Madrid : à la découverte de nouvelles formes de fabrique de la ville


Par Alice-Anne Jeandel

L'OPC a arpenté avec le Cycle national 2018 un territoire qu'il n'avait encore jamais exploré : Madrid

La formation Cycle national "Inventer les territoires culturels de demain" met en débat sur 4 semaines les enjeux de transformation auxquels les professionnel-le-s du secteur culturel sont confronté-e-s : recompositions territoriales et nouveaux modèles de coopération, transition numérique, cultures expressives et participatives, reconnaissance des droits culturels, recherche de nouveaux modèles économiques, évolution des formes du travail etc. 

Une nouvelle session a été imaginée à Madrid qui a subi de plein fouet la crise financière de 2008 et où se sont développées des formes émergentes de réorganisation sociale et culturelle. Élaborée avec Raphaël Besson (Villes Innovations) et Sarah Marcelly Fernandez, la session a permis d'observer des changements à l'œuvre dans la fabrique culturelle de la ville, à des endroits certes en marge mais significatifs des transformations sociétales liées notamment aux cultures numériques.  

Focus sur quelques point forts de la semaine...

Les "laboratoires citoyens" : espaces de vie/ville solidaires et participatifs autour de communs urbains

Madrid a connu dans les années 1990 une très forte croissance économique, se développant sur un modèle urbain néolibéral et standardisé. En 2008 la crise bancaire et financière a frappé durement l'Espagne et les coupes budgétaires publiques ont eu de lourdes répercussions sur une population de plus en plus précarisée. À Madrid de nombreux grands projets immobiliers (centres commerciaux, culturels...) ont été stoppés du jour au lendemain, laissant la place à des espaces publics vacants de grande envergure. Parallèlement se sont créés dans la capitale des collectifs dénonçant les inégalités économiques et sociales et le déficit de démocratie : c'est entre autres le mouvement des Indignados.

De ce contexte ont émergé de nombreuses initiatives citoyennes collectives, répondant souvent à une solidarité d'urgence, et dont certaines ont perduré : ces espaces publics laissés en friche ont été réinvestis par des habitants, des ingénieurs, des urbanistes, des artistes, des éducateurs... dans l'objectif de se réapproprier des espaces de vie/ville pour y développer des projets de quartier répondant à des besoins concrets, et sur des problématiques diverses : culture, production artistique, agriculture urbaine, centre de santé, aire de jeux, terrains de sport, espaces éducatifs, d'échanges de savoir-faire, de pratiques etc.

Ces collectifs ont forgé des outils théoriques et méthodologiques pour organiser leur fonctionnement et leur mode de gouvernance. Les laboratoires citoyens sont traversés par les principes de l'économie collaborative, du numérique, des cultures participatives, de l'écologie urbaine et de l'urbanisme social.

Aujourd'hui Madrid compte une trentaine de laboratoires citoyens

Les principales caractéristiques que nous avons pu observer : 

Dans ce jardin, on ne cultive pas des laitues, mais des relations interpersonnelles", habitante du quartier Tetuan

Des agences d'architectes-urbanistes qui placent au cœur de leur projet la gestion collaborative et la participation citoyenne

Ces laboratoires citoyens ne sont pas nés à Madrid par hasard. Il y existe un terreau intellectuel favorable à des expérimentations de ce type. De nombreuses agences d'architectes-urbanistes, créées dans la capitale espagnole et qui travaillent aujourd'hui à l'international, développent une autre façon de penser et fabriquer la ville, loin des approches standards de la planification urbaine : design des usages, participation des habitants, urbanisme opensource, méthodologie agile, processus d'écoute active, importance du protocole participatif sans préjuger du résultat etc. 


Il s'agit pour eux de créer des contextes, en fonction de chaque territoire, pour que les idées et les productions émergent à partir des communautés locales et de personnes extérieures qui enrichissent les points de vue, amènent de la contradiction, facilitent la production de contenus. C'est le cas des agences Basurama, Ecosistema urbano, Improvistos ou Paisaje Transversal.

"Innover ce n'est pas forcément balayer l'existant, mais rompre avec la "bulle locale", des façons de penser fermées", Jorge Toledo, Ecosistema urbano
"[Pour ces collectifs], l'enjeu des villes de demain réside moins dans l'édification d'infrastructures majeures, que dans la mise en œuvre de processus de fabrication ouverts et aptes à créer du lien social et des communautés." Raphaël Besson

Vers une évolution des politiques publiques ?

Déjà depuis le début des années 2000, la Municipalité de Madrid avait financé la création de nouvelles institutions culturelles, s'inscrivant moins dans la présentation d'œuvres que la production d’un art collaboratif, en lien avec le numérique, l’économie, les savoirs, et plus ouvert aux habitants. C'est le cas par exemple de la Casa Encendida, centre social, culturel et numérique ; de l'espace pluridisciplinaire dédié à l'art collaboratif Matadero ; ou encore du Medialab Prado, référence européenne sur les cultures numériques.

"Madrid semble préfigurer un certain nombre de transitions en termes de politiques publiques, même si c'est encore au stade de l'expérimentation." Raphaël Besson

Il semblerait par ailleurs que la Ville de Madrid observe les initiatives de laboratoires citoyens avec intérêt et soit en train de penser une politique en lien avec eux, notamment via des équipements existants comme le Medialab Prado. Si elle ne subventionne aucune initiative émanant des laboratoires, la Municipalité a signé des conventions d'occupation avec les collectifs, rendant légale l'occupation des terrains. On pourrait déplorer une certaine passivité et un désengagement des pouvoirs publics se déchargeant d'une partie de ses missions de service public sur la société civile. Mais d'un autre côté, une institutionalisation ne serait-elle pas antinomique avec le principe même de ces initiatives ? Par ailleurs, via certains de ses équipements culturels, la Ville peut jouer un rôle d'accompagnateur, proposer des plateformes de mise en réseau pour faciliter les échanges entre laboratoires ou développer des appels d'offre en lien avec ces initiatives. Le Medialab Prado joue aujourd'hui ce rôle. L'institution s'est transformée pour devenir elle aussi un "laboratoire citoyen de production, de recherche et de diffusion des cultures numériques". Son directeur, Marcos Garcia, la définit comme un "incubateur de communautés qui permet de connecter des personnes, des institutions, des disciplines et des univers très différents autour de projets communs et d'apprentissage mutuel."

À Madrid nous avons rencontré une société civile très engagée, revendiquant une participation active dans l'élaboration des politiques publiques et la production de communs. Dans ce cadre, les artistes sont des acteurs parmi d'autres dans la production de la politique culturelle et la fabrique culturelle de la ville. Par ailleurs ces transformations impliquent pour les pouvoirs publics de repenser les modèles et les pratiques sur le plan de la gouvernance et de l'organisation du travail (rompre avec les "silos").

"L'institution publique n'est pas là pour produire du chorizo à la chaîne [= programmation tout faite] mais pour écouter les territoires et être des co-producteurs et des facilitateurs", Juan Lopez Aranguren, Intermediae-Matadero