Élections législatives en Turquie : grand format

1/2 : le 7 juin 2015

Enjeux et acteurs des élections législatives du 7 juin 2015

La Grande Assemblée Nationale de la République de Turquie, qui constitue l'unique chambre du Parlement, attend son remaniement le 7 juin 2015.
Les citoyens sont appelés à voter un dimanche, après des mois de campagne des partis principaux et de nouveaux venus dans l'équation.

Un gouvernement contesté qui joue sa place de premier de la classe

Au cœur d'un climat de révolte qu'une économie en berne accentue de jour en jour, le peuple turc sous haute tension va pouvoir saisir l'occasion de ces nouvelles élections législatives pour faire entendre par la voix des urnes son désaccord avec la politique menée par le président Recep Tayyip Erdogan et le Parti de la Justice et du Développement au pouvoir depuis 2002.

Après des années de domination de la scène politique, au cours desquelles le peuple s'est soulevé face à un vent de répression conservateur, l'AKP met en jeu sa place de leader. Que ce soit en 2013 lors des manifestations de Gezi qui ont allumé la mèche de la dynamite anti-gouvernementale ou en 2014 avec la catastrophe de la mine de Soma qui avait coûté la vie à plus de 300 personnes, le gouvernement a régulièrement été remis en cause par la population. Pour autant, les tables ne tournent pas et l'AKP dérobe systématiquement la pole position aux élections législatives, municipales et plus récemment présidentielles.

L'État Islamique, cinquième acteur de la politique turque ?

Au cours de l'année 2014, un nouveau bâton vient finir sa course dans les roues du carrosse du parti : l'État Islamique fait une entrée remarquée sur la scène géopolitique internationale, et frappe aux portes d'une Turquie qui n'est pas prête à s'engager dans ce qui ressemble dangereusement à une guerre mondiale. En octobre 2014, la ville de Kobanê très proche de la frontière turco-syrienne est à feu et à sang, les combattants armés kurdes peinent à repousser les djihadistes qui menacent de prendre la cité, ce qui pourrait leur ouvrir grand les portes de la Turquie. Le gouvernement refuse catégoriquement d'intervenir et les citoyens descendent dans les rues pour crier leur désarroi, répondant à l'appel du Parti Démocratique des Peuples. Certains vont même jusqu'à s'engager dans la défense de Kobanê de façon volontaire, sans être rattachés à l'armée turque qui défend ses positions en montrant des dents et n'ouvrira pas même ses bases pour la coalition arabo-occidentale contre Daech. Le monde est choqué et les forces de l'ordre sur le sol turc sommées de disperser les manifestations. Entre le 6 et le 9 octobre, une trentaine de personnes vont trouver la mort dans les protestations qui finissent de manière systématique en clash avec la police.

Le gouvernement dans le même temps mène une politique de "porte ouverte" en réponse à l'afflux de réfugiés politiques qui fuient la guerre dévastatrice engendrée par l'EI. Le pays est une passerelle vers l'Europe, mais également un refuge où la rue devient plus sûre que les ruines que les migrants laissent derrière eux. L'État ouvre ses portes, mais ne prend pas les réfugiés en charge, ce qui provoque un tollé auprès des populations qui montent diverses associations d'aide et se chargent eux-mêmes de l'accueil de leurs voisins. Les pays membres de l'Union Européenne n'y vont pas de main morte non plus dans la critique de cette politique, la Turquie ne pouvant pas contrôler le passage potentiel de djihadistes sur son territoire qui menacerait l'Europe.

Le programme des partis s'organise ainsi autour de cet État Islamique qui tend à occuper la place d'un cinquième acteur dans le quotidien politique turc. Le sujet est relancé en parallèle des discussions autour de la liberté d'expression quand, le 29 mai 2015, le quotidien Cumhuriyet publie une vidéo dans laquelle on peut apercevoir un camion de l'armée turque faire passer des armes aux combattants de l'État Islamique. Le gouvernement s'affole, montré du doigt par ses opposants et essuyant les désapprobations de son électorat. Une motion de censure est rapidement votée pour tenter de faire disparaître les preuves : les images sont retirées d'internet, une partie des sites les ayant relayées sont mis hors ligne et le rédacteur en chef du journal, Can Dündar, mis en examen.

Quand les vieilles batailles s'invitent au combat

Les acteurs politiques turcs n'oublient pas leurs vieilles batailles et l'arrivée du Parti Démocratique des Peuples dans la course à l'Assemblée remet la "question kurde" au goût du jour.
Ce parti, régulièrement cantonné à la défense de la minorité kurde mais qui se pose comme porteur de la voix de toutes les populations oppressées de Turquie fait bouillir ses détracteurs. L'AKP notamment profite de chaque apparition publique pour enjoindre ses électeurs à ne pas se laisser berner par ses personnalités sur lequel planent les soupçons d'une affiliation avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). L'enjeu est de taille en effet : l'AKP, depuis le cessez-le-feu mis en place avec le PKK en 2013 et l'absence de représentation de cette minorité sur la scène politique convainc l'électorat kurde. S'ils venaient à le perdre en faveur d'un parti qui défend davantage leurs intérêts, ils auraient plus de difficultés à conserver la majorité de l'Assemblée.

Les meetings se succèdent et s'intensifient au fil des semaines. Les enjeux s'accentuent alors que plusieurs attaques sont menées contre les rencontres du Parti de la Démocratie des Peuples. Le 5 juin 2015 une bombe explose à Diyarbakir, fief du HDP et fait 2 morts ainsi qu'une centaine de blessés. Certains ne tardent pas à pointer une implication du parti au pouvoir. Les rumeurs fusent et soulignent l'importance pour l'AKP de conserver sa position, exacerbant les tensions entre les électeurs de chaque parti. Les élections commencent à s'y méprendre avec une compétition de football où les différents se règlent avec les poings.

Le rêve de sultanat, cerise sur le Palais ?

Dernier enjeu mais pas des moindres, le président qui a démontré à de nombreuses reprises qu'il avait plus d'un tour dans sa manche annonce au cours des campagnes de son ancien parti qu'il serait bon pour le pays d'instaurer un régime présidentiel, "à la française". Actuellement, c'est le Premier ministre qui dispose des pouvoirs exécutifs, et si Recep Tayyip Erdogan est régulièrement critiqué pour son autoritarisme, il n'en est pas pour autant à faire les fonds de placard pour récolter des votes. Presqu'un an auparavant, c'est le peuple turc en question qui l'avait propulsé dès le premier tour à la tête du pays, faisant de lui le premier président élu au suffrage universel direct de l'histoire de Turquie. Cela ne lui suffit pas et il entend bien continuer sa course dorée en amassant une majorité absolue à l'Assemblée : il faudrait à l'AKP réunir 330 sièges minimum pour poursuivre le rêve de son ancien leader.

