Des lycéens de Rouen
dans l'enfer d'Auschwitz :
« Vous êtes les porteurs
de cette mémoire »

Ils ont marché vers le pire. 
Mercredi 24 janvier 2018, 
150 lycéens de Normandie 
sont allés en Pologne, 
sur les traces de la Shoah.

La neige rappelle la rudesse des hivers polonais. Mercredi 24 janvier 2018, les lycéens de six établissements de Normandie ont foulé le sol du pire camp de la mort nazi : Auschwitz-Birkenau (Pologne). Une plongée dans l'enfer que fût cette zone marécageuse pour le million et demi de déportés qui y ont été assassinés. 

Sur les 76 000 Juifs français déportés, 62 000 sont morts ici. « Vous avez passé plus de temps vivants ici que la plupart des Juifs français. » La phrase assénée par Pascale Morel à 13h15 terrasse plusieurs élèves du lycée Pierre-Corneille, de Rouen (Seine-Maritime). Deux élèves craquent sous le poids de ces mots.

Les 25 lycéens de terminale L ont passé la porte de Birkenau vers 10h30. Le groupe a ses bottes plantées dans la fine couche de neige qui recouvre les abords de ce qui fut une chambre à gaz. Professeure d'histoire et guide de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, Pascale Morel ne ménage pas ses ouailles : 

 Ici, c'est le taylorisme appliqué
à la destruction d'un peuple.
C'est un processus industriel.

Les élèves écoutent silencieusement la leçon. Tous connaissent cette histoire par cœur, « mais ne se rendaient pas compte ». Guillaume, un des élèves, le résume sur la ligne droite séparant le secteur des baraquements de celui des chambres à gaz : « Il y a quelque chose de concret, mais c'est tellement abstrait. »

« Un million de gens, on ne se l'imagine pas »

Abstrait et indicible, parce que du pire crime commis par l'homme ne subsistent que des ruines, des tas de briques et des chiffres affolants. « Un million de gens, ça ne parle pas, on ne se l'imagine pas. » L'incompréhension exprimée par Guillaume est ressentie de la même façon par la plupart de ses camarades. 

D'où l'importance de « voir » pour accrocher les cours d'histoire à la réalité. Instituée en 2010, cette expédition annuelle est financée à 80 % par la Région Normandie*. Avec les lycéens de Rouen, cinq classes de Coutances (Manche), Vire et Trouville (Calvados) ainsi qu'Évreux (Eure) font le déplacement.

Les 150 lycéens « ont suivi le même chemin » que les déportés. De la Judenrampe où arrivaient les convois, jusqu'aux chambres à gaz où mouraient les « inaptes sélectionnés », puis à travers les baraquements d'Auschwitz, devenus musée. 

« Respirez, vous sentez ? C'est agréable, ou non ? »

À une dizaine de mètres de la voie ferrée la plus célèbre au monde, Renata montre aux lycéens le wagon qui trône près des barbelés. La guide polonaise narre « les gens compressés », les rainures de bois « souillées des excréments que les déportés essayaient de faire passer à travers ».

Ses explications sont perturbées par un long sifflement. C'est celui d'un train de marchandises entrant en gare d'Oswieçim, le nom polonais de la ville. La vie a repris, ici, depuis la libération du camp par les Soviétiques le 27 janvier 1945. Le soixante-treizième anniversaire de cette délivrance est commémoré samedi.

Les préparatifs sont en cours autour du mémorial international. Au sol, 21 dalles de métal énoncent la même mise en garde, dans autant de langues : « Que ce lieu (...) soit à jamais pour l'humanité un cri de désespoir et un avertissement. »

Pour aider ses jeunes auditeurs à imaginer la vie du camp et donc à saisir son récit, Pascale Morel fait appel à leurs sens : « Respirez, vous sentez ? C'est agréable ou non ? » L'air froid et sec de ce mois de janvier est plaisant. Aucune odeur ne se dégage. « Quand vous sortez de plusieurs jours enfermés, c'est un soulagement. »

Invitée à le faire par Pascale, Manon prend une grande inspiration. Encore plus sérieusement que ses studieux camarades, elle écoute. Toujours collée aux deux guides, elle regarde partout, le visage fermé. Elle confie : « Je suis un peu spéciale, je n'ai pas l'habitude d'en parler mais... l'occasion s'y prête. »

* La participation des journalistes à ce voyage a été financée par la Région Normandie. Le coût total du voyage est de 74 500 euros, dont 17 000 euros à la charge de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et 3 500 euros financés par les élèves, qui ont payé 25 euros chacun.

