se tourne vers le privé pour créer de nouveaux chantiers. Le banquier et industriel Hyppolite Worms se lance dans l’aventure. Après de multiples prospections sur la portion maritime du fleuve, le village du Trait situé à mi-chemin entre Rouen et le Havre est retenu en 1916. Parmi les critères ayant déterminé cette localisation, le premier est d’ordre stratégique : une implantation fluviale plutôt que maritime met l’usine à l’abri des combats navals. Le second est d’ordre technique : le large méandre que dessine le fleuve au niveau du Trait permet le lancement de navires de 200 m de long. Le Trait présente cependant un inconvénient majeur : l’absence de bassin de main-d’œuvre. Créer une grande industrie en milieu rural est une initiative audacieuse et coûteuse. Il faut attirer la main-d’œuvre en proposant des salaires attractifs et la stabiliser en lui offrant des logements. Une immense cité-jardin est donc adjointe à l’usine. La construction des chantiers du Trait, entamée à la veille de l’Armistice, est achevée après-guerre et le premier navire est lancé en 1921.

La généralisation de l'électricité

Durant la Grande Guerre, l’électricité s’impose comme nouvelle force motrice de l’industrie. Dans la Basse-Seine, la production électrique augmente de 140 % entre 1914 et 1918. Cette progression spectaculaire s’appuie sur le renforcement de la puissance des centrales existantes (celle du Havre voit sa capacité augmenter de 7 300 à 10 000 kW entre 1912 et 1914) et la mise en service de nouvelles unités comme celle de Grand-Quevilly en 1913 qui, avec sa puissance 23 000 kW, assure l’alimentation de la rive gauche industrielle de Rouen. Mais face aux besoins croissants, la Société Havraise d’Energie Electrique lance en 1917, après autorisation du ministère de l’Armement, la construction d’une nouvelle centrale sur le secteur de la Basse-Seine. Son choix se porte sur la commune de Yainville pour des raisons géographiques tenant compte du secteur à desservir. Mais l’implantation de l’usine en bord de Seine répond à des impératifs techniques récurrents : le fleuve assure l’approvisionnement du site en charbon mais surtout il fournit l’eau nécessaire à l’alimentation des chaudières et circuits de refroidissement. La centrale de Yainville, d’une capacité de 11 500 kW, est mise en service en janvier 1921.

1918-1939   

Pétrole et papier durant l'entre-deux guerres

Raffinerie de Normandie, Gonfreville-l'Orcher, documentation aérienne pédagogique Lapie, vers 1960. Coll. Part.

Les grandes raffineries

La situation de dépendance pétrolière qu'a connue la France pendant la Grande Guerre (faute d'avoir encouragé le raffinage sur son territoire) met en évidence la nécessité d’établir une politique nationale du pétrole.

En mars 1928, deux lois sont adoptées pour détaxer les importations de brut et favoriser l’installation de grandes raffineries sur le sol français. L’effet de ces mesures est immédiat. Entre 1929 et 1934, quatre grandes raffineries sont mises en service sur la portion maritime de la Seine : la société anglaise des Pétroles Jupiter (Shell) s’installe à Petit-Couronne, la compagnie Française de Raffinage (Total) à Gonfreville-l’Orcher, les sociétés américaines Vacuum Oïl Co et la Standard Franco Américaine de Raffinage (Esso-Exxon) s’implantent à Port-Jérôme. Avec ces quatre sites, la Basse-Seine assure 46% du raffinage en France et se positionne d'emblée comme le premier complexe pétrolier français.

Plusieurs raisons ont conduit à concentrer cette industrie dans la vallée de la Basse-Seine. La première est d’ordre stratégique. Après le bilan de la Grande Guerre (et avant que les événements de la Seconde Guerre mondiale ne le démentent) il semble que, parmi les régions industrielles situées au nord de la France, la Basse-Seine soit la seule hors d’atteinte en cas de nouveau conflit avec l'Allemagne. Mais les plus importantes sont d'ordre géographique. En 1928, l’essentiel du brut importé en France provient encore du continent américain - États-Unis et Venezuela. Le port du Havre, situé sur la façade maritime occidentale, est donc tout désigné pour le recevoir. Enfin, la proximité de la région parisienne, grande consommatrice de produits raffinés, à l'autre bout de la chaîne, a constitué également un facteur de localisation déterminant.