Les autres partis ne l'entendent pas de cette façon et tous se rassemblent pour appeler au vote contre l'AKP si ce n'est pour l'un de leurs. Une grande "campagne générale anti-AKP" se lance dans toute la Turquie, aucun n'est prêt à accorder au Président un plus grand pouvoir. Au-delà de cette intention particulière, cela signifierait également que l'AKP détiendrait à tout instant le pouvoir décisionnel et ce pour les quatre années à venir.

L'enjeu de ces élections réside au final autour des résultats du HDP. Malgré de nombreuses critiques, tant des citoyens que des différents partis, les sondages annoncent qu'ils pourraient bien franchir même de façon minime le barrage des 10% le 7 juin au soir. Si tel était le cas, le Parti de la Justice et du Développement verrait l'oasis de sa majorité absolue s'évaporer. La présence de quatre partis sur les bancs de l'hémicycle signifierait également qu'une coalition devra être mise en place dans les 45 jours suivant les résultats pour la formation du nouveau gouvernement. Le cas échéant, un gouvernement provisoire serait nommé jusqu'à la mise en place d'élections anticipées dans le courant de l'automne.

Le Parti de la Justice et du Développement, meneur de la barque politique turque depuis 2002.

Enfanté par la scission du Parti de la Prospérité avec son frère le Parti de la Félicité, le Parti de la Justice et du Développement mène la barque politique turque depuis 2002.
Le Parti de la Prospérité, porteur de la voix politique islamiste est fondé en 1983 et interdit par arrêté constitutionnel en 1998. Lui-même était né de la rencontre de deux partis, également interdits : le Parti du Salut de la Nation et le Parti de l'Ordre National. Ces interdictions ont tour à tour été sommées face au non-respect de la sécularité, pilier de la République fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk.

Un démarrage en trombe

Le Parti de la Justice et du Développement voit le jour en l'an 2001. Fondé par l'actuel président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, il se démarque dès sa formation par la ferveur de son leader a défendre une entrée dans l'Union Européenne. Très majoritairement désigné tant à l'international que par les partis et médias d'opposition turcs comme un parti "islamiste" ou tout au moins "islamique", ses dirigeants successifs et notables ont constamment réfuté ce qui sonne comme une accusation généralisée. Ils y préfèrent les termes de "démocratique" et "conservateur", qu'ils soulignent très largement en adhérant en 2005 à l'Alliance des conservateurs et réformistes européens, soulevant par ailleurs de nombreuses questions quant à leur désir réel d'adhésion à l'UE en rejoignant une alliance eurosceptique.

Dès 2002, l'AKP s'impose en grande pompe sur la scène politique en emportant les élections législatives avec une majorité écrasante. Ils raflent à cette occasion 363 sièges et partagent le Parlement avec le CHP, qui obtient les restes qu'auront bien voulu leur laisser les électeurs du parti flambant neuf. Malgré cette victoire, Recep Tayyip Erdoğan ne peut prétendre au poste de Premier ministre. En effet, il purge une peine d'éviction de la vie politique depuis sa sortie de prison en 1999, où il aura passé quatre mois enfermé après avoir lu un poème jugé incitant à la haine religieuse. Alors maire d'Istanbul et membre du Parti de la Prospérité, il est démis de ses fonctions quelques mois avant l'interdiction du parti. Abdullah Gül prend les rênes et avec son gouvernement revient sur la mise à l'écart d'Erdoğan. Ce dernier peut ainsi se présenter aux élections anticipées dans la province de Siirt, celle-ci même où il avait lu son poème, après l'annulation de l'élection des députés pour irrégularité des votes par le Conseil Électoral Suprême. Il reprend alors le poste de Premier ministre et fait d'Abdullah Gül le Vice premier ministre ainsi que le Ministre des affaires étrangères.

L'Union Européenne ou la lumière au bout du tunnel des conquistadors de l'AK Parti

Une fois le parti au pouvoir, l'économie turque connaît une croissance importante pour la première fois depuis le coup d'état de 1980. Cette avancée donne une légitimité certaine au parti qui impose sa patte également sur sa politique étrangère. L'un dans l'autre, l'avancée économique en Turquie a joué un rôle important et positif en vue de l'entrée dans l'UE.

Sans courber l'échine, c'est l'AKP qui va guider la Turquie dans sa route vers l'Union Européenne et défendre son cas quand les pays européens ralentissent le processus d'adhésion. De nombreuses réformes vont être menées dès le début des négociations en 2005 pour répondre positivement aux critères des 35 chapitres de l'acquis communautaire, que chaque pays se doit de mettre en place avant de laisser les états-membres juger de leur potentielle entrée dans l'Union.

Des efforts sont notamment faits envers les populations kurdes de Turquie, très nombreuses au sein des territoires européens, où elles trouvent une liberté non acquise dans leur pays d'origine partiellement fondé sur le déni identitaire de cette minorité, interdisant entre autres les populations de pratiquer leur langue ou de l'enseigner. Courant 2009, le président Abdullah Gül rompt plus de trois-quarts de siècle de déni en admettant que la communauté kurde n'a pas les mêmes droits que le reste du pays. Le kurde est alors reconnu par les autorités gouvernementales, puis en partie dans l'éducation privée. L'AKP ira même jusqu'à inaugurer une chaîne de télévision publique ne diffusant qu'en langue kurde. Malgré cela, l'AKP qui jouit d'un fort support électoral des populations kurdes interdit dans le même temps un parti pro-kurde, le Parti de la Société Démocratique. En 2007, le parti au pouvoir arrive en deuxième position dans les scrutins des élections législatives de Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc, affichant seulement 5 points d'écart avec les résultats de petits partis actant pour la "cause kurde" rassemblés comme indépendants.

