Histoires d'enfance à l’abbaye aux Dames de Caen

Du couvent à l'assistance publique (XIe-XXe siècle)


Le thème des Journées européennes du patrimoine 2017, la sensibilisation de la jeunesse à la connaissance et la préservation du patrimoine, est l'occasion de présenter quelques fragments d’enfances liés à un site emblématique du patrimoine caennais, l’abbaye aux Dames, fondée par Guillaume le Bâtard et son épouse vers 1059. Depuis près d’un millénaire, enfants et adolescents ont habité ses bâtiments aux côtés des adultes pour diverses raisons corrélées aux événements et aux évolutions de la société. L’histoire de cette jeunesse reflète la conception que le monde adulte s’en est fait, interférant avec d’autres constructions sociales. Le vécu de ces jeunes est très variable et différent suivant leur sexe, leur âge, leur appartenance sociale et leur éducation. Il peut, à bien des égards, se révéler choquant à nos yeux, d’autant que les faits les plus récents remontent à une soixantaine d’années. L’évoquer relève souvent d’une gageure tant manquent les sources directes et prédomine le regard des adultes.

Le don d'enfants au monastère de la Trinité, expression de la puissance paternelle

A l’époque médiévale, l’infériorité féminine constitue une vérité intangible contre laquelle peu de femmes peuvent s’affranchir. Le rapport entre les sexes régi par l’Eglise place la fille « en état de sujétion », l’obligeant à se marier ou à se consacrer à Dieu. Le renoncement au monde est considéré par l’Eglise catholique comme une voie d’excellence à la spiritualité. Nombreuses sont les femmes à s’y être engagées dès la prime enfance sur l’injonction d’une autorité masculine. Lorsque Guillaume et Mathilde de Flandre offrent leur fille en oblate (du latin oblatus, offert) à l’occasion de la consécration de l’église du monastère bénédictin qu’ils viennent de fonder quelques années auparavant (ca. 1059), Cécile a environ cinq ans. Ses parents président pleinement à son destin comme d’autres seigneurs qui offrent leur fille, leur sœur ou leur mère, oblation assortie de terres. En échange, le monastère prend en charge l’enfant, ou l’adulte, voué à servir Dieu. Ainsi Cécile est-elle éduquée et instruite par les religieuses, tout en voyant sa mère qui vient régulièrement se retirer dans sa fondation. Si l’oblatio est répandue dans tous les milieux sociaux, et se pratique même au stade in utero, le don de Cécile revêt une dimension particulière, s’inscrivant dans la stratégie politique du couple ducal qui vise à rallier l’Eglise catholique à ses ambitions politiques et notamment d’expansion territoriale. A la Trinité, où les moniales se recrutent parmi la noblesse normande et française, les motifs d’intégration au monastère sont multiples, éducatifs et religieux par exemple. Au XVIIIe siècle, les familles de la noblesse normande peuvent officiellement faire valoir leurs difficultés économiques pour placer leurs filles. C’est ce que fait par exemple Jacques-François de Corday à la mort de son épouse en 1782. Charlotte a alors 14 ans.