« Tant qu'on se souvient 

du nom, chez les Juifs,

vous êtes vivant »

Manon est « en mission » pour sa grand-mère, Denise. Cachée pendant la Seconde Guerre mondiale, elle n'a pas été déportée. Mais « une partie de sa famille est partie à Auschwitz et n'est jamais revenue », raconte Manon. Denise fêtait son anniversaire, mercredi 24 janvier 2018. (© SL / NA)

Manon a glissé dans la poche de sa parka rouge une pierre du Néguev. « Elle vient de la terre d'Israël », explique la lycéenne de 17 ans. Sa grand-mère Denise, lui a confié ce caillou rosé pour qu'elle le dépose à Birkenau. « C'est très symbolique pour elle », livre Manon, qui se considère « un peu en mission ». 

Denise n'a pas été déportée, « mais cachée » pendant la Seconde Guerre mondiale. Le reste de sa famille n'a pas eu cette chance : « Ils sont partis à Auschwitz et ne sont jamais revenus. » Manon s'avance d'un pas décidé vers quatre stèles ancrées dans la neige du sous-bois qui sépare les baraques des chambres à gaz. 

Derrière elle, le groupe la regarde marcher - « la marche des vivants », dit Manon - vers ces pierres. Elles sont la seule mémoire des victimes des camps, incinérées après avoir été assassinées. Au-delà des stèles, un étang a gelé. « Ils jetaient les cendres dedans », vient d'expliquer Renata. « Elles sont toujours au fond de l'eau. »

« La pierre que tu as amenée à l'humanité »

Juste après l'hommage rendu par Manon, Renata interroge Pascale : « Je n'ai jamais compris, pour les cailloux sur les tombes. » Le micro dans lequel elle donne au groupe ses explications n'est pas coupé. Nous entendons la réponse de la guide du Mémorial de la Shoah : 

Chez les Juifs, le caillou représente
« la pierre que tu as amenée à l'humanité ».

Ces petits gestes solitaires permettent de redonner aux victimes leur part d'humain. À l'arrivée, les déportés étaient dépossédés de leurs effets personnels et de leurs noms. Sur leur peau, était gravé un numéro. La pratique du tatouage n'a eu cours qu'à Auschwitz. « Pour les nazis, le Juif est un produit », pose Pascale.

Pour les évoquer, les documents officiels nazis parlent de « pièces ».

La déshumanisation a commencé avec l'avènement de la « solution finale », édictée en 1942 à la Conférence de Wannsee, en Allemagne. Tout le travail fourni depuis 73 ans par les historiens de la mémoire tend vers un but : redonner aux victimes leur humanité, avec des noms, des visages. Bref, des histoires.

Pascale Morel rappelle au groupe que « tant qu'on se souvient du nom, chez les Juifs, vous êtes vivant, il n'y a pas d'immortalité ». 

Les rescapés d'Auschwitz,
« l'exception dans l'exception »

Pascale Morel guide les jeunes de Rouen dans les artères du principal site d'Auschwitz : « Un génocide réussi est un génocide qui ne laisse pas de trace, où l'on élimine un peuple et son souvenir. » (© SL / NA)

Les vivants sont aussi les rescapés de la Shoah. Ginette Kolinka devait être du voyage d'études. Rescapée d'Auschwitz, elle parcourt les établissements scolaires de France depuis 2000, pour transmettre sa mémoire. Les déportés ayant survécu aux camps de la mort nazis sont « l'exception dans l'exception », insiste Pascale Morel. 