Les grandes papeteries

La progression constante de la consommation de papier journal va entraîner, durant l'entre-deux-guerres, un développement brutal de l’activité papetière dans la vallée de la Basse-Seine. En 1928, deux grandes papeteries spécialisées dans la production de papier journal sont construites sur les rives du fleuve : les Papeteries de la Chapelle s’installent en amont de Rouen, à Saint-Étienne-du-Rouvray, la société Nouvelle de Papeterie, en aval, à Grand-Couronne. Leur présence consacre la vocation papetière de la Basse-Seine amorcée par la création de la papeterie Aubry et par la Fabrique Rouennaise de Cellulose, fondées toutes deux en 1907, à Canteleu et Grand-Quevilly.

Le choix de Rouen tient à un double facteur : la possibilité d’importer par voie maritime des pâtes et bois scandinaves et la proximité de la région parisienne, grosse consommatrice de papier d’impression, elle-même alimentée par voie d’eau. Grâce à ces deux usines, une part importante de la production de papier journal en France provient, dès lors, de la région rouennaise.

1945-1960 Reconstruction
et développement
de l'appareil industriel après
la Seconde Guerre mondiale

Les chantiers Augustin-Normand avec, en arrière-plan, la reconstruction du Havre, 1951 © Coll. PAH.

Alors qu'en 1914-18, la vallée de la Basse-Seine avait servi « d'arsenal » pour le pays et subi aucune destruction, elle connaît pendant la Seconde Guerre mondiale un tout autre sort. Son poids économique et son rôle déterminant comme axe de communication la désignent comme objectif militaire majeur, pour l’armée allemande comme pour les alliés. L’industrie régionale sort du conflit terriblement affaiblie. La première tâche qui s’impose en 1945 est la reconstruction de l’appareil industriel.

Produire du béton

Les grands travaux de reconstruction consacrent l’hégémonie du béton et stimulent par conséquent l’industrie des granulats. En quelques années, une trentaine de carrières sont ouvertes dans la Basse-Seine pour exploiter les granulats alluvionnaires déposés par le fleuve. La politique de construction des grands ensembles et des villes nouvelles renforcera le phénomène dans les années 1960-70. Les sites d’extraction se développent en aval de Rouen, sur les boucles de Duclair et de Jumièges et en amont de Rouen, sur les communes de Tourville-la-Rivière, Martot, Pitres, Criquebeuf-sur-Seine, Igoville, Poses et Val-de-Reuil. Ce sont, au total, une trentaine d’exploitations qui utilisent les ressources du fleuve. Les 8,5 millions de tonnes de granulats qui en sont extraits chaque année représentent 70 % de la production régionale.

Redévelopper la production d'électricité

Le programme de reconstruction se double d'un autre projet : l’accroissement de la production industrielle. Cet objectif figure clairement dans le Plan Monnet adopté en 1947. Priorité est donnée aux secteurs de base, la production d’électricité en premier lieu. La nationalisation du secteur énergétique, avec la création d’EDF en 1946, facilite l’application du Plan. L’objectif est de faire progresser la production électrique de 23 à 37 milliards de kWh.

Dans la vallée de la Basse-Seine, le programme prévoit la construction de trois centrales thermiques pour remplacer ou compléter les unités existantes. Une petite centrale, destinée à faire face à la surcharge du réseau local, est mise en service en 1949 à Canteleu-Dieppedalle, près de Rouen. Une autre, de plus grande puissance (350 MW), est installée à Yainville entre 1950 et 1956 pour remplacer la centrale primitive déclassée en 1951 après trente ans de service. Ce monument de l’industrie dessiné par l’architecte Jean Démaret était, jusqu’à sa destruction en 1993, l’une des plus remarquables usines du XXe siècle édifiées dans la région. La troisième enfin est mise en service au Havre entre 1968 et 1983. Avec une puissance de 1 450 MW, la centrale du Havre joue un rôle de régulation essentiel sur le plan national, notamment lors des périodes de forte consommation.

Une nouvelle industrie : la pétrochimie


Développer l'industrie du raffinage est aussi une priorité du Plan Monnet : la production des raffineries normandes ne cesse de progresser jusqu'au premier choc pétrolier. En 1972, leur capacité de raffinage atteint près de 54 Mt ! Les importations de brut se développent à l’avenant. Au Havre, le chiffre record est atteint en 1973 avec 63,6 Mt débarquées. Le développement des capacités de raffinage s’appuie sur l’introduction de nouvelles techniques de conversion durant les années 1950 : le craquage et le reformage catalytiques. Elles améliorent le rendement et la qualité des essences et fournissent également une large gamme de sous-produits pouvant être valorisés, tels que l’éthylène, le propylène, le butylène, le naphta…

L’écoulement de ces résidus dans des établissements pétrochimiques constitue pour les raffineries normandes une opportunité de profit supplémentaire. C’est ainsi que la vallée de la Basse-Seine devient, après la Seconde Guerre mondiale la terre d’élection de l’industrie pétrochimique en France. Les premières usines sont installées en 1955 sur la rive gauche industrielle de Rouen par le groupe Shell-Saint-Gobain et la société Lubrizol. En 1958-59, neuf usines sont construites sur les deux zones industrielles du Havre et de Port-Jérôme. La tendance se poursuit durant la décennie suivante, faisant de la Basse-Seine le premier pôle pétrochimique français.