L’enfant-moine instrumentalisé au profit des ambitions familiales

Il n'y a donc pas d’âge minimum requis pour entrer au monastère. La Vierge Marie ne sert-elle pas de référence, elle qui entre au Temple dès l’âge de trois ans pour entamer son instruction ? Mais toute entrée au monastère, délibérée ou exhortée, peut être révoquée à l’âge de raison, variable suivant l’ordre monastique et l’époque, moment où l’aspirant(e) prononce ses vœux définitifs. La précocité des vocations, courante avant la Révolution, n’est cependant pas la règle : si la virginité demeure incontestablement supérieure aux yeux des clercs, l’Eglise n’en fait pas un critère obligé d’intégration au monastère, puisque nombre de veuves et d’épouses répudiées y entrent. Quand leur date de naissance est connue, on s’aperçoit que plusieurs abbesses sont entrées tôt en religion, telles Renée de Bourbon en 1476, âgée de 8 ans, à l’abbaye de Saintes avant de venir diriger la Trinité en 1492. Les jeunes novices occupent une place particulière au sein du monastère et ont droit à certains aménagements notamment pour les repas. A la Trinité, le jour de la fête des Saints-Innocents, la plus jeune des nonnes occupe symboliquement le temps d’une journée le siège de l’abbesse qui lui remet l’insigne de sa dignité, la crosse. Il est arrivé au cours de l’histoire qu’une telle responsabilité incombe à une enfant. L’accroissement du temporel et des revenus de l’abbaye aux Dames aiguisent l’appétit des familles en lice pour étendre leur pouvoir politique. Elles sont prêtes à tout pour obtenir ou conserver ce bénéfice quitte à enfreindre les règles conciliaires. Il semblerait que l’instauration de la commende ait exacerbé cette tendance. On pense à Laurence de Budos propulsée en 1598 à la tête de la Trinité à l’âge de 12 ans. Elle hésite cependant, ce qui agace profondément son beau-frère, Henry Ier de Montmorency, soucieux de préserver les intérêts dynastiques sur cet important bénéfice féminin, allant jusqu’à réclamer de sa mère, Catherine de Clermont, le paiement d’une rente. L’intendant Jacques Barrin la presse de prendre voile, ce qu’elle fait in extremis à l’abbaye de Chelles avant d’entrer à la Trinité de Caen en fin d’année 1599. Fragilisée par les défections et les luttes intestines consécutives à la Réforme et au décès de Madeleine de Montmorency, la communauté se dérègle. Même si la jeune abbesse reçoit l’appui des Montmorency pour recruter de nouvelles moniales acquises à leur pouvoir, on ne laisse pas de se demander comment une enfant a pu affirmer son autorité, porter autant de responsabilités et rétablir avec zèle, comme le raconte l’historiographie, la règle et la clôture dans un contexte aussi délétère… La réponse se trouve vraisemblablement dans l’éducation reçue dès le plus jeune âge grâce à laquelle elle a pu forger sa personnalité… et sortir rapidement du monde de l’enfance si déconsidérée au XVIIe siècle.



La main d’œuvre infantile exploitée par le dépôt de mendicité

La nationalisation des biens de l’abbaye en 1792, exclut pour un temps les enfants de ce vaste domaine rapidement investi par les militaires. L’ouverture d’un dépôt de mendicité le 1er décembre 1812 les y ramène bien malgré eux. La situation sociale catastrophique oblige les enfants à mendier, activité interdite par le code pénal napoléonien (1810). Pris en flagrant délit, les enfants sont arrêtés à titre préventif sur ordre de la préfecture du Calvados et enfermés dans le dépôt : 30 enfants de moins de 10 ans sont dénombrés en 1816. L’année suivante, avant sa fermeture (1818), le dépôt en comprend 197 de moins de 16 ans sur 221 reclus. Les conditions de détention sont carcérales. En contrepartie les enfants doivent travailler dans les ateliers des tailleurs, des dentellières et des tisserands aménagés avec d’autres dans l’ancienne église abbatiale entresolée à hauteur du triforium. Bien que ne pouvant pas assurer le même rendement, ces enfants sont soumis à une rude discipline. Le directeur du conseil d’administration, Louis-Amédée Léchaudé d’Anisy, s’offusque régulièrement de leur faible productivité malgré les corrections infligées. Ces enfants, âgés de moins de 15 ans, limite fixée par le code pénal, partagent quasiment le même sort que les adultes avec lesquels ils cohabitent, travaillent et croupissent dans les cachots. L’état de délinquant, auquel les a acculé la pauvreté, leur a fait perdre leur enfance alors synonyme de pureté, les jetant brutalement dans le monde des adultes assujettis au travail pour éviter la prison. Ces petites mains sont surtout une main d’œuvre facile et peu coûteuse. L’Etat n’a pas d’état d’âme devant la pauvreté des enfants qui constituent un potentiel économique non négligeable pour le pays. Cette conception de l’enfant perdure tout au long du XIXe siècle. A la fermeture du dépôt en 1818, les enfants orphelins sont réincarcérés dans les prisons d’arrondissement.



Les pupilles de la Nation à l’hospice Saint-Louis

La désaffectation de l’hôpital général de la charité ou hospice Saint-Louis de Caen, fondé en 1655, oriente les enfants vers un autre site jugé plus salubre, l’ancienne abbaye aux Dames qui accueille notamment, dès 1914, les enfants de l’Assistance publique au sein du foyer Saint-Louis jusqu’en 1974, date de sa fermeture. La congrégation des Servantes de Jésus est chargée de leur éducation et de leur instruction. Ils sont répartis suivant leur sexe et leur âge en différents endroits de l’abbaye. Au départ, les pupilles garçons logent dans l’ancienne buanderie de l’Hôtel-Dieu (actuellement aile Sainte-Anne) tandis que les filles occupent l’étage de l’aile du Pressoir (détruite) puis les pupilles sont logées dans deux foyers distincts construits au début des années soixante en même temps qu’un groupe scolaire et des préaux. 