Ceux qui ont tenu le pari de faire naître un nouveau parti de la cendre de leurs ancêtres anticonstitutionnels s'imposent et encore aujourd'hui dirigent le pays sans céder leur bout de lard. Depuis 2003, le poste de Premier ministre reste aux mains de "l'homme fort de Turquie", soutenu par une majorité écrasante et constante à l'issue de chaque élection législative. Abdullah Gül, grande figure de l'AKP, s'assoit quant à lui à la présidence de 2007 à 2014. En août 2014, Recep Tayyip Erdoğan qui aura épuisé les mandats autorisés pour un Premier ministre devient le premier président de la République de Turquie élu au suffrage universel direct et saute à pieds joints dans les manuels scolaires pour les années à suivre en remportant les élections au premier tour avec 51,79% des voix.

Le règne de l'auto-proclamé sultan Erdoğan révolte et l'AKP ne peut se cacher du peuple qui poursuit, furieux, son ampoule orangée



Le président de la Turquie fait couler beaucoup d'encre depuis le début de son mandat. Celui qui avait déjà suscité la colère lors des protestations de Gezi ou après l'effondrement de la mine de Soma en mai 2014, catastrophe épinglée au gouvernement qui avait causé la mort de plus de 300 personnes peu avant la fin de son deuxième mandat ministériel, a pourtant été élu à la tête du pays. Le rêve d'une entrée dans l'Union Européenne s'éloigne avec le président de la République Française Nicolas Sarkozy qui empêche l'ouverture du chapitre "politique économique et monétaire" et gèle ainsi le traitement de la demande d'adhésion. Là où 78% des turcs étaient europhiles lors des premières années de négociations, en 2014 ils n'étaient plus que 22% à y croire encore selon les instituts de sondage. Le Président n'a d'ailleurs pas hésité à déclarer que si la Turquie n'était pas entrée dans l'Union Européenne d'ici 2023, ils retireraient leur demande.

L'AKP, dont Erdoğan a dû quitter le leadership selon la Constitution Turque qui stipule que la présidence n'est pas compatible avec toute autre fonction politique, le suit sur tous les fronts. Détenant depuis les élections législatives de 2011 une majorité inébranlable avec un total de 327 députés, les lois jugées liberticides par les groupes de défense des droits de l'Homme s'ancrent dans un climat conservateur qui prend de l'ampleur. Le 1er mai réunissant généralement des manifestations dans les grandes villes pour la fête du travail aura été en 2015 l'occasion pour les forces de l'ordre de profiter de la loi votée quelques semaines plus tôt les enjoignant à user de tous les moyens mis à leur disposition pour disperser un regroupement déclaré illégal par arrêté des institutions juridiques.

L'enjeu majeur des élections législatives vous est présenté par le Président de la République

À l'approche des élections qui se tiennent à peine un mois plus tard et sous tension, l'AKP n'hésite pas à encourager la brutalité policière et la détention des manifestants, qui pour le port d'un drapeau par exemple le jour d'une manifestation sont emmenés au poste le temps de la durée légale d'une garde-à-vue.

Le programme présenté par le parti s'inscrit dans son emprise conservatrice mais rend peu compte des réalités. Que cela soit leur projet d'augmenter le salaire minimum de 100 tl ou de continuer à "améliorer la liberté d'expression des médias", ils semblent loin du quotidien d'une Turquie classée 149ème / 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse par Reporters Sans Frontières. En 2012, la même Turquie détenait le triste record du Monde du plus grand nombre de journalistes emprisonnés : 95.

Le plus grand cheval de bataille du Parti de la Justice et du Développement pour les élections législatives est de faire de la présidence le tenant de l'exécutif, à l'image du système français. Recep Tayyip Erdoğan va même jusqu'à entrer dans l'illégalité en faisant campagne en faveur de son ancien parti et demande au peuple turc de voter pour l'AKP pour leur accorder une majorité absolue, c'est-à-dire les deux tiers des sièges. S'ils venaient à les obtenir, ils n'auraient pas besoin du vote de l'opposition qui siègerait à l'Assemblée pour voter les lois.

Cette épée de damoclès que se sont eux-mêmes dessiné les membres du parti semble tout de même trancher avec les accusations sous lesquelles croulent ses membres. Sur tous les fronts, la campagne électorale ressemble davantage à une tentative désespérée de mettre les partis d'opposition hors d'état de nuire, plutôt que de présenter aux citoyens de réelles réformes qui répondraient à leurs attentes.
Malgré tout, c'est l'AKP qui a très notablement tenu la tête du pays hors de l'eau sur le plan économique et ce dès son arrivée au pouvoir. 

Les réformes qui leur auront valu un support des populations kurdes ne sont pas sans peser également dans la balance AKP. Malgré qu'ils viennent principalement de la région du Kurdistan, les membres du HDP ne font pas l'unanimité auprès de toute la minorité et s'ils rassemblent dans leur combat contre les discriminations, ils n'ont pas encore eu l'occasion de faire leurs preuves sur le terrain.
Cette appréhension se retrouve également dans le combat progressiste du HDP, qui ne rentre pas toujours dans les codes d'une population kurde en grande partie rurale et attachée aux traditions, dont l'AKP n'a peut-être pas appris la langue mais entend la morale.

Le Parti Républicain du Peuple, fort de ses 92 années de service, talonne l'insaisissable tête d'ampoule
"Protect Your Republic Protest - 2 (2007-04-14)". Licensed under CC BY-SA 2.5 via Commons

Le Parti Républicain du Peuple est aussi vieux que la République de Turquie. Croulant sous ses 92 ans, il est toujours présent au cœur de la vie politique, même s'il ne détonne plus. Affilié à l'internationale socialiste et membre du Parti socialiste européen, le parti de Mustafa Kemal Atatürk entend conserver les valeurs républicaines et laïques de ses débuts dans une Turquie qui vit au rythme des conservateurs de l'AKP.

Un parti unique pour le républicanisme, le populisme, la laïcité, le révolutionnarisme, le nationalisme et l'étatisme.

Jusqu'en 1945, les citoyens turcs ne connaissent qu'un parti : le CHP. D'abord Parti du Peuple, il est rapidement talonné par la formation du premier parti d'opposition en 1924 : le Parti Républicain Progressiste. Ce dernier sera interdit après seulement un an d'existence en réponse à la rébellion du Cheikh Saïd, leader nationaliste kurde et musulman qui entendait lutter contre la suppression du sultanat ottoman opérée par Atatürk.