Usine Total Petrochemicals, Gonfreville-l'Orcher, 2006. Avec une  production de 7 MT par an, cet établissement de 130 ha compte parmi les  plus importantes unités pétrochimiques de France. © Total  Petrochemicals.

Le complexe céréalier du port de Rouen

Suivant les prescriptions du Plan Monnet, l'agriculture française connaît une forte modernisation après guerre. L'augmentation des rendements céréaliers nécessite la création d’un grand complexe portuaire pour développer l’exportation et écouler les surplus. Le port de Rouen, débouché naturel du bassin parisien, est tout désigné pour accueillir ces installations. Deux premiers silos maritimes sont installés en 1958 et en 1961, à Grand-Couronne et sur la Presqu’île Elie à Rouen. La mise en place de la PAC en 1962 amplifie le mouvement : quatre nouveaux silos sont édifiés entre 1966 et 1977. Aujourd’hui, avec huit silos maritimes d’une capacité de stockage de 1 Mt et un trafic de plus de 8 Mt par an, Rouen constitue le premier port européen exportateur de céréales et le premier port mondial exportateur de blé.

Décentralisation industrielle et aménagement du territoire (1950-1975)

Construction de l'écluse François 1er donnant accès à la zone industrialo-portuaire du Havre, 1968. © PAH.

Les politiques nationales de décentralisation industrielle et d'aménagement du territoire mises en place durant les Trente Glorieuses marquent une nouvelle étape de développement industriel de la Basse-Seine avec l'introduction de l’industrie automobile et la constitution des grandes zones industrialo-portuaires.

Les usines Renault

La décentralisation industrielle mise en œuvre à partir des années 1950 a des répercussions considérables sur la vallée de la Basse-Seine. L’expérience démarre véritablement avec redéploiement des usines Renault le long du fleuve, en aval de Billancourt, berceau d’entreprise. Sur cet axe sont créées des unités spécialisées organisées dans une logique d’ensemble. Après la création de l’usine de Flins en 1952, le processus se poursuit plus aval dans la Basse-Seine, avec la mise en service en 1958 de l’usine de Cléon spécialisée dans la fabrication de moteurs et de boîtes de vitesses, puis par la création en 1964 de l’usine de carrosserie et de montage de Sandouville. Le processus s’achève en 1975 avec l’implantation, à Grand-Couronne, d’une plate-forme d’expédition de pièces détachées. Avec des effectifs de 4 à 5000 personnes, les usines Renault de Cléon et Sandouville comptent parmi les plus gros employeurs de la Basse-Seine.

La ZIP du havre

La décentralisation industrielle n'ayant pas eu tous les effets escomptés, le gouvernement décide de renforcer son action par la mise en œuvre d'un vaste plan d’aménagement du territoire. Le Schéma d’Aménagement de la Basse-Seine est approuvé en décembre 1969. Parmi ses grandes orientations figure la création de zones industrialo-portuaires de dimension internationale. Celle du Havre, délimitée par le canal de Tancarville au nord et le Grand Canal au sud, est officialisée. L’Etat finance jusqu’à 80 % les travaux les plus lourds : le creusement du Grand Canal du Havre et du canal de jonction, l'écluse géante François Ier . La consolidation des terrains est prise en charge par le Port du Havre qui assure la gestion de la zone. A l’issue des travaux, la ZIP du Havre offre une réserve foncière de 10 000 ha, ce qui en fait l’une des plus vastes d’Europe. Vouée initialement à accueillir un grand complexe sidérurgique (sur le modèle de Dunkerque), elle se spécialisera finalement dans la pétrochimie, prolongeant le mouvement amorcé dans les années 1950. La présence de Renault, d’Aircelle (construction aéronautique) et de la cimenterie Lafarge assurent néanmoins une diversification des activités, de même que le trafic conteneurs spécialité du port du Havre depuis la fin des années 1960.

Orthophotographie de la zone industrialo-portuaire du Havre, 2000. © IGN.

