L'arrivée du chemin de fer à Dieppe (1848)

L'arrivée du chemin de fer à Dieppe en 1848, un an après Le Havre, reflète l'un des apports techniques majeurs des Anglais en Normandie. Point de départ de grands bouleversements économiques et sociaux, cette voie ferrée conforte la ville comme étape essentielle entre Londres et Paris et renforce sa vocation balnéaire en instaurant dès 1850 ses propres « trains de plaisir ».

Chroniques du patrimoine 
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L'histoire

L'arrivée du chemin de fer à Dieppe en 1848 n'est pas une mince affaire, loin de là. D’abord parce qu’avant même l’inauguration officielle de la gare le 29 juillet 1848, le premier usage de cette ligne ferroviaire est d’envoyer à Paris des volontaires pour défendre Paris – et la fragile Seconde République – contre les insurgés qui, du 22 au 28 juin, mettent à feu et à sang les rues de la capitale (« Journées de juin »), avant d’être sévèrement réprimés. Les volontaires dieppois arrivent trop tard… Ensuite parce que cela fait quinze ans que les Dieppois attendent - espèrent ! - cette voie ferrée accélérant le voyage entre Paris et Londres, en combinant portions terrestres et traversée maritime. A partir de 1833, plusieurs projets portés par des notables résidant dans la ville, en particulier le banquier d’origine espagnole Alexandre-Marie Aguado, et des investisseurs parisiens voient pourtant le jour avec pour objectif la réalisation d’une ligne de chemin de fer reliant Paris à Dieppe (et au Havre), et plus généralement à la mer. Plusieurs itinéraires sont proposés, avec des variantes : Paris-Pontoise-Gisors-Charleval-Blainville-Dieppe, traversant le plateau du pays de Caux avec embranchement vers Rouen, tracé dit « par les plateaux » puis Paris-Rouen-Dieppe dit « par la vallée » de la Seine. Tous mènent vers Le Havre. Outre le transport des voyageurs, le convoiement rapide des marchandises est recherché (marée, huîtres, salaisons, charbons anglais, fer, bois, matières premières des manufactures des vallées du Cailly et de l’Andelle). Soutenue par le banquier Aguado, la Compagnie Chouquet, Lebobe & Cie favorable au tracé « par les plateaux » remporte l’adhésion de la Chambre des députés en 1838 mais rencontre des difficultés avant d’être dissoute. Des ingénieurs français, MM. Frissard et Virla, « choisis dans l’élite du corps des Ponts-et-Chaussées » doivent participer à cette vaste entreprise, ainsi que M. Bineau, ingénieur du Corps royal des Mines, « pour la partie métallurgique ». L’achat de 46 locomotives anglaises est même prévu. Ce projet prometteur mais avorté se trouve supplanté en 1840 par un autre, par la vallée de la Seine : d’autres intérêts et d’autres influences aboutissent ainsi à l’édification par des ingénieurs anglais d’une ligne longeant la Seine, entre Paris et Rouen (1843), rallongée en 1847 jusqu’au Havre. Le tracé de la liaison ferroviaire Rouen-Dieppe avec embranchement à Malaunay est finalement approuvé en 1846.

Plan monumental de Dieppe, 1916 (Médiathèque J. Renoir de Dieppe, Fonds ancien et local). Au sud de la ville, la gare assure le transit des voyageurs vers ou en provenance d'Angleterre par une voie menant vers la gare maritime installée sur le quai du port, mais aussi le transport des marchandises grâce à la présence de voies desservant les quartiers industriels et portuaires voisins.

Le chemin de fer normand, une invention anglaise

La mise en place de ce tronçon de chemin de fer met Dieppe à 4-5 heures de Paris (selon le type de train) – ce sera 3 heures en 1888 (160 kms) - contre 12 heures en diligence, et à 1h45 de Rouen. Côté Angleterre, la ligne Londres-Brighton (1838-1841) se prolonge vers Newhaven en 1847 d'où désormais s'effectue la liaison maritime avec Dieppe. En 1861, il faut 5 heures pour traverser la Manche, 6 heures pour atteindre Londres depuis Dieppe. Le rail est né en Angleterre en 1825, émanation de l’incontestable suprématie technique des ingénieurs anglais en Europe durant le XVIIIe siècle et la première moitié du siècle suivant : il paraît donc naturel que les premières lignes ferroviaires normandes soient l’œuvre d’ingénieurs britanniques. La construction de la liaison Malaunay-Dieppe est réalisée par des Anglais déjà intervenus pour la ligne Paris-Rouen-Le Havre : les entrepreneurs William Mackenzie et Thomas Brassey, supervisés par l’ingénieur Newmann dirigent pas moins de deux mille trois cent ouvriers, tandis que le financement est assuré notamment par le banquier britannique Edouard Blount. L’ingénieur français des Ponts-et-Chaussées Pierre-François Frissard, connu à Dieppe comme étant l’architecte du théâtre (1826), a la charge du percement du tunnel de Saint-Pierre, voie d’entrée de la future ligne ferrée. Ce précoce réseau normand de lignes ferroviaires anticipe un axe fort de la politique économique de l’Etat en faveur de la transformation radicale des réseaux de communication français. Durant le Second Empire (1852-1870), sous l’impulsion de Napoléon III, le pays modernise ses structures, relance sa croissance et rattrape son retard industriel sur le Royaume-Uni.