Le CHP reprend les valeurs kémalistes, qui reposent sur une série de réformes visant à une occidentalisation du peuple turc. Ces réformes, surnommées les "six flèches" (que l'on retrouve sur le symbole du parti) sont les bases sur lesquelles la République de Turquie renaît des cendres de l'Empire Ottoman et pointent vers un pays résolument nationaliste et moderniste.
La laïcité est le point qui résonne aujourd'hui toujours en Turquie, plus encore récemment avec les réformes menées par l'AKP au pouvoir qui sont jugées conservatrices et islamistes. Ce grand cheval de bataille de Mustafa Kemal Atatürk a emmené la Turquie vers une démocratie séculaire, où les institutions religieuses ne prennent plus part dans les affaires publiques et étatiques ou la justice. À son opposé, le fait économique est lui géré par l'état, qui devient interventionniste en réponse au contexte socioéconomique au plus bas à la fin de l'Empire.
Développant toujours les idées d'une Turquie moderne, le parti engage de nombreuses réformes au cours de son règne total. Il en fera par ailleurs en 1933 le premier pays où la gente féminine accède au droit de vote.

Le premier parti d'opposition autorisé est formé à la sortie de la deuxième guerre mondiale et participe aux élections législatives de 1950. Le Parti Démocrate remporte ses dernières et se retrouve propulsé à la tête d'un pouvoir détenu par le CHP depuis plus de 20 ans.

Un parti pris dans le feu des coups d'états

De 1960 à 1980, à chaque nouvelle décennie, trois coups d'états vont être menés par la junte militaire.
Au cœur d'une guerre froide qui bat son plein, la Turquie géographiquement proche du bloc communiste sert de base à l'OTAN qui s'installe et se prépare à un éventuel réchauffement des attaques. Le contexte géopolitique mondial entraîne des divergences au sein des personnalités politiques et militaires turques.
1960 : le Premier ministre Adnan Menderes et son gouvernement conservateur issus du Parti Démocrate subissent le premier putsch militaire du pays et sont jugés pour haute trahison. Ils n'ont pas même eu le temps de se tourner vers Moscou, cherchant une aide financière pour un pays en crise économique, les aides du plan Marshall presque arrivées à l'épuisement.
Le CHP est rapidement réélu au pouvoir et partagera l'affiche avec le Parti de la Justice, formé par d'anciens membres du Parti Démocrate, jusqu'au dernier coup d'état en 1980.

L'électorat du Parti Républicain de Peuple se confirme notamment après les ferventes critiques menées contre la junte militaire par son secrétaire général après le coup d'état de 1971; ainsi que de la gestion de la crise chypriote quelques années plus tard. Après avoir pris contrôle d'un tiers du territoire en tuant dans l'œuf la rébellion de l'armée grecque, la communauté internationale va vivement critiquer la gestion de cette île jusqu'à aujourd'hui en l'invoquant comme l'une des principales causes qui justifient le gel des négociations pour l'entrée du pays dans l'Union Européenne. Le peuple turc salue au contraire la façon dont s'impose son gouvernement et amplifie son soutien au CHP.

Le dernier coup d'état met la politique turque sur pause en 1980 et l'interdiction de tous les partis politiques n'absout pas celui de Mustafa Kemal Atatürk. Jusqu'en 1987 et le référendum qui réinstaure le CHP, la Turquie vit dans un flou magistral qui voit des dizaines de petits partis naître des cendres de leurs prédécesseurs et toutes sortes de coalitions et autres associations se créer.

Dès 2002, les leaders de l'opposition remettent le parti sur les rails

Avec la fondation et l'envolée de l'AKP, le CHP se remet de son passé trouble et se positionne comme le parti majeur de l'opposition, partageant les sièges avec le leader du pouvoir turc pour les années à venir.
Deniz Baykal est élu à la tête du parti dès 1995 et continuellement jusqu'en 2010 où il refusera de se représenter aux élections internes après la diffusion d'une vidéo compromettante. Il laisse ainsi la place à l'actuel leader Kemal Kılıçdaroğlu.

En 2008, le CHP récupère une partie importante de l'électorat de l'AKP au pouvoir lors du crash économique global, sans pour autant déstabiliser leur mainmise sur le gouvernement. Ils grapillent ainsi 5 points entre les élections législatives de 2007 et celles de 2011, ce qui leur permet d'asseoir 13 députés supplémentaires à la Grande Assemblée Nationale et d'être au total de 135 juqu'aux élections de juin 2015.

N'oubliant jamais les valeurs défendues par son fondateur, le CHP évolue avec son temps et d'une politique nationaliste, séculaire et interventionniste se positionne dans les courants libéraux et de la social-démocratie.
Pour les élections législatives de 2015, on retrouve dans leur programme les six flèches présentées à leur création, que ce soit envers les femmes pour lesquelles ils souhaitent instaurer une politique de discrimination positive ou pour la reconnaissance des minorités religieuses comme les alévis, auxquels ils proposent une officialisation du statut de leur lieu de culte, les cemevi. Ils présentent notamment 103 femmes comme potentielles députées, ce qui reste loin derrière les 268 du HDP mais devance les autres partis. Le CHP surfe également sur la vague UE et s'ils ne prennent pas en compte la déception des citoyens qui se détournent de l'idée pour se concentrer sur leurs droits sur le sol turc face au gel des négociations pour une adhésion plénière, ils entendent bien faire de la Turquie un membre de l'Union Européenne.

Face aux déclarations et demandes du président Recep Tayyip Erdoğan pour réformer le système présidentiel, l'opposition fidèle à son poste base une grande partie de sa campagne sur un appel à ses électeurs pour contrer la potentielle majorité absolue de l'AKP. Ils vont aussi insister sur les censures à répétition des médias d'opposition. Ils entendent dans le même temps légiférer vers une pluralité de la presse et une plus grande liberté d'expression, donnant entre autres son autonomie à la chaîne étatique TRT.

Les enjeux pour ce parti presque centenaire sont multiples. Contrer la course au pouvoir du Président et de son parti l'AKP, tout en conservant ses valeurs kémalistes et en continuant d'évoluer avec son temps. Le bastion CHP fait aussi face à un électorat de moins en moins fidèle. Comme nous le dit Burak B., "le dirigeant actuel du parti ne me donne pas envie de voter pour eux. Ils ont perdu leur charisme, ils ne savent plus choisir leurs batailles et je pense qu'ils ne savent pas à qui ils ont à faire". Ce dernier, passionné de running et ingénieur de formation a décidé de donner cette fois son vote au MHP, le Parti d'Action Nationaliste. Pourtant à l'opposé sur le prisme politique, il nous explique qu'il ne donnera pas son vote à Erdoğan ou au Parti Démocratique des Peuples, persuadé qu'ils sont liés à l'organisation terroriste du PKK.
À son image, le risque que le CHP encourt lors de ses élections est un désintéressement de ses électeurs, qui sont témoins de la grande bataille politique en cours où leur parti de prédilection ne défend plus sa part du gâteau. Comme s'il n'était alors plus qu'ancré sur la scène politique et respecté uniquement pour son aura aux relents d'Atatürk, le Parti Républicain du Peuple joue lors de ces élections une deuxième place qui lui revient presque de droit depuis l'ascension de l'AKP.