Ils ont survécu à la rafle, au trajet, à la sélection, au camp, puis ont pour beaucoup mis du temps à délivrer leur parole. « Ils n'ont pas survécu pour parler, mais pour vivre », essentialise la guide. À 92 ans, Ginette Kolinka a raconté son histoire aux 150 lycéens en décembre 2017 au Mémorial de Caen

Six projets mémoriels à travers la Normandie

Celle qui aime à scander « jamais la haine » a survécu, comme Denise Holstein. La jeune femme avait 15 ans, en janvier 1943, quand elle a été raflée à Rouen. « C'était une élève du lycée Corneille », situe Nicolas Demonfort. Avec Bruno Bertheuil et Marianne Hubac, le professeur d'histoire accompagne ses élèves. 

Denise Holstein est au cœur du projet mené depuis décembre 2017, par les 25 élèves. Afin d'être des classes sélectionnées pour le voyage vers la Pologne, 27 classes de Normandie ont présenté un projet. Un jury a choisi les six meilleurs. 

Les cinq autres projets, qui seront présentés le 30 mai 2018, au Mémorial de Caen, concernent les déportés de l'Eure, le préventorium d'Écouis, les déportés de Vire, les familles juives de Deauville et l'itinéraire d'une famille en photos.

Denise Holstein, le passé raconté au présent

En plus, figurera le film sur lequel travaille la classe de terminale L, pourvue d'une option cinéma. Professeur de cette spécialité, Bruno Bertheuil raconte « le travail en interaction » effectué en histoire, philosophie et cinéma. Le film, qui sera clos par des images d'Auschwitz, commencera dans sa ville natale : 

Nous allons raconter son histoire passée avec
des images du présent, sous forme de lettre.

L'histoire de Denise Holstein, « c'est la petite qui raconte la grande », aime dire le trio d'enseignants. Les superlatifs ont fusé, mercredi, pour tenter de quantifier le massacre perpétré à Auschwitz : « énorme », « hallucinant », « délirant ».

« Immense » est peut-être celui qui convient le mieux. « Ici, vous avez Rouen », avait tenté Pascale Morel pour que les lycéens s'identifient à la masse des victimes recensées pour un seul bâtiment de Birkenau. La surface ? « 350 terrains de foot. »

 « En fait, la salle de torture, c'était le camp »

Ce gigantisme a perturbé tous les élèves. « C'est tellement gros qu'on a du mal à l'assimiler », réfléchit Charles. Il questionne : « On nous parle des baraques, des chambres à gaz... Mais il y avait bien des salles de torture ? » Il réfléchit encore, avant de percuter : « En fait, la salle de torture, c'était le camp. »

Tous ont cogité, se sont mis en perspective face au lieu. « On imagine une masse de personnes individuelles, mais c'est une masse sans forme, chacun combattait pour soi », philosophe Baptiste. Il a parcouru Birkenau, caméra à la main, pour filmer « des images de constat ». Ce qui l'a marqué ? « Le rien. »

Ce sentiment de vide intégral exprimé par tous à Birkenau, Olivier Lalieu le connaît. Il est responsable des lieux de mémoire et des projets externes au Mémorial de la Shoah, depuis quinze ans. « Attendez de voir le musée », dit-il calmement. Dès le décollage de l'avion, à Deauville, il a préparé les esprits : 

Tout le travail que vous avez fait va être nécessaire
pour comprendre l'enjeu de ce qui s'est joué ici.

Baptiste détaille « le rien » qui l'a frappé. C'est celui « qu'on comprend quand on comprend l'histoire, parce qu'on n'a pas les armes pour imaginer ». 

Les armes sont fourbies par les enseignants, sollicités tout au long de la visite. Une fois Birkenau quitté, les cars ont pris la direction du camp principal d'Auschwitz. En passant par dessus un bras de la Vistule, ils ont longé Bobrek, « le camp où Simone Veil a travaillé ». Et duquel elle est sortie vivante. 

La mort des derniers survivants, « une fatalité »

Elle a croisé la route de Ginette Kolinka, à qui elle a offert une robe pendant son internement. Les déportés dont le nom ne figure pas dans la liste des six millions de Juifs, tziganes, résistants, communistes, homosexuels ou malades mentaux victimes des camps nazis, sont vieillissants. Simone Veil est décédée en juin.