Le chemin de fer vu par une institutrice dieppoise

En 1843, Mademoiselle Jazé, institutrice dieppoise un rien « rétrograde » - elle l'avoue elle-même – évoque le chemin de fer dans l'une des nombreuses lettres adressées à une de ses anciennes élèves : « ….avec mes idées rétrogrades je n'aime guère cette belle invention. D’abord à cause des dangers qui y sont attachés, puis parce qu’elle change la physionomie de nos provinces, elle gâte les plus beaux sites, les plus heureux accidents de la nature, en promenant partout son niveau. Elle trouble la propriété en morcelant les terres, en rognant les bois, les parcs, les jardins mêmes….[…] Ensuite cette grande facilité de voyager doit porter atteinte à la simplicité même des mœurs, à l’amour de la vie sédentaire et domestique qui distinguait nos bons aïeux, les femmes surtout. […] Ce mélange continuel des populations, ces fréquents voyages de Paris, achèveront d’effacer les provinciaux : il n’y aura plus que des copies plus ou moins heureuses du monde parisien, et j’aime mieux un entêté Picard, un malin Normand. »

En 1846, elle visite le chantier de construction de la gare, encore à ses débuts : « Nous avons été visiter le commencement des travaux du chemin de fer : cela n’est pas fort curieux pour les gens qui n’y connaissent rien : c’est plutôt attristant qu’autrement. Un vaste champ que j’ai vu très fertile, est transformé en un chantier où l’on fait de la brique, où l’on scie des planches, où l’on charrie du charbon de terre. On voit encore deux ou trois manèges pour extraire l’eau ou la terre que l’on tire des puits, creusés pour trouver le niveau du tunnel par lequel le chemin doit commencer. Cela n’a encore une fois rien de curieux : mais ce qui l’est à mes yeux, ce qui m’a véritablement intéressée, c’est un petit village irlandais établi autour de ce chantier. Ce sont des huttes en terre, à moitié creusées sous terre et recouvertes en terre, habitées par les ouvriers irlandais, leurs femmes et d’innombrables enfants. L’aspect en est misérable, mais l’intérieur ne l’est pas plus que celui des chaumières de nos paysans. Dans quelque unes même, on voit certaines apparences de bien-être. La plupart de ces huttes ont des cheminées construites en briques, sur le modèle des nôtres ; ce ne sont pas les plus belles selon moi ; ce que j’ai surtout admiré ce sont les tuyaux de cheminées en terre, comme le reste de l’édifice d’une forme pyramidale, consolidés moyennant de gros cailloux ou des moellons. […] On se croit reporté aux temps antédiluviens ou transporté aux extrémités les plus sauvages de la terre ».

Plus captivée par la dimension ethnographique des ouvriers spécialisés venus d’Outre-Manche, avec les ingénieurs anglais, pour ce gigantesque chantier, elle nous livre là une vision très humaine et inédite de cette vaste entreprise. L’on sait également que 2300 ouvriers, dont une main-d’œuvre non qualifiée locale, participent à la mise en place d’une voie ferrée unique longue de 50 kms, la réalisation des terrassements, la construction d’ouvrages d’art (tunnel et ponts), et des gares avec leurs quais et leurs bâtiments annexes. Les travaux s’étalent de 1846 à 1848 et nécessitent l’usage de 500 wagons et 450 chevaux.

La gare, carte postale, vers 1907 (Archives Départementales de Seine-Maritime).

« L'embarcadère »

Le rêve dieppois d'une ligne de chemin de fer se réalise enfin, incarné par un « embarcadère » - ainsi nommait-on la gare – édifié dans un style néo-classique anglais ; encore en place bien que transformée, la gare de Dieppe est la plus ancienne de France. De plan massé, en briques enduites et pierres, elle se présente sous la forme d’une vaste halle vitrée où, à l’origine, les trains arrivaient, séparant en deux parties l’édifice. Cette halle subsiste (désormais le hall central) : elle conserve encore sa singulière charpente dite de Type EMY, du nom de son inventeur, structure portante composée de pièces de bois reliées selon la technique du lamellé sans colle, boulonnées. Cette charpente d’origine dont existe un autre exemplaire au Pays-Bas serait l’une des dernières en France. Elle demeure le principal intérêt architectural de la gare, car à cette époque on lui préfère plutôt, en France, les charpentes métalliques (ferme Polonceau utilisée dès 1837 à la Gare Saint Lazare).