L'extrême droite turque s'installe à l'Assemblée en 2007, puis y reste ou comment le Parti d'Action Nationaliste surfe sur la vague de l'opposition tranquille

En Turquie comme ailleurs, on a peur du grand méchant loup. Dans les rues, on reconnaît les partisans du MHP au "signe du loup" qu'ils effectuent avec leur main, comme pour projeter une ombre chinoise sur le mur d'à-côté. D'autres fois, au détour d'un coin sombre, on tombe nez-à-nez avec trois croissants peints côte à côte à la bombe rouge sur le mur d'en face.

"Le corps de notre politique est le nationalisme turc, son âme est l'Islam"

Le parti défend l'idéologie du panturquisme dès sa fondation en 1969. Ne dérogeant pas à ce qui semble être la règle dans le pays, il est le fils engagé de l'ancien Parti National Républicain et Paysan.

Lors de ses premières années, il décolle difficilement et ne semble pas capable de se hisser à l'Assemblée, ne rassemblant qu'autour de 3% des voix lors des élections législatives. Son fondateur n'est autre que Alparslan Türkeş, celui-là même qui mène le coup d'état de 1960 contre le gouvernement du très apprécié Adnan Menderes. D'abord entiché du nationalisme laïc et s'attachant toujours aux valeurs défendues par le fondateur de la République de Turquie, face aux résultats mauvais voire inexistants, le leader va s'éloigner de l'idée de laïcité et positionner le parti dans une logique de nationalisme Islam-Turc. 
Le retournement du parti va porter ses fruits et permettre à ce dernier de s'imposer davantage au coeur de l'Anatolie conservatrice.

Après le coup d'état de 1980, le parti sera interdit au même titre que les autres. Il faudra attendre 1993 pour le revoir sur les bancs de la classe politique. 

Les néo-fascistes font volte-face et s'achètent une place à l'Assemblée

Malgré sa ré-instauration, les scores du parti restent toujours trop bas pour viser une entrée à l'Assemblée. Le nationalisme qu'il axe sur l'appartenance ethnique ne rassemble pas, mais d'aucuns oublieront vite les troubles revendications alors qu'ils retournent encore une fois leur chemise pour se concentrer sur un nationalisme purement culturel. Ce changement est dû à l'arrivée à la tête du parti de Devlet Bahçeli et mène le parti à l'Assemblée pour un mandat seulement à l'aube du troisième millénaire.

Cela ne lui garantit pas pour autant de conserver sa place dans la cour des grands alors que l'AKP rafle une majorité détonante lors des élections de 2002. Le MHP se voit évincé du pouvoir turc, avant de se remettre sur les chapeaux de roue dès 2007. Il se positionne depuis lors en 3ème position dans les résultats aux élections législatives en passant très nettement la barre des 10%. 

Souvent comparé à la Nouvelle Droite française, courant de pensée national-européen, le parti pourtant très sectaire souhaite que la Turquie obtienne sa place tant désirée au sein de l'Union Européenne. Il ne fait aucun doute que cela n'aide pas le cas d'un potentiel dégel des négociations, les partisans étant aussi régulièrement pointés du doigt pour participer dans les manifestations de façon violente et pour des raisons de divergences idéologiques contre les manifestants eux-mêmes, majoritairement issus de l'électorat de gauche. 

Tous turcs, mais différents

Le Parti d'Action Nationaliste n'entend répondre de rien ni de personne. À la fois dramatiquement opposé à la gauche, il ne s'entend pas pour autant avec l'AKP et notamment Recep Tayyip Erdoğan. Durant les manifestations qui ont rassemblé le pays à Gezi en 2013, des membres du parti ultranationaliste étaient présents et ont lutté aux côtés de leurs ennemis contre la politique menée à l'époque par le Premier ministre Erdoğan. Ce dernier avait, rapporte Al Monitor, organisé des rallies dans la Turquie et mis en scène le soutien de partisans du MHP contre les manifestations de Gezi, les haranguant sous le dénominatif "mes frères". Pourtant, relaie l'article, les "vrais" partisans du parti ne se retrouvent pas dans la politique d'Erdogan et n'ont jamais connu quelqu'un qui dirait le contraire au sein de leur parti. 

Il est alors très clair que le MHP fait bande à part. Malgré une coalition de trois ans avec le Parti Démocratique de Gauche et le Parti de la Mère Patrie issu du centre-droit turc au gouvernement, il n'a pas formé d'associations notables au cours de sa discrète montée sur la scène politique. 

Comment conserver la dernière place du podium

Refusant d'être associé au parti au pouvoir, il propose pour les élections législatives  en 2015 un programme à l'extrême opposé de n'importe quel autre parti. Ils proposent notamment d'aborder la "question syrienne" d'une façon pour le moins nouvelle, compte tenu de la politique de portes ouvertes menée par le gouvernement de l'AKP depuis le début de la guerre : renvoyer chez eux de façon rapide et continue les personnes dont la condition médicale et générale ne justifie pas de trouver refuge dans un pays qui n'est pas en guerre. 

Le MHP ne présente aux élections que 40 potentielles députées, soit plus de deux fois moins que le deuxième parti en terme d'effectifs féminins. Ils restent fidèles à leur image, mais proposent cependant d'accorder un soutien aux femmes sur leur lieu de travail et de mener des campagnes de prévention contre les violences conjugales. Ils proposent également un salaire minimum de 1 400 tl par mois (soit approximativement 450€), bien plus que les 1 000 tl proposés par l'AKP. Concernant la liberté d'expression et de la presse, le parti déclare que c'est une liberté fondamentale, mais que la loi devrait édicter la possibilité de porter atteinte pour diffamation envers une publication jugée mensongère.