La mort inéluctable des derniers survivants du génocide organisé par le IIIe Reich est vécue comme « une fatalité » par Olivier Lalieu, « parce que les derniers témoins directs vont partir ». 

Le Mémorial de la Shoah, issu d'une association fondée dès 1943, travaille à recueillir le maximum de documents relatifs aux déportés. « Nous en avons 45 millions », compte-t-il. « Nous avons entre un quart et un tiers des visages des déportés », dit l'historien, espérant compléter ce trombinoscope.

Pour faire vivre ces données précieuses, les visites des lieux comme le complexe constellaire de 47 camps d'Auschwitz-Birkenau sont primordiales. La Région Normandie fait figure d'exemple à ce sujet, se félicite Olivier Lalieu :

Sa particularité, c'est d'accompagner culturellement
et artistiquement ces visites de projets, dans la durée. 

Le temps long dans lequel la Normandie s'est investie est aussi celui visé par les accompagnateurs des 150 lycéens. « Nous sommes à votre service pour que ce que vous voyez vous serve demain, dans vos projets et dans vos vies de citoyens. »

En somme, leur a-t-on dit, « vous devez vous souvenir ».

« On a tous notre Auschwitz,
notre représentation »

Devenu un haut lieu touristique, Auschwitz-Birkenau est le symbole du pire. Chaque visiteur doit faire un effort personnel pour se représenter ce qu'a vraiment pu être ce lieu. (© SL / NA)

Leur devoir de mémoire, les lycéens l'ont intégré. « Bien sûr, qu'il faut tout faire pour que ça ne se reproduise pas », opinent-ils tous en acceptant « la mission » qui leur est confiée. Ils ont été abasourdis par les allées de vitrines, dans les anciens blocs, qu'ils ont parcourues têtes baissées.

« Nous ne sommes pas éternels »

Dans l'une, « 47 000 paires de chaussures ». Dans la suivante, des milliers de valises en cuir. Dans une dernière, « deux tonnes de cheveux », montre Renata, soit 140 000 personnes. Un kilo de cheveux se vendait pour cinquante centimes. Sur chaque crâne, les nazis prélevaient « entre 40 et 50 grammes de cheveux ». 

Ce sont « les seuls restes humains que vous aurez vu aujourd'hui », prévient Pascale Morel. Et un jour, ils s'autodétruiront. « Nous ne sommes pas éternels », lance la guide aux 25 élèves. « Vous êtes les porteurs de cette mémoire, dont vous mesurez la réalité aujourd'hui. »

Si « la parole des témoins est irremplaçable » selon Pascale, leurs mots « doivent vivre », appuie un lycéen. Être tributaire de cet héritage, « ça met la pression », craint Angèle. « On nous l'a répété toute la journée, mais c'est normal », livre la jeune femme une fois revenue à l'aéroport de Cracovie. 

« Le moment de leur dire qu'ils doivent profiter »

L'expédition s'est faite en un jour. L'attente de l'avion est l'occasion de faire le point sur la journée « dense, parfois éprouvante, toujours intéressante... et fructueuse », analyse Nicolas Demonfort. Le professeur, déjà venu une fois avec des historiens, a été « surpris » par l'émotion de ses élèves. « Les voir émus m'a ému. »

Faisant le parallèle avec la vie de Denise Holstein, leur enseignant estime que cette journée est aussi « le moment de dire à nos élèves qu'ils doivent profiter de leurs vies parce que celle de Denise a basculé dans l'enfer à 16 ans ». 

Et ils en ont pris conscience, comme Baptiste : « On ne peut l'imaginer, mais on peut le figurer, à notre manière. On a tous notre Auschwitz, notre représentation. Chacun doit livrer quelque chose de ce qu'il voit ici, avec son langage. »

Simon Louvet pour Normandie-actu.

« Nous avons une mission »

À Marie-Hélène Caillet, au nom de ceux qui vivent dans nos mémoires. (© Simon Louvet / NA)