La partie Ouest du « débarcadère » est à l'origine consacrée à l'arrivée des voyageurs (avec cour d'arrivée et marquise), tandis que l'autre, à l'Est, est réservée au départ (avec cour de départ). Chaque façade présente encore des pavillons néoclassiques formant avant-corps, avec frontons triangulaires. Ces élévations extérieures se signalent par une esthétique classique, avec de fortes lignes horizontales – corniche à bandeau et denticules, garde-corps formant attique - des baies cintrées et des frontons triangulaires, des pilastres doriques et des colonnes ioniques. Le bâtiment d'arrivée se caractérisait par deux pavillons, renfermant l’un un logement et des bureaux, l’autre une grande « salle des bagages ».


L'édifice dévolu aux départs des voyageurs comprend notamment des salles d'attente, une consigne, une autre salle des bagages, des bureaux, et, au sein de deux avant-corps, un « vestibule bagages » et le dortoir des conducteurs. Côté bassin Bérigny, la façade marquée par un imposant fronton triangulaire donnait autrefois sur un petit jardin clos d'une grille.


En 1856, une voie désormais disparue est ouverte, menant à une gare maritime installée sur le quai Henri IV (elle-aussi détruite) afin d'assurer une liaison plus commode avec les bateaux en charge de la traversée maritime vers Newhaven.


En 1905 l'intérieur de la gare est uniquement réservé aux voyageurs – les trains n'y pénètrent plus - et les voies s'interrompent désormais derrière la gare. L'ouverture d’autres voies en provenance de Gisors (1873), d’Eu (1885) et du Havre (1900) rend difficile voire impossible l’abri de leur terminus sous la halle centrale. Le quai transversal ainsi créé au sud de la gare est couvert par une charpente métallique lors d'une campagne de modernisation de la gare effectuée de 1919 à 1921. Encore tout récemment d’autres travaux d’aménagement intérieur ont amélioré l’accueil des voyageurs et la charpente a été renforcée.


A la mer ! Grand départ, dessin humoristique par A. Robida, supplément du Paris-Dieppe, extrait du journal La Caricature (Médiathèque J. Renoir de Dieppe, Fonds ancien et local).

Les « trains de plaisir »

Fait avéré et constant, l'épanouissement des stations balnéaires se trouve amplifié par le chemin de fer, permettant l'arrivée d'estivants plus nombreux, et ouvrant l’accès aux plaisirs balnéaires à une population moins favorisée. Le 13 juin 1847, le premier train dit de « promenade » puis « de plaisir » arrive au Havre, inaugurant un mode de transport peu onéreux (réduction de près de 50%) et relativement rapide. Dieppe, à l’instar du Havre, a également ses « trains de plaisir» ; le premier arrive le samedi 6 juillet 1850. Celui du 1er septembre de la même année amène mille neuf cent parisiens, un autre trois mille (la population dieppoise avoisine alors les vingt mille habitants). Tous se précipitent vers la plage et ses amusements, admirent la mer, se baignent, se risquent en bateau pour une promenade en mer quitte à être malades – et ils le sont -, participent aux excursions organisées par la compagnie ferroviaire, déambulent en ville, visitent, déjeunent, dégustent des huîtres… et finissent par reprendre le train bondé du retour, épuisés mais satisfaits. La raison de leur venue n’est en rien thérapeutique ; seuls comptent le dépaysement et le désir de profiter en un temps très court d’un maximum de loisirs, dans un processus effréné de consommation ludique qui ne nous est pas étranger.

Les nombreuses affiches éditées par les compagnies de chemin de fer – en l'occurrence, pour Dieppe, Les Chemins de fer de l'Ouest – contribuent à partir de la fin du XIXe siècle à promouvoir les sites balnéaires desservis, en évoquant par l'image les atouts de chaque station, avec les horaires et la durée des voyages. D’autres documents iconographiques se font moins tendres. En effet, le flux hebdomadaire d’estivants se prête aisément à l’œil féroce d’humoristes, de dessinateurs de presse et de caricaturistes : les trains de plaisir deviennent sous leur plume les trains des maris… voire, pour les plus satiriques, les trains des cocus… Tout comme les activités balnéaires et les mœurs des estivants, la promiscuité ferroviaire est raillée, l'avidité des estivants à gagner la mer et ses distractions devient objet de moqueries, pour le grand amusement de tous, et inspirent également chansons et pièces de théâtre.