Le Parti d'Action Nationaliste ne se mouille pas trop à l'arrivée de ces élections de juin 2015. Ils mènent majoritairement une politique de "voter contre" pour contrer les efforts d'accès à un système présidentiel de l'AKP. Ils ne modifient pas réellement leurs points d'attaque habituels, surfant toujours sur la vague des scandales et essuyant les débordements de leurs partisans avec des touristes ou lors de manifestations. Conserver la dernière place du podium semble être suffisant pour les "loups gris". Cependant, s'ils veulent voir le rêve de Recep Tayyip Erdoğan s'envoler en fumée, ils ne souhaitent pas plus partager l'affiche avec le Parti Démocratique des Peuples, ne ravalant jamais totalement les valeurs du panturquisme de leur fondateur. 

Bébé n'est pas resté dans un coin : 
le Parti Démocratique des Peuples se projette à la Grande Assemblée Nationale 3 ans après sa fondation

Travail, égalité, liberté, paix et justice : de la fondation du Parti Démocratique des Peuples (HDP) au mirage de l'Assemblée.

"Nous autres à l'Assemblée"

Ce sont les citoyens turcs issus de la classe moyenne jusqu'aux populations LGBTI, en passant par les kurdes et les minorités religieuses que ce jeune parti issu de différentes formations politiques de gauche entend représenter à la Grande Assemblée Nationale. Le but de leur formation est clair : passer le barrage des 10% aux élections législatives de 2015 pour que tous s'y retrouvent dans un pays qui vit au rythme de l'AKP depuis 2002.

2012 : les anticapitalistes et démocrates de Turquie sont heureux de vous annoncer la naissance de leur premier enfant, le Parti Démocratique des Peuples

Le 12 juin 2011 ont lieu les 17ème élections législatives en Turquie. 5,67% des députés élus, soit 35 sièges, reviennent aux indépendants pour la majorité issus de la population kurde, réunis sous la bannière du "bloc du travail, de la démocratie et de la liberté". Ce bloc résulte de la réunion de plusieurs petits partis, trop pour passer le barrage des 10%.
Le 15 octobre 2011, soit quatre mois après l'arrivée des députés à l'Assemblée, les partis se rassemblent pour former le Congrès Démocratique des Peuples. Ce dernier, s'inscrivant dans la lutte en partie féministe de ses membres et partis, révolutionne la scène politique et désigne deux leaders : un homme, Ertuğrul Kürkçü et une femme, Sebahat Tuncel. Afin d'appuyer ses revendications, le Congrès donne vie au Parti Démocratique des Peuples. Né en 2012, il pèse jusqu'à 5 149 206 votes à ses 2 ans et mesure 11 942 membres.

Ou comment la révolution de Gezi a fait du gazouillant HDP le prodige d'une génération désabusée

Le 28 mai 2013, le mouvement #OccupyGezi plante le premier clou dans le cercueil du gouvernement Erdoğan. Dans le cadre du projet de piétonisation de la Place Taksim, centre de la fourmilière Istanbul, l'un des rares espaces verts résistant encore et toujours à l'urbanisation extrême de la capitale économique du pays s'est vu signé son arrêt de mort. Pendant une semaine, des dizaines de milliers de manifestants pacifiques, épinglés par le Premier ministre comme des terroristes, se rejoignent chaque jour sur cette place. Certains y campent même les premiers jours, organisent des ateliers de maquillage pour les petits et les grands enfants, font des rondes, chantent, dansent. Quand ils ne sont pas délogés avec brutalité par les forces de l'ordre, ils dorment au creux des arbres. Ces citoyens sont réunis dans la même protestation, d'ordinaire happés par des conflits identitaires, ethniques, religieux, ils sont rassemblés d'un même cri contre un gouvernement qu'ils jugent répressif, abusif, totalitaire même.

Taygun A., 22 ans, étudiant à Istanbul témoigne la gorge nouée : "Avant Gezi j'étais nationaliste, comme tout le monde dans la petite ville dont je viens. Je ne pouvais pas penser différemment, ils ne me laissaient pas et je ne savais pas. Pourtant, je suis kurde moi aussi. J'ai caché mon identité parce-que les gens ne comprenaient pas. Tout a changé quand je suis arrivé à Istanbul pour mes études, je peux parler haut et fort. Tout a changé pour moi avec Gezi. J'ai rejoins des copains là-bas le premier soir, il n'y avait pas de policiers, c'était incroyable. Les gens étaient heureux et tout le monde était ensemble. Le lendemain matin, j'ai vu les informations et j'étais abasourdi. Je n'ai pas compris, personne n'était dangereux, on était juste en train de partager un moment, et la police a attaqué sans prévenir. J'y suis retourné dans l'après-midi et il y avait des parlementaires qui ont essayé de parler avec les gens sur place, mais la police nous a attaqué encore et encore. Tout le monde portait un masque à gaz, essayait de courir, c'était ma première expérience avec les gaz lacrymogènes, je ne savais pas à quoi m'attendre ! et c'est là que tout a commencé pour nous. Aujourd'hui rien n'a changé, à chaque événement un peu important on croise les forces de l'ordre, des milliers dans tous les quartiers. Pourquoi ? Tout ce qu'on voulait, c'était danser à Taksim pour nos droits, est-ce qu'on est pas au moins libres de faire ça ?".
Aucun parti ou formation politique issu de l'opposition n'a revendiqué les manifestations, mais tous soutenu leur cause et les ont enjoint à ne pas s'agenouiller devant les gaz lacrymogènes, les balles, l'eau des canons.
Parmi eux, le HDP, qui inscrira son avenir dans la suite de ce "printemps arabe Turc". Se voulant représentatif de toutes les populations, l'enfant démocratique va voir dans ce ras-le-bol général l'ouverture sur un combat qui pourra se jouer sur la scène politique. Nous sommes à un an des prochaines élections présidentielles.

Du PKK...

Cependant, une ombre plane sur le parti et sa tendance anticapitaliste. Résultant partiellement de formations politiques indépendantistes kurdes, le HDP soulève des questions parmi les citoyens turcs. La "question kurde" ne date pas d'hier et malgré un cessez-le-feu bilatéral instauré en mars 2013 entre le gouvernement et le PKK, les tensions entre les habitants des territoires turcs ne sont pas réellement apaisées. Plus de 30 années de guerre civile ne s'effacent pas d'un coup de lettre magique et d'aucuns ne se retrouvent pas plus dans la culture et la politique turque où d'autres ne reconnaissent pas ceux avec qui ils partagent une terre comme les leurs.