La question de la patrimonialisation de l'industrie

A l'issue de ce formidable processus d'industrialisation et en dépit des multiples crises sectorielles, la vallée de la Basse-Seine avec ses trois bassins dominants (Le Havre, Port-Jérôme, Rouen) est devenue l’un des plus puissants pôles économiques de l’Europe du Nord-Ouest. Aujourd’hui, le projet Axe-Seine réaffirme le rôle stratégique de la Basse-Seine dans le positionnement du Grand Paris comme un territoire économique intégré, suffisamment puissant pour peser dans la compétition internationale mondialisée.

Dans ce contexte, la question de la patrimonialisation des industries de la Basse-Seine s’avère particulièrement délicate, car ces usines géantes édifiées le long du fleuve constituent un héritage complexe dont on s’empresse de gommer les traces (quand elles ferment) ou dont on déplore l’impact visuel et environnemental (quand elles sont encore en activité) tout en souhaitant profiter des ressources économiques qu’elles génèrent.

Jusqu’à une date récente, les politiques de développement culturel et touristique mises en place sur la Basse-Seine ont stigmatisé, voir condamné, ce patrimoine industriel complexe et encombrant, lui préférant des patrimoines plus faciles à appréhender et à valoriser : le patrimoine naturel et paysager, et bien sûr le patrimoine historique traditionnel, celui des abbayes, des châteaux, des manoirs et de l’habitat rural.

L’exemple de la centrale électrique de Yainville détruite en 1993 malgré la qualité remarquable de son architecture et celui des Chantiers de Normandie entièrement rasés en 1995 malgré le caractère emblématique du site, montrent que ces monuments industriels très prégnants sont paradoxalement les plus fragiles. Rappelons qu’à la même époque, les moulins d’Andé et de Muids, édifiés sur la Seine en amont de Rouen, ont été protégés au titre des monuments historiques comme témoins essentiels de la période proto-industrielle.

Les exemples depuis se sont multipliés. En 2007, la destruction de la clouterie Mustad à Duclair, pour la construction d’un lotissement, malgré l’avis défavorable de l’architecte des bâtiments de France, montre la vulnérabilité de ce patrimoine industriel, face à la pression immobilière.

Néanmoins, depuis les années 2010, un début de patrimonialisation s’est effectué par le biais des reconversions de bâtiments industriels pour d’autres usages. Mais cela concerne des sites très spécifiques : des sites de taille modeste, de forme architecturale conventionnelle et localisés à proximité de grands centres urbains. C’est le cas des entrepôts portuaires qui cumulent ces trois critères. Ainsi à Rouen, les hangars 2 et 106 ont été transformés en espaces culturels. Alors que l’entrepôt des douanes est devenu, quant à lui, le centre commercial « Docks 76 ». Même chose au Havre, où les Docks Vauban ont fait l’objet d’une reconversion similaire.

Outre leur dimension patrimoniale évidente, ces opérations de reconversion servent d’autres enjeux.

Des enjeux en termes de développement durable : outre le fait que réutiliser un bâtiment existant est en soi un acte durable, la reconversion permet « de reconstruire la ville sur la ville» ce que préconisent les nouvelles politiques urbaines. L’enjeu économique de la reconversion est moins connu mais bien réel. On oppose souvent aux projets de reconversion l’argument du surcoût. Mais des études montrent que la reconversion s'avère souvent moins coûteuse que la démolition suivie d'une construction neuve, surtout si l’on tient compte du coût énergétique occasionné par la démolition et par la production de matériaux pour les nouveaux bâtiments à construire. Enfin ces reconversions jouent un rôle majeur pour la requalification économique et urbaine des territoires dans lesquels elles s’inscrivent. Ainsi au Havre et à Rouen, elles ont eu un effet moteur pour la revitalisation des anciens quartiers portuaires, en servant de levier au développement local.

Mais malheureusement ces opérations restent ponctuelles et servent trop souvent d’alibi pour la destruction de sites plus difficiles à réutiliser, en raison de leur localisation, de leur gigantisme ou de leur complexité formelle. C’est le cas des usines hyper-fonctionnalistes comme la raffinerie de Petit-Couronne, en cours de démantèlement depuis 2014, ou comme la savonnerie de Yainville entièrement rasée en 2015.

Texte : Emmanuelle Real, chargée d'étude sur le patrimoine industriel, Inventaire du patrimoine, Région Normandie

Pour en savoir plus : Le paysage industriel de la Basse-Seine, Emmanuelle Real, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008.

Du même auteur : Reconversions, l'architecture industrielle réinventée, Inventaire général du patrimoine culturel, 2008.
Article consultable en ligne : https://insitu.revues.org/11745
Elbeuf, ville drapière
, Inventaire général du patrimoine culturel, 2001.