Dans une lettre du 25 juillet 1850, Mademoiselle Jazé, pourtant si sévère à l'annonce de l'arrivée du chemin de fer à Dieppe, en reconnait l'impact positif sur la ville, et nous délivre au passage, à nouveau, un témoignage croustillant : « Nous sommes depuis deux ou trois semaines visités tous les dimanches par une multitude de Parisiens et autres que les wagons du chemin de fer ramassent sur toute la ligne entre Paris et Dieppe. Ce n’est pas je t’assure l’élite de la population. Il s’y trouve comme de raison des démocs-socs, il y en a partout. Au 1er voyage, quelques-uns de ces messieurs ont essayé quelques démonstrations, entre autres, en s’embarquant pour une partie d’eau, ils ont poussé leur cri de Vive la République démocratique et sociale ! A cette acclamation, les hommes et les femmes aussi dit-on, qui se trouvaient sur la jetée ont répondu par celle-ci : A l’eau, les rouges ! Au même instant une vague a soulevé leur barque, ils ont cru que le bon Dieu s’en mêlait, ils n’ont pas osé lui tenir tête, on ne les a plus entendu. A commencer d’aujourd’hui, outre le train de plaisir du dimanche, il y en aura un autre le jeudi, en faveur du corps enseignant je suppose. Cela donne un peu d’animation à la ville, y répand un peu de gaité… ».




Ce que l'on sait moins c'est qu'en Angleterre également sont proposés à la fin du XIXe siècle des voyages à taux réduit à destination des plages normandes, mais évidemment par voie maritime. Deux paquebots anglais, le Sussex (II), mis en service en 1896, et l’Arundel, utilisé dès 1900, inaugurent pour les touristes anglais des excursions avec escale en France de quelques heures, « à tarif populaire », sur le parcours Brighton-Palace Pier-Dieppe-Newhaven. Ainsi la plage de Dieppe connaît à la Belle Epoque, juste avant la première guerre mondiale, une affluence extraordinaire, avec au cœur des activités estivales un grandiose casino de style mauresque, le tout porté par des professionnels du tourisme désormais parfaitement rodés. Ainsi est né ce qu’on appellera plus tard le tourisme de masse ; la gare de Dieppe en illustre à l’évidence l’un des premiers jalons.



Texte : Viviane Manase, Conservateur du Patrimoine
Photographies : Christophe Kollmann, Yvon Miossec, Denis Couchaux
© Région Normandie Bertrand Legros © Château-musée de Dieppe © A.D. Seine-Maritime

Du même auteur :Dieppe moderne, 1920-1938, Inventaire du patrimoine culturel, Région Normandie, 2010.

Pour en savoir plus :

Correspondance de Mademoiselle Jazé, institutrice dieppoise, à l'une de ses anciennes élèves (1824-1863), Archives Départementales de Seine-Maritime, microfilms 1 Mi 1151 à 1155.

Bertin, Hervé : Petits trains et tramways Haut-Normands. Editions Cénomane/La vie du rail, 1994.

Bignot, Gérard : Tourisme d'antan : les premiers trains de plaisir à Dieppe en 1850, dans Connaissance de Dieppe et de sa région, n° 121, décembre 1994. Luneray : éditions Bertout.

Bocard, Hélène : De Paris à la mer, la ligne de chemin de fer Paris-Rouen-Le Havre, Région Île-de-France, Région Normandie, 2010.

Féron, Claude : Après le 150e anniversaire de la ligne SNCF Dieppe-Rouen (ou plutôt Dieppe-Malaunay), dans Connaissance de Dieppe et de sa région, n° 167, octobre 1998. Luneray : éditions Bertout.

La Vigie de Dieppe, 5 juillet 1850.

Lebas, Georges : Histoire de la ville de Dieppe de 1830 à 1875. Dieppe, Imprimeries Centrale et Delevoye Réunies, 1900, 421 p.

Soléansky, Stéphanie : Les bains de mer, un sujet à rire, extrait du catalogue d'exposition du château-musée Les casinos de Dieppe (1822-1942), Pierre Ickowicz (dir.), 2007, p 115-119.

Affiches touristiques de Dieppe et de sa région, 1880-1970, catalogue d’exposition du château-musée de Dieppe, 2006.

Béranger, Thieury, Jules, Revel du Perron, M. de (dir.) : Annuaire de l'arrondissement de Dieppe. 1866, réédition octobre 1979, Luneray : Imprimerie Bertout, p. 84, 90, 257-259.

Dieppe Ville d’Art et d’Histoire

Château-Musée de Dieppe

Médiathèque Jean Renoir de Dieppe, Fonds ancien et local