Le PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan, est reconnu tant à l'échelle nationale qu'internationale comme organisation terroriste. À sa formation en 1978, cette organisation armée se revendique de l'héritage marxiste-léniniste. Le combat qu'ils mènent contre l'armée turque est celui de la reconnaissance du peuple kurde en Turquie et de l'indépendance du Kurdistan turc. Ils ont également mené une opération conjointe avec l'ASALA, l'Armée secrète de libération de l'Arménie, contre le consulat de Turquie à Strasbourg en 1980. Les deux groupes s'alignent sur des revendications d'indépendance et l'ASALA demande entre autres la reconnaissance du génocide arménien par l'État Turc. Dans un pays très affecté par sa position stratégique dans le système géopolitique mondial, le mouvement a pris de l'ampleur dès le début de la Guerre du Golfe de 1991 et aurait conduit 14 attentats suicides entre 1996 et 1999. Plus récemment, ils se sont orientés sur le confédéralisme démocratique d'Abdullah Öcalan, fondateur et chef du PKK, considéré à ce titre comme un terroriste. Il sera par ailleurs jugé comme tel à sa capture en 1999. Il écume aujourd'hui les murs de sa prison sur l'île d'Imrali, purgeant une peine à perpétuité.

En 2012 une grève de la faim menée par des militants kurdes avait largement retentit, notamment en France où à Bordeaux comme à Strasbourg des jeunes issus de la diaspora kurde avaient suivi le mouvement protestataire. Supportant la protestation générale et silencieuse de 654 prisonniers kurdes, Selahattin Demirtaş parle en faveur de la cause dans la ville de Kızıltepe, dans le Sud-Est du pays. À l'époque codirigeant du Parti de la Paix et de la Démocratie, la très discutée tête d'affiche actuelle du HDP avait provoqué un tollé en annonçant à cette occasion que si le pays érigeait comme convenu une statue de Kenan Evren, pourquoi ne pourraient-ils pas, kurdes, ériger celle d'Abdullah Öcalan ? Kenan Evren, l'un des instigateurs du coup d'état de 1980, Président de la République de Turquie jusqu'en 1989 et connu comme l' "assassin des kurdes", était à l'époque en instance de jugement pour crimes contre l'État. Le procès avait été retardé grâce à son immunité judiciaire dont il bénéficiera jusqu'en 2010 en tant qu'ancien militaire. La levée de son immunité avait été rendue possible à la suite d'une décision constitutionnelle emmenée par l'alors Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, ce qui prévaudra dans les résultats électoraux de l'AKP qui profite d'un support important au sein des communautés kurdes jusqu'en 2015.

Bien que le HDP chante haut et fort son intention de faire du combat politique le seul qui prévale, c'est entre autres lors du deuxième Congrès exceptionnel tenu par le parti en juin 2014 que les tensions se sont réactualisées, certains participants arborant fièrement des tenues de guérillas du PKK et brandissant des drapeaux représentant celui qu'ils considèrent toujours comme leur leader.

Celui qui est dorénavant scruté pour être à la tête d'un parti devenu l'un des piliers politiques de la Turquie en seulement 3 ans commet-il des fautes professionnelles graves en liant explicitement son statut et celui de son parti à la lutte armée kurde ? Aujourd'hui encore, l'écho de cette statue résonne dans les conversations et les soupçons d'une liaison dangereuse entre le HDP et son alter ego armé le PKK. Là où certains nous disent que le HDP n'est qu'une façade qui engendrerait une prise de pouvoir des plus malignes de kurdes assassins, d'autres pensent au contraire que c'est le bon chemin à suivre, que les armes n'ont plus leur place et que, si le HDP se cache sous quelques mensonges par omission, ça ne pourra qu'être pour le mieux.

...aux élections législatives

Envolées enragées et engagées ou continuité dissimulée par la légalité du combat, le HDP rassemble en tout cas et annonce un passage du barrage des 10% pour les élections législatives le 7 juin 2015.

Le programme du parti se déploie autour de la lutte contre les discriminations et d'une approche démocratique et pacifique des conflits actuels, avec notamment un fervent refus de l'ouverture des bases de l'OTAN en Turquie pour faciliter les frappes menées par la coalition arabo-occidentale de la coalition contre Daech en Syrie et en Irak.
Le parti fait également l'unanimité avec une proposition de salaire minimum qui s'élèverait à 1,800 tl, c'est-à-dire aux alentours de 600€. Aujourd'hui, il s'élève à la très modique somme de 900 tl (soit environ 300€), ce qui est loin de correspondre à l'envolée des prix de l'immobilier notamment dans les quartiers populaires d'Istanbul qui subissent aujourd'hui un immense processus de gentrification avec la rénovation du centre historique de la ville.
Toujours fidèle aux valeurs qu'il défend, ce sont 268 femmes au total qui se présentent aux élections législatives sous la bannière du HDP, soit davantage que les trois autres partis majeurs réunis.

Dernier point mais pas des moindres, le HDP revient sur les fréquentes motions de censure et tient son engagement démocratique en proposant une réforme des médias qu'il juge "conservateurs", et propose d'abolir dans sa totalité toute possibilité de censure via le web. Ce point en particulier se pose dans la poursuite du mouvement de protestation de 2013, lors duquel de nombreux sites internet tels que les réseaux sociaux Twitter, Facebook et YouTube avaient été totalement interdits d'accès par décision du gouvernement. Ce phénomène s'est vu répété à chaque intervention citoyenne anti-gouvernementale ou lors d'événements qui auraient pu porter préjudice au pouvoir. 

Le HDP, s'il ne rassemble pas toute la population dans son combat parfois jugé trop progressiste, irréalisable ou mensonger, attire l'attention. Ergin A. nous dira qu' "ils ont des belles idées. Même si je ne voterai pas pour eux, je pense qu'ils devraient accéder au Parlement, prouver ce dont ils sont capables dans un premier temps et surtout faire entendre leur voix comme les autres". Il est étudiant en droit à Istanbul, où il a déménagé il y 5 ans depuis la capitale Ankara. Il votera pour le Parti Républicain du Peuple car "ils représentent mes idées et idéologies : le sécularisme et un état social". Malgré tout, il a peur que le HDP ne passe pas la barre des 10% et que la coalition se fasse entre le CHP et le MHP : "les kurdes descendront dans la rue, j'en suis sûr, ils pensent que le mouvement kurde que propose le HDP est le bon et le seul. J'espère juste qu'ils pourront comprendre si cela arrive que nous partageons cette terre, je ne suis pas en faveur de l'indépendance. J'espère qu'un jour on réussira à tous s'entendre, mais il ne faut pas annihiler les tensions et ce n'est pas la solution de ne pas voir la Turquie comme une seule terre". 