Les enfants scolarisés, ceux qui ne le sont pas accomplissent des tâches ménagères, sont appelés les « classières » et les « anges gardiens ». A partir de 14 ans, ce sont des filles et garçons « de place ». Des méthodes pédagogiques coercitives persistent, ce que corroborent les témoignages des anciens pensionnaires recueillis par le Dr Michel Nicolle, et les quelques graffitis restants dans les cachots situés dans le soubassement de l’aile conventuelle sud. Elles s’améliorent progressivement après la Seconde Guerre mondiale. Abandonné ou orphelin, l’enfant reste encore une main d’œuvre bon marché pour accomplir les travaux domestiques ou aux champs durant lesquels il est souvent exploité, victime d’abus et de violences. Ces placements temporaires, planifiés jusqu’à l’âge de sa majorité, constituent pourtant ses seuls contacts avec la société de laquelle il est habituellement coupé y compris durant les offices religieux qui se déroulent dans l’ancienne église abbatiale devenue église paroissiale Saint-Gilles. Acceptés jusque dans les années 1960 avant d’être orientés dans des structures spécialisées, les enfants handicapés cohabitent avec les autres enfants. La reconnaissance progressive des droits de l’enfant – la première déclaration des droits de l’enfant date de 1924 – et de sa dignité en tant que sujet à part entière se traduit dans les faits bien plus tard.





Dès les années 1920, la petite enfance préoccupe l'administration alertée par la surmortalité dans les établissements. A Saint-Louis, les enfants de moins de 3 ans connaissent longtemps des conditions de vie difficiles qui entraînent une forte mortalité. Bien que cantonnés à l’extrémité de l’aile nord-est des anciens bâtiments conventuels, les pensionnaires de la crèche pâtissent de la promiscuité avec les adultes. Il faut attendre 1936 pour que les nourrissons de moins de 15 mois jouissent d’un emplacement propre, une pouponnière construite selon la théorie aériste en lisière sud du parc (aujourd’hui détruite), avant d’être adoptés. Sur les balcons aménagés au sud, ils bénéficient de cures d’aire et de soleil.




Depuis sa restauration (1983-1992), consécutive à l’installation de la Région Basse-Normandie, le site, devenu le siège de la nouvelle Région Normandie au 1er janvier 2016, propose des visites guidées au grand public tous les jours de l’année et lors des Journées européennes du patrimoine. Le service de l’Inventaire général du patrimoine culturel met à disposition des enseignants des outils pédagogiques pour faire découvrir aux jeunes les témoins de l’histoire de la Normandie.

Texte : Hélène Billat, chercheur, service de l’Inventaire Général du patrimoine culturel, Région Normandie.

Photographies : Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy

Du même auteur
Abbaye aux Dames à Caen, Éditions Lieux-Dits, 2015.
Exposition virtuelle mise en ligne sur le site de la Région : http://expositions-virtuelles.normandie.fr/abbayeauxdames/

Pour en savoir plus

DARTIGUENAVE, Paul, NICOLLE, Michel, ROBERT, Albert. Les enfants de Saint-Louis : de l'Hôpital général au foyer Saint-Louis de l'abbaye aux Dames à Caen. Turquant : Cheminements, 2009.

DAVIES, Joan. The Montmorencys and the Abbey of Sainte Trinité, Caen : Politics, Profit and Reform. Journal Ecclesiastical History, vol. 53, n°4, October 2002.

HUET, Louis. Histoire de l'hôpital Saint-Louis de Caen et de la congrégation des Servantes de Jésus. Caen : Société d'impression de Basse-Normandie, 1926.

LETOUZEY-RETY, Catherine. Écrits et gestion du temporel dans une grande abbaye de femmes anglo-normande : la Sainte-Trinité de Caen (XIe-XIIIe siècle). Lille : Atelier national de reproduction des thèses, 2012. Th. doct. : Histoire médiévale : Paris 1 : Institute of Historical Research (University of London) : 2011.

MUSSET, Lucien. Les Actes de Guillaume le Conquérant et de la reine Mathilde pour les abbayes caennaises. Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 1967, t. XXXVII.

NICOLLE, Michel. L'abbaye aux Dames de Caen au cours des XIXe et XXe siècles : un temple de la misère. Mémoires de la protection sociale en Normandie, 2011-2012, n°10. [Conférence donnée à l'Abbaye aux Dames dans le cadre de la journée d'action d'ATD Quart Monde pour la lutte contre la misère le 17 octobre 2011].

Dossier pédagogique élaboré à l’occasion de la commémoration du 950ème anniversaire de la consécration de l’église de la Trinité.