Il n'est pas le seul à penser que le Parti Démocratique des Peuples, même si son combat est juste, n'est pour certains qu'une façon de profiter du système politique pour accéder à l'indépendance du kurdistan, cheval de bataille du PKK et de nombreux autres partis à majorité kurde depuis la naissance de la Turquie. Recep A., lui, vit à Istanbul mais il vient de Batman, une ville située dans la région du Kurdistan turc. Il votera pour le HDP "pour soutenir le combat politique, qui est pacifique", mais il "ne croît pas que ce soit la meilleure façon pour arriver à être reconnus et accéder aux mêmes droits. Je ne suis pas turc, je suis kurde, et même si je veux que le pays vive en paix j'aimerais simplement qu'on me reconnaisse en tant que tel. Je veux que mes frères et ma famille soient tranquilles. Je n'ai jamais cru en la politique et je pense que dans le fond ce n'est qu'un moyen de faire passer le message sur une autre scène. Ce qu'il faudrait, c'est que les kurdes comprennent qu'il faut vivre en paix, mais bien sûr si on ne les laisse pas en paix ils ne doivent pas se laisser faire. J'espère qu'un jour ils comprendront aussi que le meilleur moyen de faire passer un message c'est de laisser une trace, l'art est un moyen de communication qui a toujours existé et les kurdes sont trop occupés à se battre pour l'indépendance pour réellement créer une culture kurde". 

La Turquie qui vit au rythme des élections depuis quelques semaines retient son souffle. 
Les yeux rivés sur leurs téléviseurs, les citoyens attendent le décachetage des bulletins de vote.

Dimanche 7 juin 2015, les citoyens turcs se rendent aux urnes. Après des semaines de meetings, de reportages et d'émissions télévisées, le moment est venu pour la population turque d'élire ses représentants à la Grande Assemblée Nationale.

Au petit matin, les derniers fêtards en croisade se retrouvent nez-à-nez avec les services municipaux décrochant les banderoles aux couleurs défraîchies des partis principaux flottant dans les rues. Les kiosques où les encartés distribuaient les programmes de leurs partis aux passants sont démontés. C'est la première fois en plusieurs semaines qu'Istanbul ne se réveille pas au son distordu des enceintes montées sur les bus de campagne qui sillonnaient les boulevards. On aura beau zapper, toutes les chaînes télévisées captent l'atmosphère électrique en cette journée d'élections. Presque un an après les présidentielles, les enjeux des législatives se font ressentir jusque dans le fond des sempiternels verres de çay. Le président Recep Tayyip Erdoğan, malgré l'interdiction de faire campagne que lui incombe son statut, a sillonné la Turquie en long en large et en travers. Invoquant sous sa moustache le soutien du peuple et de son dieu, il entretient l'espoir d'obtenir avec son parti AKP une majorité absolue à l'Assemblée pour ainsi modifier sans obstacle la Constitution et faire de la présidence le tenant de l'exécutif.

La journée ne se déroule pas sans encombres. Galvanisés par des mois d'attente et de tensions, les supporters de divers partis attaquent les électeurs dans de nombreux bureaux de vote d'Anatolie. Dans la province de Şanlıurfa notamment, dans le sud-est du pays, des témoins rapportent en milieu de journée que certains en seraient venus aux mains et aux couteaux pour pousser des citoyens à voter en faveur de leur parti de prédilection. Des voitures sans plaque d'immatriculation sont également aperçues rôdant auprès des bureaux tout au long de la journée. On assiste, impuissants derrière nos écrans, au spectacle des élections.

Les premiers bulletins sont décachetés aux alentours de 19 heures. On se réunit dans les rues, autour des postes de télévision dans le café du quartier, entre amis en sirotant un thé. Province par province, les bureaux ferment et la Grande Assemblée Nationale commence à découvrir ses couleurs. L'AKP se positionne rapidement à la tête des suffrages, talonné comme à son habitude par le CHP, lui-même suivi de plus ou moins loin par le MHP, selon les provinces dont les votes sont comptabilisés. La surprise, qui semble à s'y méprendre avec la fête d'anniversaire que votre cousine organise depuis des semaines mais que le collègue un peu lourd vous a dévoilé une heure avant, c'est la barre violette représentant le score du HDP qui monte, monte, et franchit enfin le barrage des 10% nécessaire à l'entrée dans le Parlement. En tendant l'oreille, on peut entendre depuis le fond de notre canapé le soupir de soulagement que pousse une partie de la Turquie.

À la fin de la soirée, l'AKP devance les autres partis avec 40,9% des voix, ne leur permettant d'asseoir que 258 députés dans l'hémicycle. Loin d'avoir tenu leur pari et raflé les 367 sièges requis pour prétendre à la majorité absolue, c'est notamment le fait de l'entrée du HDP dans la cour des grands avec 80 députés qui redistribue le camembert. À Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc et siège du Parti Démocratique des Peuples, on assiste à deux jours de liesse : les habitants sont dans la rue et rient à gorge déployée face à celui qu'ils ont fait chuter de son trône. Ce dernier, à son habitude présent sur tous les fronts, ne réapparaîtra publiquement que deux jours plus tard. Pendant son absence avidement critiquée sur les réseaux sociaux, les internautes mettent en route un chronomètre qui signifie en direct et jusqu'aux secondes qui s'écoulent le silence radio du chef du pays et les médias se demandent où il aurait bien pu se réfugier.

Quant au CHP et au MHP, ayant respectivement obtenu 132 et 80 sièges, ils saluent publiquement les citoyens qui les ont soutenu. Ils se targuent dans leur modestie habituelle d'avoir réussi à empêcher un putsch légitime du Président, mais ne reconnaissent pour autant pas la victoire du HDP. Ces différents politiques sur plus d'un plan bloqueront par ailleurs la possibilité d'une coalition, ces deux partis ne voulant s'affilier ni avec le HDP dont les votes sont nécessaires à la formation du nouveau gouvernement; ni avec l'AKP qu'ils tentent de faire reculer coûte que coûte.